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Full text of "Revue des deux mondes"

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IITTéRATURB    FRAffCAÎSE     ET    ÉTHANGÈRB 
HliTOlnSf    POLlTtqUKp    l'UlLOSOPHlE,    VOYAGES,    SCtBftCEâ,    BEAUX-ARTS 


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vit:   — 


LIVRAISON   DU   i-'   MARS   1905 

CEÎfDRES,  DEaiîlsHiî  PARirs,  par  M'»»  iârazla  lleleflda« 

AU  TEMPS  PASSÉ,  par  M,  Alfretl  llêielèreii,  de  l' Aca- 
démie française. 

A  TRAVERS  LA  ROUMANfE,  —  lî,  JUIFS  ET  PAYSANS, 
par  IIp  Anilré  IlellesHorl. 

L'CELVBE  DE  SiiLNTE-BEUVË,  par  11.   Victor  «Irand. 

LE  PÉRIL  JAUNE  AU  XITI*  SIÈCLE,  par  II*  Bené  Pi  non. 

GEORGE  S  AND  ET  SA  FILLE,  D'APRÈS  LEUR  CORRESPON- 
DANCE INÉDITE,  —  IL  DU  MARIAGE  A  LA  MORT  DE 
JEANNE  CLÉSINGER  (1847-lSÎ^S),  par  ftl*  Kaiuuel  HoeUe- 
iiiave« 

REVUE    SCIENTIFIQUE,    —  AU   DELA   DU   MICROSCOPE,   par 


VIIL  -  CHRONIQUE    DE    LA    QUINZAINE,   HISTOIRE   POLITIQUE,    par 
11.  Franels  dtariiietit 

IX,     —  BULLETIN  BIBLIOGRAPHIQUE. 


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229 


LA  HEVUB  DES  DEUX  MONDES 

P1IBLl£HA     DANS     SKS     PROGflAlNES     LIVRAISONS 

I.'I§olèe,  par  M.  RENÉ  BAZIN,  de  rAcadi^mie  française.  —  Llnéocile,  pnr 
M.  EDOUARD  ROD.  —  Claire,  par  M,  le  vicomro  E,-M.  DE  VOGUE,  de 
TAcadt^mie  française,  —  Mon  oncle  FIo,  par  M.  ANDRÉ  THEUBIET,  de 
rAcadémk  firançaiae.  —  Monsieur  Chambalot,  par  M.  PAUL  ADAM.  — 
L©  Retour,  par  *L  PAUL  BtlURGET,  de  TAcadémie  française.  —  L.es  Déa- 
encbantées,  par  PIERRE  LOTI,  de  TÂcadëmie  française.  —  Le  prochain 
roman  de  M,  A,  FOGâZXARO. 


lauie  traduction  ou  reproduction  des  travaux  de  la 

REVUE  DES   DEUX   MONDES 

e$t  interdite  dam  ks  pufdicat'fouf  pérlùdl^ues  de  la  France  et  du  l'étranger 
y  eofupm  la  Surth,  la  Nûr^ège  et  lu  Hottandê* 


I 


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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


LXXV  ANNÉE.   —  CINQUIÈME  PÉRIODE 


TOME  VINGT-SIXIÈME 


PARIS 

BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RUE   DE    l'université,    15 

1905 


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CENDRES 


DBUXzAlCB   PABTZE(1) 


Un  matin  d'octobre,  il  se  leva  plus  tôt  que  d'habitude  ;  et  Zia 
Tatana  le  débarbouilla,  le  peigna,  lui  fit  endosser  son  petit  cos- 
tume neuf,  ce  costume  de  futaine  dur  comme  la  peau  du  diable. 

Déjà  son  père  était  à  table,  mangeant  des  entrailles  de  brebis 
grillées.  Lorsqu'il  aperçut  le  bambin  prêt  à  partir  pour  l'école, 
il  rit  de  plaisir,  et  lui  dit,  en  le  menaçant  du  doigt  : 

—  Surtout,  tâche  de  bien  travailler.  Sinon,  je  t'envoie  chez 
maître  Pane  faire  des  cercueils  pour  les  morts! 

Bustianeddu  vint  prendre  Anania  et  le  conduisit  à  l'école, 
non  sans  un  certain  air  de  protection  dédaigneuse.  La  matinée 
était  splendide  ;  dans  l'air  transparent  flottait  une  douce  odeur 
de  moût,  de  café,  de  marc  de  raisin  en  fermentation  ;  les  poules 
chantaient  au  milieu  de  la  rue;  les  paysans  se  rendaient  au  tra- 
vail avec  de  longs  chariots  couverts  de  pampres,  précédés  par 
les  chiens  allègres  et  frémissans. 

Ânania  se  sentait  heureux,  quoique  son  compagnon  parlât 
fort  mal  de  Técole  et  des  maîtres. 

—  Ton  maître,  à  toi,  disait  Bustianeddu,  ressemble  à  un 
coq,  avec  sa  calotte  rouge  et  sa  voix  enrouée.  J'ai  eu  à  le  sup- 
porter pendant  un  an.  Que  le  diable  lui  morde  le  talon! 


(i)  Voyex  la  Revue  du  15  février. 


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O  BHVl»  DBS  imUi  MONDES. 

L*école  était  à  l'autre  extrémité  de  Nuoro,  dans  un  ancien 
couvent  entouré  de  jardins  tristes.  La  classe  d'Anania,  située  au 
fez-de-chaussée,  donnait  sur  la  rue  solitaire;  une  poussière 
épaisse  en  recouvrait  les  murs  ;  la  chaire  du  maître  était  rongée 
en  plusieurs  endroits  par  les  souris;  des  taches  d'encre,  des 
entailles,  des  barbouillages,  des  noms  semblables  à  des  hiéro- 
glyphes décoraient  les  bancs. 

Anania  éprouva  une  désillusion  profonde  lorsqu'il  vit  entrer 
dans  la  classe,  au  lieu  du  maître  décrit  par  Buslianeddu,  une 
maîtresse  habillée  en  costume  sarde,  petite  et  pâle,  ayant  la 
lèvre  supérieure  estompée  de  légères  moustaches  noires,  pa- 
reilles à  celles  de  Zia  Tatana. 

Quarante  galopins,  presque  tous  morveux,  animaient  cette 
classe.  Anania  était  le  plus  grand  de  tous;  et,  peut-être  pour 
cette  raison,  la  petite  maîtresse  qui,  outre  ses  moustaches  noires, 
avait  de  terribles  yeux  noirs,  s'adressait  à  lui  de  préférence, 
rappelant  par  son  seul  nom  de  famille  et  lui  parlant  un  peu  en 
sarde  et  un  peu  en  italien. 

L'attention  obstinée  dont  il  était  l'objet  l'ennuya  beaucoup, 
mais  lui  profita.  Après  trois  heures  seulement  d'école,  il  savait 
lire  et  écrire  deux  voyelles.  Il  est  vrai  que  l'une  de  ces  voyeUes 
était  la  lettre  o. 

Vers  Mkze  heures,  pourtant,  il  était  déji  fatigué  de  l'école  et 
de  la  maltresse,  comme  aussi  de  son  vêtement  neuf  qui  le  gênait 
beaucoup;  et  il  pensait  à  la  maison,  à  la  cour,  au  sureau,  à  la 
corbeille  de  figues  d'Inde  où  il  avait  coutume  de  plonger  souvent 
ses  menottes  aguerries  contre  les  épines.  Il  se  mit  à  bâiller. 
L'heure  de  partir  n'arriverait  donc  jamais?  Beaucoup  de  sefi 
camarades  pleuraient,  et  la  maîtresse  s'époumonait  inutilement 
à  leur  prêcher  l'amour  de  l'étude  et  à  réclamer  la  tranquillité. 

Enfin  la  porte  s'ouvrit,  et  l'on  vit  apparaître,  puis  disparaître, 
rapide  comme  l'éclair,  la  figure  rasée  du  bedeau.  Cet  homme, 
habillé  aussi  en  costume  sarde,  annonça  : 

T-  Il  est  l'heure  ! 

Et  les  bambins  s'élancèrent  tous  ensemble  vers  la  porte,  se 
bousculant,  se  chamaillant.  Anania  demeura  seul  près  de  la  maî- 
tresse qui,  de  sa  main  sèche,  lui  caressa  la  tête. 

—  Bravo  !  lui  dit-elle.  Tu  es  le  fils  d' Anania  Atonzu? 

—  Oui,  madame. 

—  Bravo  !  Tu  présenteras  mes  salutations  à  ta  mère. 


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CENPRES,  .  7 

Naturellement,  il  comprit  que  ces  salutations  étaient  pour 
Zia  Talana;  et  aussitôt  la  maîtresse  lui  devint  sympathique. 

Elle  l'avait  quitté  pour  se  mêler  à  la  foule  turbulente  des 
bambins  et  rétablir  Tordre. 

—  Qu'est-ce  que  ces  façons-là?  —  criait-elle  en  les  empoi- 
gnant par  le  bras  et  en  les  forçant  à  rester  immobiles.  —  Deux 
par  deux  !  Formez  les  rangs  ! 

Elle  les  mit  deux  par  deux,  et  ils  parcoururent  ainsi  le  cou- 
loir, franchirent  la  porte  de  Técole,  firent  dans  Ife  rue  un  bout 
de  chemin  ;  après  quoi,  rendus  à  la  liberté,  ils  se  dispersèrent  sur 
la  place  comme  des  oiseaux  échappés  de  la  cage,  prenant  leur 
volée  et  piaillant. 

Ensuite  sortirent,  en  meilleur  ordre,  les  élèves  des  autres 
classes,  de  plus  en  plus  âgés  et  sérieux.  Soudain,  Bustianeddu 
fondit  comme  une  trombe  et  asséna  sur  la  tête  d'Ânania  un  coup 
de  ses  cahiers. 

—  Eh  bien!  ça  te  plaît,  l'école? 

—  Oui,  répondit  l'autre.  Mais  j'ai  faim.  La  classe  n'en  finis- 
sait pas. 

—  Tu  t'imaginais  peut-être  qu'une  classe,  c'est  l'affaire  d'une 
minute?  repartit  Bustianeddu,  avec  sa  supériorité  de  grand. 
Attends,  attends,  et  tu  vas  voir!  La  faim  et  la  soif  te  viendront.,. 
Oh,  oh  !  regarde  Margherita  Carboni. 

La  fillette,  avec  ses  bas  violets,  son  écharpe  rose,  ses  poi- 
gnets de  laine  verte,  s'avançait  au  milieu  d'une  nuée  d'écolières 
sorties  de  l'école  après  les  garçons  ;  et  elle  passa  devant  les  deux 
amis  sans  leur  accorder  un  regard. 

Plusieurs  autres  groupes  d'écolières  sortirent  encore,  pauvres 
et  riches,  paysannes  et  bourgeoises,  quelques-unes  déjà  grande- 
lettes  et  cocpeltes.  Les  garçonnets  de  quatrième  et  de  cinquième 
s'arrêtaient  pour  les  regarder  et  riaient  entre  eux. 

—  Ils  leur  font  la  cour,  dit  Bustianeddu.  Si  les  maîtres  s'en 
aperçoivent!... 

Anania  ne  répondit  rien,  convaincu  que  les  élèves  de  qua- 
trième et  de  cinquième  étaient  bien  assez  grands  pour  être  amou- 
reux. 

—  Ils  échangent  même  des  lettres!  ajouta  Bustianeddu,  d^un 
air  d'importance. 

—  Nous  aussi^  quand  nous  serons  en  quatrième,  nous  coor- 
tiserons  les  filles,  déclara  le  petit  avec  simplicité. 


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8  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

—  Que  dis-tu  là,  mamelouk?  s'écria  l'autre  en  le  considé- 
rant avec  ironie.  Il  faut  d'abord  que  tu  apprennes  à  te  moucher 
le  nez. 

^Sur  ce,  il  le  saisit  par  une  ^main;  et  tous  les  deux  prirent 
leur  course  vers  la  maison. 

Après  ce  jour,  d'autres  jours  passèrent  et  d'autres  encore.  La 
mauvaise  saison  revint;  le  pressoir  recommença  de  fonctionner; 
les  scènes  de  l'année  précédente  se  renouvelèrent.  Anania  était 
le  premier  de  sa  classe,  peut-être  parce  qu'il  en  était  aussi  le  plus 
vieux;  et,  dès  lors,  personne  ne  mit  en  doute  qu'il  deviendrait 
avocat  ou  médecin  ou  même  juge. 

Tout  le  monde  savait  que  M.  Carboni  avait  promis  de  l'aider 
dans  ses  études;  et  l'enfant  lui-même  ne  l'ignorait  pas,  mais  il 
était  trop  jeune  encore  pour  se  faire  une  juste  idée  de  ce  que 
valait  une  semblable  promesse.  On  l'invitait  souvent  à  dtner  chez 
son  parrain;  mais,  étrange  invitation,  on  le  faisait  manger  à  la 
cuisine  avec  les  servantes  et  les  chats.  D'ailleurs,  il  ne  songeait 
pas  k  s'en  plaindre;  car  il  lui  semblait  que,  k  la  table  des  maîtres, 
l'intimidation  et  la  joie  l'auraient  empêché  d'ouvrir  la  bouche. 

Les  années  d'école  se  succédèrent.  Après  la  petite  maîtresse 
moustachue,  ce  fut  le  tour  du  maître  qui  ressemblait  à  un  coq  ; 
puis  d'un  autre  maître,  vieux  priseur  qui,  en  montrant  du  doigt 
l'archipel  du  Spitzberg,  disait  sur  un  ton  larmoyant  :  «  C'est 
là  que  fut  emprisonné  Silvio  Pellico!  »;  puis  d'un  jeune  maître 
à  la  tête  ronde,  pâle,  très  gai,  qui  se  suicida.  Tous  les  écoliers 
gardèrent  de  cet  événement  douloureux  une  impression  mal- 
saine; pendant  longtemps,  ce  fut  Tunique  objet  de  leurs  pensées 
et  de  leurs  entretiens;  et  Anania,  qui  ne  parvenait  pas  à  com- 
prendre comment  ce  maître  avait  pu  se  suicider,  puisque  c'était 
im  homme  gai,  déclara  en  pleine  classe  que,  pour  son  propre 
compte,  il  était  prêt  à  se  suicider  aussi  dès  qu'il  en  aurait  l'occasion. 

Par  bonheur,  l'occasion  ne  se  présenta  pas.  A  cette  époque, 
il  n'avait  aucune  peine;  il  était  bien  portant,  aimé  des  siens, 
toujours  le  premier  de  sa  classe.  Autour  de  lui  la  vie  se  dé- 
ployait égale,  avec  les  mêmes  visages  et  les  mêmes  épisodes,  un 
jour  semblable  à  l'autre,  une  année  semblable  à  l'autre;  telle, 
TétofTe  à  dessins  uniformes  dont  le  marchand  déroule  l'intermi- 
nable pièce.  En  hiver,  c'étaient  toujours  les  mêmes  personnes 
qui  se  réunissaient  au  moulin,  les  mêmes  scènes  qui  se  reprodui- 


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CEMBRES.  9 

soient  autour  du  pressoir.  Au  printemps,  le  sureau  refleurissait 
dans  la  cour,  les  mouches  et  les  abeilles  rebourdonnaient  dans 
l'air  lumineux,  les  mêmes  silhouettes  se  montraient  dans  les  rues 
et  dans  les  maisons.  Zio  Barchitta,  le  fou,  avec  ses  yeux  bleus 
toujours  fixés  devant  lui,  avec  ses  cheveux  partagés  sur  le  front, 
semblable  à  im  vieux  Jésuâ  mendiant,  continuait  ses  inoffensives 
extravagances  ;  maître  Pane  sciait  des  planches  en  se  parlant  tout 
haut  à  lui-même;  Efes  Cau  passait  en  faisant  des  zigzags;  Nanna 
venait  derrière  lui  ;  les  marmots  déguenillés  s'amusaient  avec  les 
chiens,  les  chats,  les  poules,  les  petits  cochons;  les  commères  se 
prenaient  de  bec;  les  jeunes  gens,  pendant  les  nuits  sereines, 
au  clair  de  la  lune,  chantaient  des  chœurs  mélancoliques;  les 
lamentations  de  Rebecca  vibraient  dans  l'espace  comme  le  chant 
du  coucou  dans  la  tristesse  d'un  paysage  inculte. 

De  même  qu'apparaît  le  soleil  par  une  soudaine  déchirure  du 
ciel  voilé,  de  même  apparaissait  quelquefois,  dans  ce  misérable 
milieu,  la  réjouissante  figure  de  M.  Carboni.  Les  femmes  s'avan- 
çaient sur  le  pas  de  leurs  portes  pour  le  saluer  et  lui  sourire  ; 
les  hommes  oisifs,  paresseusement  vautrés  au  soleil,  se  rele- 
vaient d'un  bond  et  rougissaient  ;  les  mioches  couraient  après 
lui  pour  baiser  les  mains  qu'il  tenait  débonnairement  croisées 
derrière  son  dos. 

Durant  un  rigoureux  hiver  de  disette,  il  avait  fourni  de  po- 
lenta et  d'huile  tout  le  voisinage.  Chacun  s'adressait  h  lui  pour  de 
petits  prêts,  qui  n'étaient  jamais  remboursés  ;  à  chaque  pas,  dans 
toutes  les  ruelles  où  le  vent  apportait  des  feuilles,  de  la  paille 
et  des  ordures,  il  rencontrait  des  marmots  qui  l'appelaient  a  mon 
parrain,  »  des  femmes  et  des  hommes  qui  l'appelaient  «  mon 
compère.  »  Il  ne  se  souvenait  plus  du  nombre  de  ses  filleuls  ;  et 
Zio  Pera  affirmait  malignement  que  beaucoup  de  personnes  se 
donnaient  à  tort  pour  les  compères  et  les  commères  du  maître, 
afin  de  lui  attraper  des  sous. 

—  Et,  par-dessus  le  marché,  nombre  de  gens  espèrent  qu'il 
aidera  leurs  enfansàfaire  des  études  !  dit  un  jour  le  vieux  jardinier, 
assis  devant  le  four  du  pressoir,  son  gourdin  entre  les  jambes. 

—  Dame  I  il  y  en  a  bien  quelques-uns  dans  le  nombre  qu'il 
aidera  en  effet!  repartit  l'huilier  avec  une  évidente  complai- 
sance, les  yeux  fixés  sur  Ânania  qui  était  auprès  de  la  fenôtre. 

—  Un,  peut-être;  pas  davantage.  Le  maître  a  un  tantinet  de 
gloriole  ;  mais,  en  somme,  il  ne  se  ruine  pas. 


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iO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Qu'est-ce  que  vous  dites,  vieille  sauterelle  ?  riposta  Thui- 
lier  en  colère.  Vous  êtes  comme  le  diable  :  plus  vous  vieillissez, 
plus  vous  devenez  méchant. 

—  Allons  donc  !  répliqua  le  vieux  en  toussant  et  en  crachant. 
Est-ce  qu'on  ne  sait  pas  les  choses?  Il  n'y  a  que  les  chiens  qui 
réussissent  à  cacher  leurs  ordures.  Pourquoi  le  maître  ne  fait-il 
pas  étudier  ses  bâtards? 

Anania  sentit  un  frisson,  comme  si  quelqu'un  lui  avait  donné 
un  coup  dans  les  côtes  ;  mais  il  ne  bougea  pas. 

L'huilier  toussa  et  cracha  à  son  tour,  et  il  aurait  bien  voulu 
qu' Anania  n'en  tendit  pas  les  sacrilèges  paroles  du  jardinier; 
mais  il  ne  put  se  contenir  et  s'emporta  contre  le  vieillard. 

—  Encore  une  fois,  est-ce  qu'on  ne  sait  pas  les  choses?  répéta 
le  vieux,  empoignant  son  gourdin  comme  pour  se  défendre 
contre  une  attaque  possible.  Le  mioche  qui  travaille  dans  la 
boutique  de  Franziscu  Carchide  serait-il,  par  hasard,  le  fils  de 
Jésus-Christ?  Pourquoi  donc  le  mattre  ne  le  fait-il  pas  étudier, 
ce  mioche  qui  est  son  enfant? 

—  Il  est  l'enfant  d'un  prêtre,  affirma  l'huilier  en  baissant  la 
voix. 

—  Non,  ce  n'est  pas  vrai;  il  est  l'enfant  du  patron.  Regardez- 
le  bien  :  Margherita  et  lui  se  ressemblent  conmie  deux  gouttes 
d'eau. 

—  Mais  voilà!  dit  l'huilier,  à  bout  d'argumens.  Ce  petit  est 
mauvais  comme  le  démon  :  il  n'y  a  pas  moyen  de  le  faire  étu- 
dier; est-ce  qu'on  peut  lutter  contre  les  pierres? 

—  Ah  !  bon  !  alors,  murmura  Zio  Pera,  repris  d'une  quinte 
de  toux. 

Anania  demeura  longtemps  encore  à  la  fenêtre,  accablé  d'une 
singulière  tristesse.  Il  connaissait  Antonino,  le  mioche  qui  tra- 
vaillait chez  Carchide,  et  il  savait  qu'à  la  vérité,  c'était  un  mau- 
vais garnement,  mais,  somme  toute,  pas  plus  mauvais  que  Bus- 
tianeddu  et  tant  d'autres  qui  fréquentaient  l'école.  Pourquoi  donc 
M.  Carboni  ne  le  prenait-il  pas  chez  lui  comme  il  avait  été  pris 
lui-même  par  l'huilier,  si  cet  enfant  était  son  fils?  Puis  il  pensa  ; 
«  Ce  garçon  a-t-il  une  mère?  » 

Ah!  la  mère,  la  mère!  A  mesure  qu'il  grandissait,  que  son 
intelligence  s'ouvrait,  que  ses  idées  et  ses  perceptions  se  for- 
maient et  se  développaient  conmie  les  pétales  d'une  fleur  sau- 
vage sans  que  personne  s'en  occupât,  la  pensée  de  la  mère  se 


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CENDREB.  Il 

dessillât  de  plus  en  plus  nette  dans  l'iiube  de  sa  conscience  nais- 
sante ! 

Un  fait  qui  survint  exalta  singulièrement  ses  rêveries.  Ce  fut 
le  retour  de  la  mère  de  Bustianeddu. 

A  cette  époque,  Anania  fréquentait  le  gymnase,  et  il  était  se- 
crètement amoureux  de  Margherita;  aussi  se  croyait-il  déjà  un 
lK>mme  pour  tout  de  bon.  Il  feignit  de  ne  prendre  aucun  intérêt 
à  ce  qui  mettait  en  émoi  tout  le  voisinage  ;  mais  une  multitude 
de  sentimens  inavoués  le  tourmentaient  jour  et  nuit. 

Il  ne  vit  pas  tout  de  suite  cette  femme,  qui  se  tenait  cachée 
dans  la  mdson  d'une  parente  ;  mais  il  recevait  chaque  jour  les 
confidences  de  Bustianeddu,  devenu  maintenant  un  jeune 
homme  sérieux  et  madré. 

Gomme  Zio  Pera  n'avait  plus  guère  de  forces,  il  s'était  asso- 
cié l'huilier  pour  la  culture  des  fèves  et  des  cardons.  Aussi 
Anania  pouvait-il  entrer  librement  dans  le  jardin  ;  et,  soit  pour 
lire,  soit  pour  étudier  ses  leçons,  il  aimait  à  s'asseoir  dans 
l'herbe,  sur  le  rebord  du  fossé  que  protégeait  l'ombre  courte  des 
figuiers  d'Inde.  Bustianeddu  venait  le  trouver  là  pour  lui  confiei 
ses  réflexions.  A  vrai  dire,  les  paroles  de  Bustianeddu  étaient 
empreintes  de  quelque  scepticisme;  mais  son  langage  froid  n'en 
susdtait  pas  moins  dans  l'âme  de  Tautre  un  tumulte  d'émotions. 

—  Elle  est  revenue  1  disait  Bustianeddu,  couché  à  plat  ventre 
dans  rherbe  et  agitant  les  jambes  en  lair.  Mieux  aurait  valu 
qu'elle  ne  revînt  pas.  Mon  père  voulait  la  tuer;  mais  on  a  réussi 
à  le  rendre  plus  calme* 

—  Tu  l'as  vue? 

—  Bien  sûr.  Mon  père  me  défend  d'aller  chez  elle,  mais  j'y 
vais  tout  de  même.  Elle  est  grasse,  habillée  en  dame.  Je  ne  l'ai 
pas  reconnue,  tu  sais. 

—  Tu  ne  Tas  pas  reconnue  !  s'écriait  Anania,  étonné  que 
Bustianeddu  eût  si  peu  de  mémoire  et  songeant  à  sa  propre 
mèra. 

Ah!  lui,  il  aurait  reconnu  sa  mère  au  premier  coup  d'œil! 
Et  il  se  disait  :  «  Elle  aussi,  elle  doit  être  habillée  en  dame, 
coiffée  à  la  mode...  Mon  Dieu,  mon  Dieu!  comment  peut-elle 
être?  »  La  figure  d*01i  lui  échappait,  et  il  demeurait  perplexe; 
mais  il  cherchait  à  se  réconforter  par  la  confiance  qu'il  avait 
dans  son  instinct,  a  Oui,  de  toute  façon  je  la  reconnaîtrais, 
moi.  Oh!  j'en  ai  la  certitude!  » 


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12  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Pourquoi  ta  mère  est-elle  revenue?  demanda-t-il  un  jour 
à  Bustianeddu. 

—  Pourquoi?  Mais,  tout  naturellement,  parce  que  c'est  ici 
son  pays...  Elle  cousait  à  la  machine  chez  un  tailleur  de  Turin; 
çUe  en  a  eu  assez,  et  elle  est  revenue  à  la  maison. 

Un  silence  pénible  suivit  ces  paroles.  Les  deux  jeunes  gens 
savaient  que  Thistoire  du  tailleur  était  un  mensonge  ;  mais  ils 
Tacceptaient  sans  contester.  Au  bout  de  quelques  instans,  Anania 
fit  même  cette  remarque  :  , 

—  Eh  bien  I  ton  père  devrait  se  réconcilier  avec  elle. 

—  Non  I  —  déclara  Bustianeddu,  faisant  semblant  de  prendre 
le  parti  de  son  père.  —  Il  a  raison.  Elle  n'avait  pas  besoin  de 
travailler  pour  vivre  ! 

—  Est-ce  que  ton  père  ne  travaille  pas,  lui?  Est-ce  une 
honte  de  travailler? 

—  Mon  père  est  négociant  !  corrigea  l'autre. 

—  Et  à  présent,  qu'est-ce  que  fera  ta  mère?  Et  toi,  avec  qui 
demeureras-tu  ? 

—  Je  rignore. 

Cependant,  les  nouvelles  devenaient  de  jour  en  jour  plus 
émouvantes. 

—  Si  tu  savais  tout  le  monde  qui  vient  chez  mon  père,  pour 
le  prier  de  se  réconcilier  avec  elle!  Le  député  lui-même  est  venu. 
Ma  grand'mère  aussi  est  venue,  hier  soir,  et  elle  a  dit  &  mon 
père  :  «  Jésus  a  pardonné  à  la  Madeleine.  Songe,  mou  fils,  que 
nous  sommes  nés  pour  mourir  ;  songe  que  dans  l'autre  monde 
nous  n'emporterons  avec  nous  que  nos  bonnes  œuvres.  Vois 
comme  ta  maison  est  désolée  :  les  souris  y  font  continuellement 
la  fête.  » 

—  Et  ton  père  ne  s'est  pas  laissé  convaincre  ? 

—  Il  a  eu  un  transport  de  colère  et  s'est  écrié  :  «  Sortez  d'ici, 
à  lïnstant  même  !  Vous  devriez  rougir  de  vos  paroles  !  » 

Le  jour  suivant,  Bustianeddu  rapporta  encore  d'autres  par- 
ticularités. 

—  Voilà  que  Zia  Tatana  aussi  s'en  mêle  !  Quel  sermon  elle  a 
fait  !  «  Figure-toi,  disait-elle  à  mon  père,  que  tu  reçois  une  amie 
dans  ta  maison.  Oui,  reçois-la  :  elle  est  repentante;  elle  va 
s'amender.  Si  tu  refuses,  qui  sait  ce  qu'il  adviendra  d'elle  ?  Le 
roi  Salomon  avait  soixante-dix  amies  sous  son  toit,  et  il  était 
rhomme  le  plus  sage  du  monde.  » 


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CENDRES.  i3 

—  Et  qu'est-ce  que  ton  père  a  répondu  ? 

— 11  a  répondu  que  ce  sont  les  amies  qui  ont  fait  perdre  la 
tête  au  roi  Salomon.  Et  il  est  resté  dur  comme  pierre. 

Par  le  fait,  le  négociant  ne  céda  pas  et  sa  femme  alla  se 
loger  à  l'autre  bout  du  pays,  près  du  couvent  où  étaient  les 
écoles.  EUe  reprit  le  costume  sarde,  mais  tm  costume  un  peu 
arrangé,  enrichi  de  rubans  et  de  dentelles,  si  bien  que  cela  faisait 
reconnaître  tout  de  suite  la  femme  de  conduite  équivoque.  Non 
pardonnée  par  son  mari,  eUe  persista  dans  la  voie  du  mal. 

Un  jour,  Anania  l'aperçut  ;  et  ensuite  il  la  vit  tous  les  jours, 
lorsqu'il  se  rendait  au  collège.  Elle  habitait  une  maison  noirâtre, 
avec  des  fenêtres  encadrées  d'une  bordure  blanche  peinte  à  la 
chaux,  qui  se  terminait  par  une  croix.  Devant  la  porte  il  y  avait 
quatre  marches  ;  et  souvent,  cette  femme,  qui  était  grande  et 
encore  belle,  quoiqu'elle  ne  fût  plus  très  jeune  et  qu'elle  eût  le 
visage  trop  brun,  s'asseyait  sur  ces  marches  pour  coudre  ou 
pour  broder  une  chemise  paysanne.  L'été,  elle  avait  la  tète  nue, 
avec  des  cheveux  noirs,  un  peu  bouffans  sur  un  front  bas,  et  elle 
portait  un  petit  foulard  de  soie  grise  autour  d'un  cou  allongé. 

Anania  rougissait  chaque  fois  qu'il  la  voyait  ;  il  éprouvait 
pour  elle  une  sympathie  morbide,  et  en  même  temps,  une  sorte 
de  haine.  Il  aurait  voulu  changer  de  chemin  pour  ne  plus  la 
voir  ;  mais  une  force  occulte  et  maligne  l'attirait  toujours  par 
ce  chemin-là. 

VI 

C'étaient  les  vacances  de  Pâques.  Un  après-midi,  tandis 
qu' Anania  étudiait  la  grammaire  grecque  au  jardin,  en  se  pro- 
menant dans  une  petite  allée  qui  traversait  le  vert  cendré  d*une 
planche  de  cardons,  il  entendit  frapper  à  la  barrière. 

Il  y  avait  dans  le  jardin  plusieurs  personnes  :  l'huilier,  qui 
piochait  en  chantonnant  une  poésie  amoureuse  de  Luca  Gubeddu  ; 
Nauna,  qui  sarclait  de  mauvaises  herbes  ;  Zio  Pera,  qui  l'aidait; 
Efes  Cau  qui,  comme  d'habitude,  était  ivre  et  vautré  sur  l'herbe, 
n  faisait  presque  chaud  ;  de  petits  nuages  roses  voguaient  dans 
le  ciel  laiteux  et  allaient  se  perdre  derrière  les  pics  bleuâtres 
des  monts  d'Oliena  ;  du  fond  de  la  vallée,  comme  d'une  immense 
conque  emplie  de  verdure,  montaient  des  parfums  et  des  sons 
qui  se  dissolvaient  dans  l'air  tiède. 


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REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


De  temps  à  autre  Nanna  se  redressait,  une  main  posée  sur 
Téchine  ;  et,  de  Tautre  main,  elle  envoyait  des  baisers  au  liseur. 

—  Ma  chère  âme,  lui  disait-elle  avec  tendresse,  que  Dieu  te 
bénisse  !  Le  voyez- vous,  le  gentil  garçon  ?  Il  étudie  comme  un 
petit  chanoine.  Que  ne  deviendra-t-il  pas?  Il  est  capable  de  de- 
venir juge  d'instruction,  et  toutes  les  filles  de  la  ville  voudront 
le  ramasser  comme  une  dragée...  Ah  I  ma  pauvre  échine! 

—  Fainéante  !  lui  criait  Zio  Pera.  Puisse  une  balle  te  trans- 
percer la  rate!  Allons!  travaille,  et  laisse-le  tranquille. 

—  Et  vous,  que  la  peste  vous  étouffe  !  Si  j'étais  une  fillette  de 
treize  ans,  vous  ne  me  parleriez  pas  sur  ce  ton  !  insinuait^elle 
avec  malice,  en  se  courbant  de  nouveau  sur  sa  besogne.    ^ 

Au  premier  coup  frappé  à  la  barrière,  l'huilier  demanda  : 

—  Qui  est-ce? 

Anania  et  Efes  Gau  relevèrent  le  visage,  l'un,  de  l'herbe  où  il 
somnolait,  l'autre,  du  livre  qu'il  lisait,  tous  deux  avec  une  ex- 
pression à  peu  près  semblable  d'attente  anxieuse.  Si  ce  visiteur 
était  M.  Carboni?  En  effet,  Anania  et  l'ivrogne  éprouvaient  presque 
le  même  saisissement  de  honte,  lorsque  M.  Carboni  les  surpre- 
nait dans  le  jardin:  Efes  sentait  tout  le  poids  de  son  abjection, 
en  présence  de  cet  homme  affable  qui,  avec  un  regard  doux  et 
triste,  sans  jamais  lui  adresser,  comme  tant  d'autres,  d'inutiles 
reproches,  le  saluait  et  lui  parlait  ;  et  Anania,  se  rappelant  sa 
mère,  avait  honte  de  lui-même  pour  l'audace  avec  laquelle  il  se 
permettait  de  penser  à  Margherita.  Mais  l'un  et  l'autre,  le  col- 
légien et  le  vicieux ,  dès  qu'ils  avaient  aperçu  la  bienveillante 
figure  de  cet  honnête  homme^  en  ressentaient  néanmoins  une 
joie  intimidée  et  reconnaissante. 

On  frappa  de  nouveau. 

—  Eh  bien,  qui  est-ce  ?  répéta  l'huilier,  cessant  de  chanter 
et  de  piocher. 

—  Je  vais  voir,  dit  Ananîa. 

Un  moment  après,  il  revenait,  accompagné  d'un  jeune  homme 
en  costume  de  Fonni,  très  maigre  et  très  pâle,  avec  une  petite 
figure  de  rat. 

—  Le  reconnaissez-vous?  demanda  le  collégien  à  son  père. 
Moi-même,  je  ne  l'ai  pas  reconnu  tout  d'abord. 

—  Qui  es-tu  ?  interrogea  l'huilier,  en  s'essuyant  les  mains  avec 
une  touffe  d'herbe. 

Le  jeune  homme  se  mita  rire  timidement  et  regarda  Anania. 


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Pipp-jpp-l»!!- 


CENORES.  4B 

—  Mais  c'est  Zuanne  !  s'écria  le  collégien.  Voyez  comme  il  a 
grandi  I 

—  Bonjour!  dit  Thuilier  en  embrassant  le  Fonnais.  Nous 
sommes  parens.  Sois  le  bienvenu.  Gomment  va  ta  mère? 

—  Pas  mal. 

—  Et  qu'est-ce  qui  t'a  fait  descendre  à  Nuoro? 

—  Je  suis  témoin  dans  un  procès. 

—  Où  as-tu  laissé  ton  cheval  ?  A  l'auberge  ?  Tu  avais  donc 
oublié  que  nous  sommes  parens  ;  ou  bien,  quoi  ?  tu  dédaignes 
de  recevoir  l'hospitalité  chez  nous  parce  que  nous  sommes 
pauvres  ? 

—  En  effet,  je  suis  si  riche  !  répondit  le  jeune  homme  avee 
un  sourire. 

—  Allons  !  c'est  entendu,  conclut  Anania  en  fourrant  son  livre 
dans  sa  poche.  Viens  chercher  ton  cheval  et  ramenons-*le  à  la 
maison. 

Ils  s'en  allèrent  ensemble  :  Anania,  puérilement  heureux  de 
revoir  l'humble  pastoureau  qui  lui  rappelait  tout  un  monde 
lointain  ;  Zuanne,  pris  d'une  grande  gène  en  présence  de  ce  beau 
petit  monsieur  blanc  et  frais,  dont  une  cravate  flambante  ornait 
le  col  très  luisant. 

Lorsqu'ils  revinrent,  le  collégien  cria  de  la  rue  à  Zia  Tatana  : 

—  Mère,  préparez-nous  le  café  ! 

Le  café  bu,  Anania  introduisit  son  hôte  dans  sa  chambrette 
et  se  mit  à  lui  montrer  une  quantité  de  choses. 

Cette  pièce  longue  et  étroite,  avec  un  plafond  de  cannes 
badigeonnées  à  la  chaux  et  une  aire  de  terre  battue,  était  rem- 
plie de  meubles  étranges  :  deux  bahuts  de  bois,  semblables  aux 
vieux  coffres  vénitiens,  sur  lesquels  un  artiste  primitif  avait 
sculpté  des  griffons  et  des  aigles»  des  sangliers  et  des  fleurs  fan- 
tastiques; une  commode  monumentale;  des  paniers  accrochés 
aux  murs,  près  de  petits  tableaux  qui  avaient  des  cadres  en 
liège;  dans  un  coin,  une  jarre  pour  l'huile;  dans  un  autre  coin, 
le  modeste  lit  du  collégien,  recouvert  d'une  étoffe  de  laine  grise 
filée  par  Zia  Tatana;  et,  entre  le  lit  et  la  fenêtre  qui  regardait 
sur  le  sureau  de  la  cour,  une  petite  table  avec  un  tapis  de  per- 
cale verte  et  une  étagère  de  bois  blanc,  où  lu  fantaisie  artistique 
de  maître  Pane  avait  ébauché  dans  les  encoignures,  peut-être  à 
l'imitation  des  bahuts,  des  feuilles  oi  des  fleurs  antédiluviennes. 
Sur  la  table  et  sur  l'étagère  il  y  avait  peu  de  livres  et  beaucoup 


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16  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

de  cahiers,  —  la  collection  complète  des  cahiers  écrits  par  Ana- 
nia,  —  plusieurs  boites  ficelées  mystérieusement,  des  almanachs, 
des  paquets  de  journaux  sardes.  Tout  cela  était  propre  et  bien  en 
ordre  ;  par  la  fenêtre  arrivaient  des  flots  de  lumière  et  de  brise 
embaumée;  sur  Taire  brunâtre,  crevassée  ç&  et  là,  voltigeaient 
comme  pour  une  folâtre  poursuite  deux  feuilles  de  sureau;  la 
table  portait  un  volume  des  Misérables^  grand  ouvert. 

Que  de  choses  Anania  aurait  pu  et  voulu  montrer  au  jeune 
montagnard  comme  à  un  frère  longtemps  attendu!  Mais  la 
niaise  attitude  de  Zuanne  pendant  que  l'autre  déficelait  et  refi- 
celait quelques-imes  de  ces  bottes  mystérieuses,  jeta  un  froid  sur 
son  allégresse  enfantine.  A  quoi  servirait-il  de  lui  faire  des  con- 
fidences ?  Pourquoi  le  collégien  avait-il  introduit  ce  vacher  dans 
la  chambrette  oti,  pèle-mèle  avec  la  fragrance  du  miel,  des  fruits 
et  des  bouquets  de  lavande  que  Zia  Tatana  conservait  dans  les 
bahuts,  s'exhalait  le  parfum  de  ses  rêves  solitaires,  et  où,  par 
cette  petite  fenêtre  tournée  vers  le  sureau  et  vers  les  toits  her- 
beux des  maisonnettes  de  pierre,  il  voyait  s'ouvrir  le  monde 
aussi  vierge  et  fleuri  que  les  montagnes  granitiques  de  l'horizon 
voisin  ? 

A  la  joie  succéda  un  accès  de  tristesse  ;  il  sentit  quelque 
chose  se  détacher  de  lui  et  tomber  sur  le  sol,  comme  une  pierre 
qui  se  détache  du  rocher  pour  n'y  jamais  revenir.  Le  village 
natal,  le  passé,  les  premières  années  de  sa  vie,  les  souvenirs  et 
les  regrets,  sa  poétique  tendresse  pour  le  frère  d'adoption,  tout 
disparut  en  un  clin  d'œil. 

—  Sortons,  dit-il,  agacé. 

En  passant  devant  la  maison  de  M.  Garboni,  les  deux  jeunes 
gens  virent  apparaître  sous  le  porche  une  face  joufflue,  colorée 
et  comme  illuminée  par  le  reflet  d'une  éclatante  chemisette 
républicaine.  Anania  6ta  vite  son  chapeau  ;  et  on  aurait  pu 
croire  que  le  reflet  de  la  chemisette  venait  de  frapper  et  d'illu- 
miner aussi  son  propre  visage  ;  Margherita  répondit  à  ce  salut 
par  un  sourire,  et  jamais  joues  potelées  de  demoiselle  ne  se 
marquèrent  de  plus  irrésistibles  fossettes.  « 

—  Qui  est  cette  dame  ?  demanda  sottement  Zuanne,  dès  qu'ils 
eurent  dépassé  la  maison. 

—  Une  dame  I  Mais  c'est  une  jeune  fille  de  mon  âge,  repar- 
tit Anania,  d'un  ton  brusque.  Elle  n'a  pas  même  un  an  de 
plus  que  moi. 


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^WÏ'rfiP?»'-^'T4W''^'% 


CENDRES.  17 

Sur  ce,  Zaanne  laissa  voir  un  embarras  manifeste  et  n'osa 
plus  souffler  mot.  Mais,  chez  Anania,  ce  fut  le  phénomène  con- 
traire qui  se  produisit.  Soudain,  la  langue  lui  démangea;  et, 
comme  si  sa  volonté  n'était  plus  assez  forte  pour  l'obliger  au 
silence,  il  laissa  échapper  des  paroles  rapides;  et  il  mentit,  avec 
la  claire  conscience  qu'il  mentait  ;  et  néanmoins  il  éprouva  une 
félicité  délicieuse  à  se  dire  que  ce  mensonge  deviendrait  peut- 
être  une  vérité. 

—  Cette  jeune  fille  et  moi,  déclara- t-il,  nous  nous  aimons. 

Ce  soir-là,  tandis  que  l'huilier,  couché  dans  la  cuisine,  se  faisait 
raconter  par  Zuanne  la  découverte  des  ruines  de  Sorrabile,  l'an- 
tique cité  exhumée  aux  environs  de  Fonni,  et  lui  demandait  si 
Ton  pourrait  encore  y  découvrir  des  trésors,  Anania,  accoudé  à 
sa  petite  fenêtre,  regardait  la  lune  se  lever  lentement  entre  les 
dents  noires  de  l'Orthobene. 

Enfin  il  était  seul  !  La  nuit  régnait,  pleine  de  frissons  et  de 
douceur;  et  déjà  le  coucou  faisait  vibrer  de  cris  plaintifs  la 
solitude  de  la  vallée.  C'était  avec  la  même  tristesse  que  le  cœur 
d' Anania  criait  et  palpitait  dans  une  solitude  infinie.  Pourquoi 
avait-il  fait  ce  mensonge?  Et  pourquoi  ce  pâtre  stupide  n'avait- 
il  rien  dit,  lorsqu'il  avait  entendu  la  grande  révélation?  Zuanne 
ne  comprenait  donc  pas  ce  que  c'était  que  l'amour,  l'amour  pour 
une  créature  supérieure,  l'amour  sans  borne  et  sans  espérance  ?... 
Mais  pourquoi  lui-même  s'était-il  abaissé  jusqu'à  mentir?  Quelle 
honte,  quelle  honte  !  Il  lui  semblait  qu'il  avait  calomnié  Mar- 
gherita,  tant  il  se  jugeait  infime  et  tant  il  la  voyait  distante. 

Il  appliqua  ses  paumes  froides  contre  ses  joues  en  feu,  et,  les 
yeux  fixés  sur  le  mélancolique  visage  de  la  lune,  il  frissonna. 
Il  se  rappelait  une  froide  et  lumineuse  pleine  lune  d'hiver,  la 
honte  et  l'aveu  du  vol  des  cent  lires,  la  figure  de  Margherita  se 
dressant  devant  lui  comme  l'ombre  d'une  fleur  sur  l'or  du  disque 
mnaire.  Ah  I  peut-être  son  amour  datait-il  de  ce  soir-là;  mais 
c'était  aujourd'hui  seulement,  après  des  années  et  des  années, 
qu'il  brisait  enfin  la  pierre  sous  laquelle  il  avait  été  enseveli 
jusqu'alors  et  jaillissait,  telle  une  source  qui  ne  veut  plus  couler 
sous  terre. 

«  Comme  je  suis  lâche  !  se  disait -il.  Lâche  au  point  de  mentir! 
J'aurai  beau  étudier  et  devenir  avocat;  moralement,  je  resterai 
toujours  le  fils  d'une  femme  perdue,.,  » 

TOME  XXVI.  —  ^905.  2 


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18  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

Il  s'attarda  longtemps  à  la  fenêtre.  Un  chant  triste  monta  de 
la  rue,  passa  et  s'évanouit,  réveillant  chez  l'adolescent  la  vision 
de  la  terre  natale,  les  sanglans  crépuscules,  les  souvenirs  d'en* 
fance,  mais  avec  im  sentiment  autre  que  celui  qu'il  avait  éprouvé 
jusqu'alors. 

Un  rêve,  mélancolique  et  lumineux  comme  la  lune,  se  forma 
dans  son  âme.  Il  s'imagina  qu'il  était  encore  à  Fonni  ;  il  n'avait 
pas  étudié;  il  n'avait  jamais  senti  la  honte  de  sa  condition 
sociale;  il  travaillait,  faisait  le  métier  de  pâtre,  et  il  était,  lui 
aussi,  un  peu  simple,  comme  Zuanne.  Et  voilà  qu'il  se  trouvait 
au  bord  de  la  route,  par  un  rouge  crépuscule  d'été  ;  et  il  voyait 
passer  Margherita,  pauvre  comme  lui-même,  exilée  dans  ce  haut 
village,  la  taille  serrée  par  le  jupon  d'orbace,  l'amphore  sur  U 
tête,  semblable  k  ces  femmes  de  la  Bible  qui  semblent  ressus- 
citées  en  la  personne  des  rouges  Barbaricines.  Il  l'appelait  et 
elle  se  retournait,  éclairée  par  la  lueur  du  crépuscule,  et  elle  lui 
souriait  voluptueusement. 

—  Où  vas-tu,  ma  belle?  lui  demandait-il. 

—  Je  vais  à  la  fontaine. 

—  Permets-tu  que  je  t'accompagne  ? 

—  Si  tu  veux,  Nania. 

Et  il  partait  avec  elle  ;  et  ils  cheminaient  ensemble,  au  bord 
de  la  route  qui  dominait  ces  immenses  vallées  dans  le  fond 
desquelles  s'était  déjà  couché  le  soir,  attendant  que  le  ciel 
pourpre  se  décolorât  et  couvrit  de  voiles  d'ombre  toutes  les 
choses;  et  ils  descendaient  à  la  fontaine.  Margherita  déposait  son 
amphore  sous  le  jet  argenté  de  l'eau  murmurante^  qui  soudain 
changeait  de  ton  et  qui,  de  maussade  qu'elle  était,  devenait 
allègre,  comme  si  la  chute  dans  la  cruche  eût  interrompu  son 
éternel  ennui.  Alors  les  deux  jeunes  gens  s'asseyaient  sur  une 
longue  pierre,  devant  la  fontaine,  et  ils  parlaient  d'amour. 
L'amphore  se  remplissait;  l'eau  débordait,  puis  se  taisait  quelques 
instans,  comme  pour  écouter  ce  que  disaient  les  amoureux.  Et 
voilà  que  le  ciel  se  décolorait,  couvrait  de  ses  voiles  d'ombre 
les  pentes  les  plus  hautes  et  les  plus  lumineuses  de  la  mon- 
tagne. Et,  enhardi  par  celte  ombre  propice,  le  jeune  homme 
entourait  enfin  de  son  bras  la  taille  de  la  jeune  fille,  et  elle  incli- 
nait la  tête  sur  l'épaule  de  son  ami,  et  il  lui  donnait  un  baiser... 

A  cette  époque,  Anania,  qui  n  avait  guère  plus  de  dix-sept 
ans,  vivait  sans  amis,  et  il  s'entendait  même  assez  mal  avec  ses 


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CENDRES.  1$ 

camarades  de  collège,  parce  qu'il  était  défiant  et  susceptible.  Il 
avait  une  crainte  continuelle  qu'on  ne  lui  reprochât  son  origine  ; 
et,  un  jour  qu'il  avait  surpris  un  lambeau  de  conrersation 
entre  deux  élèves  dont  l'un  disait  :  «  A  sa  place,  je  ne  resterais 
pas  avec  mon  père,  »  il  crut  que  c'était  une  allusion  à  sa  propre 
personne.  Depuis  lors,  il  s'abstint  de  saluer  le  riche  camarade 
qui  avait  prononcé  ces  paroles;  mais,  dans  le  secret  de  son 
cœur,  il  lui  donnait  raison. 

«  Oui,  pensait-il,  pourquoi  resté-je  près  de  cet  homme  sor- 
dide, qui  a  trompé  ma  mère  et  l'a  jetée  dans  la  voie  du  mal? 
Je  ne  l'aime  ni  je  ne  le  hais;  mais  je  ne  le  méprise  pas  non  plus, 
comme  ce  serait  mon  devoir.  Il  n'est  pas  méchant;  il  n*est  pas 
même  entièrement  vulgaire,  comme  le  sont  tous  nos  voisins; 
et,  avec  ses  rêves  puérils  de  trésors  et  de  choses  merveilleuses, 
avec  son  affection  déférente  envers  sa  vieille  femme,  avec  sa 
fidélité  éprouvée  pour  la  famille  de  son  maître,  il  réussit  parfois 
à  me  devenir  sympathique;  mais  cela  me  déplaît,  parce  que 
je  devrais  et  voudrais  le  mépriser.  Qu'est-il  pour  moi?  Lui 
ai- je  demandé  de  me  faire  naître?  Oui,  mon  devoir  serait  de 
quitter  sa  maison,  maintenant  que  je  suis  capable  de  com- 
prendre... » 

Mais  un  peu  de  tendresse  et  beaucoup  de  confiance  l'atta- 
chaient à  Zia  Tatana,  et  celle-ci  adorait  son  fils  adoptif.  Elle 
n'avait  pas  réussi  à  faire  de  lui  ce  qu'elle  aurait  souhaité,  c'est-à- 
dire  un  enfant  religieux  et  docile;  mais,  tel  qu'il  était,  indiffé- 
rent à  la  religion,  parlant  mal  des  prêtres  et  du  Roi,  n'en  faisant 
qu'à  sa  tête  et  libre  de  tout  préjugé ,  elle  ne  l'en  aimait  pas 
moins  et  vivait  presque  exclusivement  pour  lui,  sûre  qu'il  de- 
viendrait un  grand  homme.  Lui,  il  riait  et  badinait  avec  elle,  la 
faisait  danser,  lui  contait  toutes  les  nouvelles  de  la  ville.  Chaque 
matin,  elle  lui  apportait  dans  son  lit  une  tasse  de  café  et  lui 
annonçait  si  la  matinée  était  belle  ou  laide;  puis,  tous  les  di- 
manches, elle  lui  promettait  de  l'argent  de  poche  à  condition 
qu'il  all&t  à  la  messe. 

—  Non,  j'ai  sommeil,  répondait-il.  J^aî  travaillé  trop  long- 
temps hier  soir. 

—  Eh  bien  !  tu  iras  à  la  seconde  messe,  insistait  l'excellente 
femme. 

Il  ne  promettait  rien  ;  mais  Zia  Tatana  lui  donnait  quand 
même  l'argent. 


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20  REVUE  DES  DEUX  BfOUDBS. 

Le  lendemain  du  réve  idyllique  fait  au  clair  de  la  lune,  sur 
Taccoudoir  de  la  petite  fenêtre,  Ânania  s'empara  de  Zuanne,. 
dès  que  celui-ci  fut  revenu  de  l'audience,  et  il  Temmena  dehors, 
dans  la  louable  intention  de  lui  faire  boire  un  verre  d'anisette 
au  cabaret  voisin. 

—  Qui  sait  quand  nous  nous  reverrons?  lui  dit  le  jeune 
pâtre.  —  Pourquoi  ne  viens-tu  pas  à  Fonni?  Tu  devrais  y  venir, 
pour  la  fête-  des  Martyrs. 

—  C'est  impossible,  répondit  Anania,  faisant  l'important. 
J'ai  beaucoup  à  étudier,  cette  année  :  je  prends  mon  certificat 
d'études  secondaires. 

—  Et  après,  où  iras-tu?  sur  le  Continent? 

—  Oui,  affirma  le  collégien'  avec  vivacité.  J'irai  achever  mes 
éludes  à  Rome. 

—  Il  y  a  un  grand  nombre  de  couvens,  à  Rome,  et  plus  de 
cent  églises,  n'est-ce  pas  ? 

—  Oh  I  plus  de  cent,  cela  est  certain.  Qui  te  l'a  dit? 

—  Hier  soir,  ton  père  racontait  que,  au  temps  où  il  était 
soldat... 

—  Est-ce  que  tu  seras  soldat,  toi  ?  interrompit  Anania,  qui 
ne  prenait  pas  garde  k  la  physionomie  de  Zuanne. 

—  Non.  C'est  mon  frère  qui  le  sera.  Moi... 

Il  se  tut.  Les  deux  jeunes  gens  entrèrent  dans  le  cabaret 
désert,  empuanti  par  l'eau-de-vie  et  le  tabac.  Les  mouches  bour- 
donnaient, comme  d'habitude,  autour  d'une  fille  brune,  assez 
belle,  mal  peignée  et  malpropre,  qui  était  assise  au  comptoir. 

—  Bonjour,  Agata.  Tu  as  bien  dormi? 

—  Que  veux-tu  prendre?  demanda-t-elle  en  se  levant  et 
s'adressant  à  Anania  avec  une  familiarité  triviale. 

—  Qu'est-ce  que  tu  veux  prendre,  toi  ?  répéta  le  collégien  à 
Zuanne. 

—  Ce  que  tu  voudras,  répondit  le  pâtre,  gêné. 

La  fille  se  mit  à  contrefaire  la  voix  et  l'attitude  de  Zuanne  : 

—  Ce  que  tu  voudras...  ce  que  tu  voudras...  Eh  bien!  mon 
agneau I  qu'est-ce  que  tu  veux? 

Elle  regarda  efi'rontément  Anania,  et  Anania  la  regarda 
aussi.  Après  tout,  il  n'était  pas  un  saint;  mais  il  s'aperçut  que 
Zuanne  rougissait  et  baissait  les  yeux.  Quand  ils  sortirent  du 
cabaret,  le  pâtre  lui  demanda  timidement  : 

—  Celle-là  aussi  est  ton  amoureuse? 


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Pf^ 


CENDRES.  2i 

—  Pourquoi?  interrogea-t-il,  moitié  fâché,  moitié  amusé.  — 
Parce  qpi'elle  me  regardait? La  belle  affaire!  Les  yeux  ne  sont-ils 
pas  faits  pour  cela?  On  dirait,  ma  parole,  que  tu  te  destines  à 
être  moine! 

—  Oui,  c'est  mon  intention,  déclara  Zuanne  simplement. 

—  Fais-toi  donc  moine,  si  bon  te  semble  !  repartit  Anania  en 
éclatant  de  rire.  Et  maintenant,  allons  visiter  le  campo-santo  : 
cela  nous  mettra  en  gaité. 

—  C'est  un  lieu  où  nous  irons  tous  !  prononça  gravement  le 
pâtre. 

Tandis  qu'ils  retournaient  vers  la  maison,  Anania  rencontra 
un  de  ses  camarades. 

—  Atonzu,  cria  le  camarade,  —  j'allais  justement  chez  toi. 
Le  directeur  te  demande.  Tu  joueras  un  rôle  de  femme. 

—  Moi?  Au  diable  la  femme  et  son  rôle!  Je  ne  jouerai  rien 
du  tout,  protesta  Anania,  très  digne. 

—  Comment  faire,  alors?  Tu  es  le  seul  dont  la  physionomie 
convienne...  Regardez-le!  s'écria-t-il  en  s'adressant  à  Zuanne. 
N'estHïe  pas,  qu'il  ressemble  à  une  femme? 

—  Oui,  c'est  vrai,  tu  es  beau,  répondit  avec  timidité  le  pâtre, 
qui  n'y  comprenait  goutte. 

—  Grand  merci  du  compliment  !  déclara  Anania  en  faisant 
un  grand  salut. 

—  Mais  oui,  tu  es  beau,  répéta  le  camarade.  N'affecte  donc 
pas  la  modestie!  Allons  !  viens  chez  le  directeur. 

—  J'irai  plus  tard  ;  mais  je  te  jure  que  je  ne  jouerai  pas  un 
rôle  de  femme.  Jamais! 

Quand  Zuanne  fut  parti,  Anania  se  rendit  chez  le  directeur  ; 
et,  par  le  fait,  celui-ci  ne  put  le  convaincre  de  jouer  un  rôle  de 
femme  dans  une  soirée  de  bienfaisance  où  Ton  devait  repré- 
senter une  comédie  au  profit  des  étudians  pauvres. 

—  Je  suis  pauvre,  moi  !  Jouez-la  donc  à  mon  profit,  votre 
comédie  !  déclara-t-il  à  ses  camarades. 

—  Tu  es  pauvre?  Mais,  le  diable  t'emporte!  tu  es  plus  riche 
que  nous,  lui  cria  un  des  élèves,  en  le  secouant  par  l'épaule. 

-^  Que  prétends-tu  dire  ?  interrogea  Anania  sur  un  ton  de 
menace,  irrité  par  le  soupçon  que  l'autre  faisait  allusion  à  la 
protection  de  M.  Carbon i. 

—  Certainement!...  Tu  es  beau,  tu  es  le  premier  de  ta  classe, 
expliqua    Télève   avec  prudence.    Tu    deviendras    juge    d'ins- 


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i2 


REVUE  DES   DEUX   MONDES. 


truction,  et  toutes  les  filles  te  ramasseront  comme  une  dragée... 

Cette  expression,  que  Nanna  répétait  sans  cesse,  fit  rire  les 
camarades  et  calma  Ânania;  mais  il  tint  parole  et  refusa  déjouer 
aucun  rôle.  Il  n'eut  pas  k  s'en  repentir  :  car,  le  soir  de  la  repré^ 
sentEition,  il  put  y  assister  au  second  rang,  immédiatement  der- 
rière la  chaise  de  son  parrain,  qui  était  alors  syndic  de  Nuoro  et 
qui  avait  près  de  lui  Margherita,  en  costume  rouge  et  en  cha* 
peau  blanc,  resplendissante  comme  une  flamme. 

Le  capitaine  des  carabiniers,  le  secrétaire  de  la  sous-préfec- 
ture, l'adjoint  et  le  directeur  du  collège  étaient  au  premier  rang, 
à  côté  du  syndic  et  de  son  éblouissante  fille  ;  mais  celle-ci  ne 
paraissait  pas  très  satisfaite  d'être  en  compagnie  de  ces  gros  per 
sonnages,  et  elle  se  retournait  souvent  pour  regahier,  d'un  air 
digne,  les  élèves  et  les  officiers. 

La  salle,  qui  avait  été  autrefois  la  chapelle  du  couvent  et  qu^' 
servait  aujourd'hui  de  gymnase  et  de  théâtre,  était  décorée  avec 
des  guirlandes  de  lierre  et  de  viorne  ;  et,  dans  le  fond,  un  rideau 
de  percale,  raccommodé  par  endroits,  ondulait  et  laissait  aper- 
cevoir des  groupes  de  collégiens  dansant  d'allégresse.  Cette  large 
toile  fut  enfin  relevée,  non  sans  peine,  et  la  comédie  commença. 

Le  sujet  était  emprunté  à  l'époque  des  Ooisades  et  se  dérou- 
lait dans  un  château  dont  l'extérieur,  d'ailleurs  invisible,  devait 
être  fort  antique  et  garni  de  nombreuses  tours;  mais,  ii  Tinté- 
rieur,  il  n'y  avait  pour  tout  mobilier  qu'une  petite  table  ronde 
et  six  chaises  de  Vienne. 

La  fidèle  Ermenegilda,  —  un  jeune  élève  qui  s^étaît  rougi  les 
joues  avec  du  papier  coloré  (1),  —  amplement  vêtue  d'une  robe 
de  M*^  Carboni  et  croisant  les  jambes  d'une  façon  peu  conve- 
nable, brodait  une  écharpe  pour  son  fidèle  Goffredo,  guerrier 
lointain. 

—  EUe  va  se  piquer  les  doigts,  chuchota  Anania  en  se  pen- 
chant vers  la  fille  du  syndic. 

Et  ceUe-ci,  se  penchant  vers  lui  à  son  tour,  porta  son  mou- 
choir à  ses  lèvres  pour  étouffer  un  éclat  de  rire. 

Sur  quoi,  le  capitaine,  excédé  par  l'impertinence  de  l'obse^ 
vation,  se  retourna  ^brusquement  et  dit  à  Anania,  d'un  ton  sec  : 

—  Finissez  donc! 

(1)  n  s'agit  d'un  papier  que  l'on  emploie  pour  faire  des  fleitrs  artffîcieiles  et  qui, 
lorsqu'on  le  mouille  avec  de  là  salive  et  qu'on  le  frotte  sur  la  peau»  teint  la  partie 
frottée  comme  ferait  un  fard. 


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CBroKES.  S3 

Anania  sursauta,  se  retira  en  arrière;  et  la  sensation  qu'il 
éprouva  dut  être  un  peu  semblable  à  celle  de  Tescargot  qui, 
lorsqu'on  le  dérange,  rentre  dans  sa  coquille.  Pendcuit  plusieurs 
minutes,  il  cessa  de  rien  voir  et  de  rien  entendre. 

a  Finissez  donc  !  »  Ainsi,  il  ne  lui  était  permis  ni  de  plai- 
santer, ni  de  souffler  mot  :  il  avait  parfaitement  compris  l'apo- 
strophe du  capitaine  !  Il  ne  lui  était  pas  même  permis  de  lever  les 
yeux  :  il  était  pauvre,  il  était  enfant  de  la  faute!...  «  Finissez 
doncl  »  Qu'est-ce  qu'il  faisait  là,  parmi  tous  ces  messieurs,  parmi 
tous  ces  jeunes  bourgeois  riches  et  honorés?  Gomment  l'avait- 
on  laissé  prendre  place  au  milieu  d'eux?  Gomment  avait-il  eu 
l'audace  de  se  pencher  à  l'oreille  de  Margherita  et  de  lui  chu-»' 
choter  cette  phrase  vulgaire? Gar,  h  présent,  il  reconnaissait  toute 
la  vulgarité  de  ce  qu'il  avait  dit.  Mais  était-il  possible  que  l'on 
parl&t  d'autre  façon,  quand  on  était  le  flls  d'un  huilier  et  d'une 
femme...  «  Finissez  doncl  » 

Peu  à  peu,  cependant,  il  reprit  courage.  Il  jeta  un  regard  de 
haine  sur  la  nuque  rouge  et  sur  le  crâne  chauve  du  capitaine,  dont 
il  apercevait  les  oreilles  difformes  et  les  moustaches  aux  pointes 
gommées;  et  il  eut  un  désir  féroce  de  lui  administrer  autant  de 
coups  de  poing  qu'il  restait  de  cheveux  sur  cette  tête  odieuse. 

Margherita,  ne  l'entendant  plus'ni  rire  ni  parler,  se  retourna 
un  peu  et  le  regarda.  Gomme  il  observait  tous  les  mouvemens 
de  la  jeune  fille,  leurs  regards  se  rencontrèrent;  elle  se  rem- 
brunit en  le  voyant  triste;  il  saisit  cette  impression  fugitive,  et  il 
lui  sourit.  Aussitôt  ils  redevinrent  gais  tous  les  deux.  EUe  re- 
porta son  visage  vers  la  scène,  mais  elle  garda  l'impression  que 
les  grands  yeux  mi-clos  d'Ânania  continuaient  à  la  regarder  et  à 
lui  sourire.  Une  subtile  ivresse  les  enveloppa  l'un  et  l'autre. 

Après  la  comédie  qui,  comme  de  juste,  se  termina  par  le 
mariage  d'Ermenegilda  et  de  Goffredo,  on  joua  une  farce  qui  fit 
rire  ingénument  le  syndic.  Margherita  et  Anania  se  divertirent 
beaucoup  aussi  ;  mais  ils  ne  rirent  pas. 

Vers  minuit,  Anania  reconduisit  les  Garboni  jusqu'à  leur 
porte.  L'adjoint,  un  vieux  médecin  bavard,  marchait  à  côté  du 
syndic,  l'entretenant  d'un  docteur  américain  qui  avait  découvert 
que  les  microbes  sont  nécessaires  à  l'organisme  de  l'homme. 
Anania  et  Margherita  les  précédaient,  s'égayant,  trébuchant  contre 
les  cailloux  de  la  rue  obscure  et  mal  entretenue.  Des  groupes  de 
personnes  passaient,  batifolant  et  jacassant. 


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ii  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  ûuit  était  noire,  mads  tiède  et  veloutée.  Par  intervalles, 
on  sentait  arriver,  s'en  aller  et  revenir,  tel  un  accord  lointain, 
quelque  léger  souffle  de  vent,  quelque  flot  de  parfum  sauvage, 
quelque  arôme  de  forêt  humide.  Etoiles  et  planètes,  innom- 
brables comme  les  larmes  ^  humaines,  palpitaient  dans  le  ciel 
infini.  Sur  POrthobene,  Jupiter  brillait. 

Deux  ou  trois  fois  Anania  eut  un  frisson,  parce  que  la  main 
de  Margherita  venait  d'effleurer  la  sienne  ;  mais  la  seule  pensée 
de  prendre  cette  main  et  de  la  serrer  lui  parut  un  crime.  Il  éprou- 
vait comme  un  dédoublement  moral  :  il  parlait,  et  pourtant  il  lui 
semblait  qu'il  se  taisait  et  pensait  à  des  choses  toutes  diffé- 
rentes; il  marchait  et  trébuchait,  et  pourtant,  il  lui  semblait 
qu'il  n'effleurait . pas  la  terre;  il  riait,  et  pourtant,  il  se  sentait 
triste  jusqu'aux  larmes;  il  voyait  son  amie  près  de  lui,  si  près 
qu'il  pouvait  lui  serrer  la  main,  et  pourtant  il  avait  aussi  l'im- 
pression qu'elle  était  lointaine  et  insaisissable  comme  le  souffle 
de  ce  vent  qui  arrivait  et  passait  outre. 

Margherita  se  montrait  heureuse,  et  il  avait  bien  vu  tout  à 
l'heure,  dans  les  yeux  de  la  jeune  fille,  le  reflet  de  sa  propre  tris- 
tesse indignée;  mais  il  persistait  à  croire  qu'elle  ne  pouvait 
faire  attention  à  lui  autrement  qu'à  un  chien  fidèle.  «  Si  eUe 
soupçonnait  que  je  meurs  du  désir  de  lui  serrer  la  main,  pen- 
sait-il, elle  crierait  d'horreur  comme  à  la  morsure  de  son  chien 
devenu  enragé.  » 

Que  se  dirent-ib  en  cette  nuit  étoilée,  cheminant  par  les  rues 
sombres,  avec  ce  vent  chargé  de  parfums  qui  leur  caressait  le 
visage?  Il  n'en  retrouva  jamais  le  souvenir;  mais  il  se  rappela 
très  longtemps  la  conversation  entre  M.  Garboni  et  l'adjoint,  qui 
causaient  de  choses  quelconques. 

  un  certain  moment,  la  voix  haute  et  nasale  de  l'adjoint  se 
tut;  Margherita  et  Ânania  s'arrêtèrent,  saluèrent,  puis  se  remi- 
rent en  marche.  Et  ce  fut  alors  comme  si  le  collégien  sortait 
d'un  rêve  :  il  eut  de  nouveau  la  sensation  d'être  seul,  triste, 
timide,  chancelant  dans  l'obscurité  de  cette  rue  déserte. 

—  Eh  bien  !  dit  à  Anania  le  syndic,  qui  s'était  placé  entre  les 
deux  jeunes  gens,  est-ce  que  la  comédie  t'a  plu? 

—  Elle  est  stupide!  déclara  le  collégien  sur  un  ton  tran- 
chant. 

—  Pas  possible!  répéta  M.  Garboni,  interloqué.  Tu  es  un  cri- 
tique acerbe,  toi  l 


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.  m  ji«,L,.!i-  j'! 


GENDRES.  25 

—  Mais  a-t-on  idée  de  jouer  une  pareille  ineptie?  Il  est  vrai 
que  le  directeur  est  un  fossile  qui  ne  pouvait  choisir  autre 
chose.  La  vie  ne  ressemble  point  à  cela,  n'a  jamais  ressemblé  à 
cela.  Or  le  thé&tre  doit  être  l'image  de  la  vie;  sinon,  il  est  ri- 
dicule. Â  supposer  que  Ton  voulût  absolument  jouer  une  pièce 
moyen-ftgeuse,  il  n'était  pas  difficile  de  trouver  quelque  chose  de 
moins  bête,  quelque  chose  de  vrai,  d'humain,  d'attendrissant. 
Ainsi,  Eleonora  d'Arborea  qui  meurt  en  soignant  les  pestiférés... 

—  Excuse-moi  si  je  t'interromps,  fit  observer  débonnaire- 
ment  M.  Garboni,  étonné  de  l'éloquence  d'Anania.  Mais  il  me 
semble  que  notre  petit  théâtre  ne  se  prête  guère  à  un  sujet 
aussi  grandiose. 

—  Dans  tous  les  cas,  —  intervint  Margherita,  en  prenant  le 
ton  et  l'accent  du  jeune  homme,  —  on  aurait  pu  donner  une 
comédie  moderne,  quelque  chose  qui  eût  touché  le  cœur.  Ces 
fades  comtesses  sont  si  démodées  I 

—  Toi  aussi  ?  A  merveille  !  Tu  as  raison  :  il  eût  été  préfé- 
rable de  donner  quelque  chose  qui  eût  touché  le  cœur  :  par 
exemple,  la  comédie  de  ces  Indiens  qui,  lorsque  leurs  femmes 
mettent  un  enfant  au  monde,  prennent  le  lit  et  se  font  soigner 
comme  des  accouchées.  Vous  avez  entendu  ce  que  racontait 
l'adjoint? 

Margherita  se  mit  à  rire,  et  Anania  fit  comme  elle.  Mais,  tout 
à  coup,  le  rire  du  collégien  cessa  comme  si  une  pensée  triste 
était  venue  le  trancher  subitement.  Ils  continuèrent  leur  chemin 
en  silence. 

—  Décidément,  il  faudra  que  je  songe  à  ces  réverbères,  dit 
à  demi-voix  M.  Garboni,  se  parlant  à  lui-même. 

Puis,  à  haute  voix  : 

—  Qu'est-ce  que  tu  disais  du  directeur? 

—  Que  c'est  un  fossile  ! 

—  Bravo!  Et  si  j'allais  le  lui  répéter? 

—  Peu  m'importe.  Je  pars  Tan  prochain. 

—  Tu  pars?  Et  où  vas-tu? 

Anania  devint  rouge,  à  la  pensée  qu'il  ne  pouvait  partir  sans 
l'assistance  de  M.  Garboni.  Mais  que  signifiait  cette  question? 
Cet  homme  ne  se  souvenait-il  pas?  Ou  se  moquait-il  du  collé- 
gien? Ou  voulait-il  lui  faire  sentir  le  poids  de  sa  protection  en  le 
tenant  dans  l'incertitude  et  en  l'obligeant  à  se  rendre  compte  que, 
pour  partir,  il  lui  fallait  l'assentiment  de  son  protecteur? 


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26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

— ^  Je  n'en  iwtis  rien,  dit-il  à  voix  basse. 

—  AJi!  reprit  l'autre,  tu  veux  partir?  Tu  grilles  de  partir? 
Eh  bien  I  tu  V^n  iras,  tu  t'en  iras.  Tu  es  pressé  de  prendre  ta 
volée,  tu  ouvres  Méjà  tes  ailes,  petit  oiseau.  Prends  donc  ta 
volée.  Psitt... 

Et  il  fit  le  geste  de  lancer  un  oiseau  en  Pair;  puis  il  frappa 
sur  l'épaule  de  son  filleul.  Et  Anania  soupira,  se  sentit  léger, 
joyeux,  ému  comme  s'il  avait  réellement  pris  son  vol. 

Margherita  riait;  et,  dans  le  silence  nocturne,  ce  rire  ar- 
gentin paraissait  à  Anania,  métamorphosé  en  oiseau,  le  fré- 
missement mystérieux  d'un  buisson  fleuri  sur  lequel  il  pourrait 
se  poser  et  chanter. 

VU 

L'automne  arrivait.  C'étaient  les  derniers  jours  qu'Anania 
devait  passer  en  famille,  et  une  foule  d'émotions  diverses  lui 
pesait  sur  Tàme.  Il  ressentait  de  plus  en  plus  vivement  l'allëgro 
impatience  de  l'oiseau  qui  va  prendre  sa  volée;  mais  une  mé- 
lancolie secrète  assombrissait  sa  joie,  une  crainte  vague  de  l'in 
connu  le  tourmentait.  Tandis  qu'il  se  demandait  comment  était 
fait  ce  monde  nouveau  vers  lequel  il  s'élançait  déjà  par  la  pensée, 
il  devait  dire  adieu,  successivement,  jour  par  jour,  au  monde 
humble  et  terne  où  s'était  écoulée  son  enfance  incolore,  san^ 
autre  ombre  que  l'ancienne  douleur  de  l'abandon  maternel,  sans 
autre  lumière  que  l'idéal  amour  de  Margherita.  La  saison  lan- 
guissante  et  bénigne  contribuait  à  le  rendre  sentimental.  Une 
douceur  infinie  baignait  le  ciel  ;  l'horizon  s'embrumait,  derrière 
les  montagnes  ;  et  c'était  comme  si  un  voile  laiteux  était  des^ 
cendu,  mais  qui  aurait  laissé  entrevoir  un  monde  de  rêves 
inefiTables. 

Durant  les  crépuscules  verdàtres,  embellis  de  nuées  rouges 
qui  rampaient,  s'évanouissaient  et  se  reformaient  continuelle- 
ment sur  le  ciel  glauque,  Anania  entendait  le  crépitement  et 
respirait  l'odeur  des  herbes  sèches,  brûlées  par  les  laboureurs  ; 
et  il  lui  semblait  que  quelque  chose  de  son  &me  se  dissipait 
avec  la  fumée  de  ces  feux  mélancoliques. 

Adieu,  jardins  regardant  la  vallée  ;  adieu,  fracas  lointain  da 
torrent  qui  annonce  le  retour  de  l'hiver;  adieu,  chant  du  coucou 
qui  annonce  le  retour  du  printemps;  adieu,  gris  et  sauvage 


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CERDHES»  27 

Oriliobene>  aux  yeuses  qui  se  dessinent  sur  les  nuages  comme 
la  rebelle  chevelure  d'un  géant  endormi;  adieu,  belles  mon- 
tagnes bleues  et  roses;  adieu,  foyer  tranquille  et  hospitalier, 
chamhrette  embaumée  de  miel,  de  fruits  et  de  rêves!  Adieu» 
humbles  créatures  qui  n'avez  pas  conscience  de  votre  propre  dé- 
tresse» vieux  Zio  Fera  Tivrogne,  Ëfes  et  Nanna  les  disgraciés, 
Rebecca  Tincurable,  maître  Pane  l'extravagant  ;  et  vous,  meu- 
dians,  fous»  coquins  ;  et  vous,  belles  filles  qui  ne  savez  pas  que 
vous  êtes  belles;  et  vous,  enfans  voués  à  la  douleur.  Adieu,  vous 
tous,  gent  infortunée  ou  méprisable  qu'Anania  n'aime  point» 
mais  qu'il  sent  attachée  à  sa  propre  existence  conune  la  mousse 
à  la  pierre,  et  qu'il  abandonne  avec  joie  et  avec  regret! 

Adieu  aussi,  6  toi,  douceur  et  lumière  sur  tant  d'obscures 
souffrances,  arc-en-ciel  qui  se  courbe  comme  un  limbe  radieux 
sur  le  tableau  crevassé  d'une  misère  ancienne  et  éternelle, 
6  Margherita»  adieu  ! 

Le  jour  du  départ  approchait.  Zia  Tatana  préparait  une 
infinité  de  choses  et  songeait  encore  à  beaucoup  d'autres  qu'il 
ne  faudrait  pas  oul^lier.  Chemises,  bas,  confitures,  fruits,  ga- 
lettes luisantes  conmie  Tivoire,  fromages,  un  poulet,  douze  œufs, 
un  cornet  de  sel,  du  vin,  du  miel,  du  raisin  sec  emplissaient  peu 
à  peu  les  caisses,  les  paniers  et  les  besaces. 

—  Diable  !  lui  disait  Anania.  On  croirait  qu'une  armée  entière 
va  se  mettre  en  campagne. 

—  Silence  I  mon  enfant.  Quand  tu  seras  là^bas,  tu  verras  que 
toutea  ces  chosee  te  seront  nécessaires.  Là-bas,  il  n'y  aura  per- 
sonne pour  avoir  soin  de  toi,  pauvret!  Ah!  comment  feras-tu? 

—  N'ayez  crainte  :  j'aurai  soin  de  moi-même  ! 

Il  commença  la  grande  tournée  de  visites  que  l'on  ne 
manque  jamais  de  faire  quand  on  part  pour  longtemps.  Il  alla 
chez  le  directeur  du  collège,  chez  un  chanoine  ami  de  Zia  Tatana, 
chez  le  médecin,  chez  le  député,  et  aussi  chez  le  tailleur,  chez  le 
cafetier,  chez  le  cordonnier  Franziscu  Carchide,  ce  beau  garçon 
qui  fréquentait  autrefois  le  moulin.  Aujourd'hui  Carchide  avait 
fait  fortune,  on  ne  savait  ni  pourquoi  ni  comment;  il  possédait 
un  beau  magasin,  avait  cinq  ou  six  ouvriers,  s'habillait  en  bour- 
geois, parlait  avec  affectation  ;  et  il  se  permettait  d'être  galant 
avec  les  demoiselles  qu'il  fournissait  de  chaussures. 

—  Adieu,  lui  dit  Anania  en  entrant  dans  le  ^magasin.  Je 


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28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

I>ar8  après^demwi^  pour  Gagliari.  Âs-tu  des  coiamifisions  h  me 
douper 

—  UDty  sempressa  de  répondre  un  des  employés  de  Car- 
chide,  avec  un  sourire  gouailleur.  Envoie-lui  un  anneau  orné 
d'un  diamant  :  il  va  épouser  la  fille  du  syndic  ! 

—  Et  pourquoi  non?  s'écria  Garchide  avec  jactance.  Mais 
assieds-toi... 

Le  jeune  homme,  choqué  de  cette  plaisanterie  qui  lui  sem- 
blait une  injure  à  Margherita,  ne  voulut  point  s'asseoir  et  se 
retira  tout  de  suite. 

Revenu  à  la  maison,  il  fit  un  récit  détaillé  de  ses  visites  à 
Zia  Tatana  qui,  assise  devant  un  brasier,  préparait  un  gâteau 
d'écorces  d'oranges,  d'amandes  et  de  miel  (1),  présent  destiné 
à  un  notable  de  Gagliari. 

—  Écoutez,  dit  Ânania,  votre  chanoine  m'a  fait  cadeau  d'un 
écu,  et  le  médecin  m'a  donné  deux  lires.  Je  ne  voulais  pas  les 
prendre... 

—  Mais,  mauvais  enfant,  c'est  l'usage!  repartit-elle,  en  re- 
muant et  mélangeant  délicatement,  avec  deux  fourchettes,  les 
fines  lanières  des  écorces  d'orange,  dans  la  luisante  casserole 
d'étain.  On  fait  toujours  un  petit  cadeau  aux  étudians  qui  s'en 
vont  pour  la  première  fois. 

Une  subtile  odeur  de  miel  en  ébullilion  parfumait  la  cuisine 
paisible  ;  et,  çà  et  là,  on  apercevait  les  paniers  jaunes  qui  con- 
tenaient les  effets  et  les  provisions  du  voyageur.  Anania  s'assit 
près  de  Zia  Tatana,  prit  le  chat  sur  ses  genoux  et  se  mit  à  le 
caresser. 

—  Où  serai-je  dans  huit  jours?...  —  soupira-t-il,  pensif. 
—  Allons,  Mussittu  (2),  tiens-toi  tranquille  ;  et  à  bas  la  queue  !... 
Votre  chanoine  m'a  fait  un  long  sermon. 

—  Il  t'a  conseillé  de  te  confesser  et  de  communier,  avant  de 
partir? 

—  Ça  se  faisait  il  y  a  vingt  ans,  quand  on  partait  pour 
Gagliari  à  cheval  et  que  le  voyage  durait  trois  jours  ;  mais 
aujourd'hui,  ça  ne  se  fait  plus  !  —  répondit  Anania,  réjoui  de  la 
taquiner. 

—  Mauvais  enfant,  tu  ne  crois  plus  en  Dieu  !  Que  feras-tu 

(1)  Ce  g&teau  renommé,  qui  s'appeUe  araneiaia,  présente  à  pen  près  la  couleur 
et  la  consistance  d'un  rayon  de  miel. 

(2)  Petit  chat,  minet. 


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CENDRES. 


29 


donc  àCagliariy  6  bonne  Sainte  Catherine?  J'espère  que  du  moins 
tu  iras  visiter  la  Sea(l),  oti  Ton  dit  qu'il  y  a  des  saints  qui  foût 
des  miracles...  A  Gagliari,  tout  le  monde  est  religieux.  Tu  n'y 
parleras  pas  mal  de  lareligion,  j'espère? 

—  Moi,  je  me  moque  des  gens  de  Cagliari  !  —  déclara  Ânania. 
—  Chacun  croit  ce  que  bon  lui  semble;  et,  dans  mon  cœur, 
j'honore  Dieu  plus  que  tous  les  hypocrites. 

Ces  paroles  consolèrent  un  peu  l'excellente  femme,  qui  lui 
raconta  l'épisode  biblique  d'Elie.  Puis  elle  lui  demanda  : 

—  Où  as-tu  été  encore? 
Il  continua  son  récit. 

*  Tandis  qu'il  racontait  l'impertinente  plaisanterie  de  Carchide, 
Nanna  survint,  avec  des  épices  et  des  dragées  que  Zia  Tatana 
l'avait  envoyée  acheter  pour  garnir  le  gâteau. 

—  Voilà!  dit-elle^  en  retirant  de  son  sein  les  petits  paquets 
et  en  s'arrêtant  pour  écouter  le  jeune  homme. 

—  Tu  as  entendu?  s'écria  ingénument  Zia  Tatana.  Cette  hor- 
reur de  Franziscu  Carchide  prétend  épouser  Margherita  Carbonil 

—  Mais  non,  mais  non!  ce  n'est  pas  cela!  protesta  Anania, 
furieux.  Vous  ne  comprenez  rien  ! 

—  Je  sais,  dit  Nanna.  Il  est  fou.  Il  a  demandé  en  mariage  les 
filles  du  médecin,  l'une  ou  l'autre,  ça  lui  était  égal.  On  l'a  chassé 
avec  le  manche  à  balai.  Et  maintenant  il  veut  épouser  Marghe- 
rita, parce  qu'il  lui  a  pris  mesure  pour  une  paire  de  bottines  et 
qu'il  lui  a  tenu  le  pied. 

—  Elle  aurait  dû  lui  en  donner  un  bon  coup  dans  la  figure! 
s'écria  Anania,  en  se  levant  avec  le  petit  chat  sur  les  épaules. 
Oui,  un  bon  coup  dans  la  figure  I 

Nanna  le  regarda  et  ses  petits  yeux  avaient  un  éclat  bizarre. 

—  Eh  bien,  rejudt-eUe  en  ouvrant  de  ses  mains  tremblantes 
les  petits  paquets,  c'est  justement  ce  que  j'ai  dit...  Et  puis,  il  y 
a  aussi  on  militaire,  un  capitaine  ou  un  général,  je  ne  sais  plus 
lequel  des  deux,  qui  veut  épouser  Margherita.  Mais  moi,  j'ai  dit 
et  je  répète  :  C'est  une  rose,  et  eUe  doit  épouser  un  œillet...  deux 
fleurs  !...  Prends  donc  un  bonbon. 

Elle  s'approcha  d' Anania  et  lui  offrit  les  dragées;  mais  il 
recula  brusquement,  tandis  que  le  petit  chat  essayait  de  mettre 
la  patte  sur  le  paquet. 

(i)  Église  cathédrale,  comme  en  aragonais  Seo. 


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30  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Vous  sentez  le  via  conune  une  futaille!  Ecartez-vous I 
cria-t-U. 

Nanna  tituba;  quelques  dragées  tombèrent  et  roulèrent  sur 
le  sol. 

—  Mon  œillet  chéri!  continua-t-elle  d'une  voix  caressante, 
malgré  les  injurieuses  paroles  du  jeune  homme.  C'est  toi,  Toeillet 
de  Margherita  !...  Alors,  tu  vas  donc  nous  quitter?  Pars,  étudie, 
deviens  docteur. 

Anania  se  baissa  et  ramassa  les  dragées  ;  après  quoi,  il  ne  put 
s'empêcher  de  rire  et  dit,  tout  heureux  : 

—  C'est  ainsi,  n'est-ce  pas,  que  les  filles  me  ramasseront  ? 
Mais,  soudain,  il  retomba  dans  la  tristesse.  Quel  était  ce 

militaire  que  voulait  épouser  Margherita?  C'était  peut-être  le 
capitaine  au  collet  rouge  qui,  le  soir  de  la  comédie,  lui  avait  dit 
sur  union  méprisant  :  «  Finissez  donc!  »  Une  vision  cruelle 
traversa  son  esprit  :  Margherita  mariée  à  un  homme  jeune  et 
riche,  Margherita  était  perdue  pour  lui  éternellement  I 

Il  déposa  le  minet  à  terre  et  se  sauva,  s'enferma  dans  sa 
chambre,  s'accouda  à  la  fenêtre.  Il  suffoquait.  Jusqu'alors  il 
n'avait  jamais  été  jaloux,  il  n'avait  jamais  pensé  que  Margherita 
pût  se  marier  si  vite. 

(c  Non,  non  I  se  disait-il,  en  étreignant  ses  tempes  dans  ses 
mains.  Non,  il  ne  faut  pas]  qu'elle  se  marie  !  Il  faut  qu'elle 
attende,  jusqu'à  ce  que...  Mais  pourquoi  devrait-elle  attendre? 
Moi,  je  ne  pourrai  jamais  l'épouser.  Moi,  je  suis  un  bâtard,  le 
fils  d'une  femme  perdue.  Moi,  je  n'ai  d'autre  niiission  que  de  re- 
chercher ma  mère  et  de  l'arracher  à  l'abime  du  déshonneur...  Il 
est  impossible  que  Margherita  s'abaisse  jusqu'à  moi  ;  mais,  tant 
que  je  n'aurai  pas  rempli  ma  mission,  j'ai  besoin  d'elle  comme 
d'un  phare.  Après^  je  mourrai  content.  » 

Il  passa  une  nuit  de  fièvre.  Ah  !  elle  était  déjà  bien  loin, 
l'époque  où  il  se  contentait  de  voir  Margherita  dans  les  petites 
allées  du  jardin,  sans  prendre  garde  à  la  couleur  de  ses  cheveux 
et  à  la  forme  de  son  buste  !  En  ce  temps-là,  il  rêvait  de  roma- 
nesques aventures  :  des  transports  de  passion,  des  rendez- vous, 
(les  fuites  dans  des  lieux  mystérieux  et  jusque  dans  les  blanches 
plaines  de  la  lune  ;  mais,  si  on  lui  avait  annoncé  le  mariage  de 
la  jeune  fille,  il  n'en  aurait  pas  souffert.  Une  fois,  il  avait  formé 
le  projet  de  la  décider  à  le  suivre  dans  la  montagne  ;  là,  ils 
s'empoisonnaient  avec  un  poison  qui  ne  défigurait  pas  les  ca- 


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TPWfV 


CENDRES.  31 

davres,  s'étendaient  snr  les  rochers,  parmi  le  lierre  et  les  fleurs, 
mouraient  ensemble;  et  dans  ce  rêve  n'était  pas  même  intervenu 
le  fugitif  désir  d'un  baiser  ou  d'un  serrement  de  main.  Mais,  plus 
tard,  il  y  avait  en  le  songe  idyllique  de  la  forêt  de  Fonni,  avec  le 
baiser,  avec  l'abandon  de  Margherita  ;  et,  plus  tard  encore,  il  y 
avait  eu  cette  soirée  de  la  comédie  pendant  laquelle,  à  voir  de 
si  près  les  cheveux,  les  yeux,  le  buste  de  la  jeune  fille,  il  avait 
éprouvé  de  subtiles  ivresses.  Et,  à  cette  heure,  la  pensée  qu'elle 
pourrait  appartenir  à  un  autre  l'affectait  douloureusement;  et, 
dans  son  demi-sommeil  fiévreux,  il  rivait  qu'il  lui  écrivait  une 
lettre,  une  lettre  désespérée  qu'il  ne  réussissait  pas  à  finir  ;  et  il 
suffoquait  d'angoisse.  Tout  à  coup,  il  se  rappela  qu'il  avait  écrit 
pour  elle  un  sonnet  en  dialecte,  et  il  pensa  à  le  lui  envoyer. 

Il  se  leva,  ouvrit  la  fenêtre.  L'aube  lui  sembla  proche.  Le 
ciel  était  limpide  ;  une  grande  étoile  rougeàtre  se  couchait  sur 
on  pic  hoir  de  l'Orthobene,  pareille  à  une  petite  flamme  qui 
s'éteindrait  sur  un  candélabre  de  pierre  ;  les  coqs  chantaient,  se 
répondant  à  qui  mieux  mieux  par  des  cris  rauques,  de  sorte 
qu'ils  paraissaient  réciproquement  irrités  de  leurs  cris  et  tous 
ensemble  furieux  de  ce  que  le  jour  n'arrivait  pas. 

Anania  regardait  le  ciel  et  bâillait. 

—  Quel  froid  1  dit-il  tout  haut. 

II  referma  la  fenêtre  et  alla  s'asseoir  devant  sa  table,  tou- 
jours frissonnant  et  bâillant.  Le  sonnet  était  déjà  recopié  en 
caractères  semblables  à  ceux  de  l'imprimerie,  sur  une  feuille  de 
papier  rose  lisérée  de  vert  et  réglée  à  l'encre  violette  ;  le  titre 
en  était  éloquent  :  «  Margherita  I  »  ;  et  le  sujet  (une  sorte  de  petite 
allégorie)  ne  manquait  pas  non  plus  d'éloquence. 

Une  incomparable  marguerite  croissait  dans  une  verte  prairie. 
Toutes  les  autres  fleurs  l'admiraient,  surtout  un  pâle  et  humble 
bouton  d'or  qui,  poussé  à  côté  d'elle,  mourait  d'amour  pour  sa 
voisine.  Et  voilà  que,  par  une  radieuse  journée  de  printemps, 
une  charmante  jeune  fille  venait  se  promener  dans  la  prairie, 
cueillait  la  marguerite^  la  baisait  et  l'attachait  sur  son  sein  dé- 
licat, tandis  que,  sans  y  prendre  garde,  elle  écrasait  l'infortuné 
bouton  d'or.  Mais  celui-ci,  voyant  qu'on  lui  enlevait  sa  voisine 
adorée,  s'estimait  heureux  de  périr. 

U  glissa  le  papier  rose  dans  une  enveloppe  et  réfléchit  lon- 
guement. Qu'est-ce  que  Margherita  penserait  de  ces  vers?  Et  si 
la  lettre  allait  être  interceptée  ?  Comment  faire  pour  être    sâr 


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32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'elle  lui  serait  remise  en  mains  propres?  Lorsque  le  facteur  de 
la  poste  donnait  contre  la  grande  porte  de  M.  Garboni  ces  trois 
coups  qui  l'annonçaient,  c'était  presque  toujours  Margherita  qui 
accourait  pour  recevoir  la  correspondance.  Mais  encore  fallait-il 
qu'en  ce  moment-là  elle  fût  à  la  maison.  Or,  chaque  jour,  le 
facteur  faisait  deux  tournées,  l'une  à  midi  et  l'autre  à  la  nuit 
tombante  ;  mais,  à  la  nuit  tombante,  Margherita  pouvait  être  en 
visite  ou  en  promenade,  tandis  qu'à  midi  elle  serait  certainement 
là  pour  le  déjeuner.  Il  était  donc  urgent  que  la  poétique  épître 
fût  mise  de  bonne  heure  à  la  poste. 

Aussitôt  cette  résolution  prise,  le  jeune  homme  quitta  sa 
chambre  silencieusement  et  chemina  comme  un  somnambule 
dans  les  petites  rued  sombres  et  désertes.  Quelle  heure  pouvait-il 
être?  n  n'en  savait  rien.  Derrière  les  murs  des  cours,  sous  les 
hangars  rustiques  des  maisons  paysannes,  les  coqs  continuaient 
leurs  chants  courroucés;  l'air  humide  avait  une  senteur  de 
chaume  ;  une  pauvre  pétrisseuse  de  pain  d'orge,  qui  allait  à  sa 
fatigante  besogne  ou  qui  en  revenait,  traversa  une  ruelle;  le  pas 
de  deux  grands  carabiniers  noirs  résonna  sinistrement  sur  le 
pavé  du  Corso.  Ensuite,  plus  une  âme. 

Anania  rasait  les  murs,  craignant  d'être  reconnu  malgré  les 
ténèbres  ;  et,  dès  qu'il  eut  mis  sa  lettre  à  la  poste,  il  s* enfuit  en 
courant.  Il  aperçut  de  nouveau  les  carabiniers  au  fond  d'une  rue, 
changea  de  chemin  ;  et,  presque  sans  savoir  de  quelle  façon,  il  se 
retrouva  dans  son  quartier  préhistorique.  Mais  il  lui  répugnait  de 
rentrer  chez  lui  ;  il  avait  besoin  d'air,  d'espace  ;  et  il  se  remit  à 
courir  vers  la  grande  route,  avec  son  chapeau  dans  la  main.  Là 
il  trouva  l'horizon  barré,  la  vallée  sombre.  Alors  il  monta  sur  la 
hauteur;  et  ce  fut  seulement  après  avoir  atteint  la  base  de  l'Or- 
thobene  qu'il  respira,  dilatant  les  narines  comme  un  poulain  qui 
vient  d'échapper  au  lacet.  Il  aurait  voulu  crier  d'allégresse  et 
d'angoisse. 

C'était  l'aube  ;  de  légers  voiles  bleuâtres  couvraient  les  vallées 
humides;  les  dernières  étoiles  s'évanouissaient.  Machinalement, 
Anania  répéta  les  vers  : 

Chères  étoiles  de  TOurse,  oh  !  non,  je  ne  croyais  pas... 

et  il  s'efforça  de  chasser  loin  de  son  esprit  la  pensée  de  ce  qu'il 
venait  de  faire,  encore  qu'il  en  éprouvât  un  bonheur  qui  allait 
jusqu'à  la  souffrance. 


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15  ^-i  iP,'4?  i,:-*"  '  -*" 


CENDRES.  33 

n  commença  rascensîonderOrthobene,  arrachant  des  feuilles, 
des  touffes  d'herbe,  lançant  des  caiUoux,  riant  ;  on  l'aurait  cru 
en  démence.  Les  buissons  embaumaient  ;  derrière  Ténorme  escar- 
pement azuré  du  mont  Albo,  le  ciel  prenait  une  couleur  de 
cyclamen.  Il  s'arrêta  sur  une  roche  pour  contempler  la  vaste 
enceinte  bleue  des  montagnes,  teintées  par  le  suave  reflet  de 
Taurore.  Et,  brusquement,  il  devint  pensif  :  demain  il  serait  au 
delà  de  ces  montagnes,  et  Margherita  songerait  vainement  à 
l'humble  bouton  d'or  qui  lui  avait  voué  son  amour... 

Et  voilà  qu'une  mésange  se  mit  à  chanter  sur  son  nid  sau- 
vage, dans  le  cœur  d'une  yeuse,  exprimant  par  ses  notes  trem- 
blantes tout  ce  qu'il  y  avait  de  poésie  mélancolique  dans  la  so- 
litude du  lieu  et  de  l'heure.  Le  jeune  homme  sentit  en  lui-même 
la  répercussion  de  ces  accens,  se  rappela  le  chant  d'un  autre  petit 
oiseau,  sous  l'humide  feuillage  d'un  châtaignier,  par  une  loin- 
taine matinée  d'automne,  là-bas,  dans  une  de  ces  montagnes  de 
rhorizon,  peut  être  dans  cette  zone  rose  formée  par  l'aurore,  en 
face  de  lui  ;  et  il  revit  un  enfant  joyeux  qui,  en  compagnie  d'une 
femme  triste,  descendait  la  pente,  inconscient  de  son  malheu- 
reux destin. 

Il  revint  à  la  maison,  défait  et  morne. 

—  Où  donc  as-tu  été,  galanu  meu  (1)?  lui  demanda  Zia  Ta- 
tana.  Pourquoi  es-tu  sorti  avant  l'aube  ? 

—  Donnez-moi  du  café  !  dit-il,  de  mauvaise  grâce. 

—  En  voici.  Mais  qu'est-ce  que  tu  as,  mon  agneau  ?  Tu  es 
pâle.  Remets-toi,  reprends  tes  couleurs  avant  d'aller  chez  ton 
parrain...  Comment?  Tu  secoues  la  tête?  Tu  n'iras  pas  chez  lui 
ce  matin?...  Qu'est-ce  que  tu  regardes  ?  Il  y  a  une  fourmi  dans 
ton  café  ? 

Il  regardait  fixement  la  petite  tasse  rouge,  ornée  d'un  filet 
d'or,  qui  ne  servait  que  pour  lui  ;  et,  mentalement,  il  disait  adieu 
à  la  petite  tasse.  Demain  encore,  et  ce  serait  la  dernière  fois  !  Les 
larmes  lui  montaient  aux  paupières. 

—  J'irai  chez  mon  parrain  plus  tard;  pour  le  moment,  il  faut 
que  je  finisse  de  ranger  mes  affaires,  dit-il  tout  bas,  comme  s'il 
parlait  à  la  tasse. 

Puis,  s'adressant  à  Zia  Tatana  : 

(1)  «  Mon  beau  garçon.  » 

TOMK  XXVI.  —  1905.  3 


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34  BEVUE  1>EB  DBDX  MONDES. 

< —  Et  si  nous  ne  nons  reroyions  plus  ?  si  je  mourais  avant 
de  revenir?...  Cela  vaudrait  peut-être  mieux.  A  quoi  bon  vivre 
longtemps?  Puisqu'il  faut  toujours  mourir,  le  mieux  est  de 
mourir  vite... 

La  vieille  femme  le  regarda,  fit  un  signe  de  croix  en  l'air  et 
demanda  : 

—  Tu  as  donc  fait  de  mauvais  rêves,  la  nuit  passée?  Pourquoi 
parles-tu  ainsi,  petit  agneau  sans  laine?  Tu  as  mal  à  la  tête  ? 

—  Vous  ne  comprenez  rien  !  s'écria-t-il  en  se  levant  d'un 
bond. 

D  regagna  sa  chambrette  et  se  mit  à  ranger  dans  une  petite 
valise  les  livres  et  les  objets  qui  lui  étaient  les  plus  chers.  De 
temps  à  autre,  il  tournait  les  yeux  vers  la  fenêtre  ouverte,  par 
où  l'on  apercevait  un  carré  de  ciel  automnal  ;  et  ce  carré  de  ciel 
ressemblait  à  une  toile  gracieusement  peinte,  qui  aurait  repré- 
senté une  plaine  blanchâtre  avec  de  petits  lacs  bleus. 

Que  verrait-il  par  la  fenêtre  de  la  chambre  qui  l'attendait  à 
Gagliari?  La  mer?  la  vraie  mer?  les  lointains  infinis  de  Teau 
bleue  sous  les  lointains  infinis  du  ciel  bleu?  Tout  cet  azur,  vu 
et  désiré,  le  rasséréna  ;  il  se  repentit  d'avoir  contristé  l'excel- 
lente femme.  Mais  que  pouvait-il  y  faire?  Sans  doute  il  avait 
conscience  d'être  un  ingrat;  mais  les  nerfs  sont  les  nerfs,  et  on 
ne  peut  leur  commander... 

D'ailleurs,  il  né  voulut  pas  être  tout  à  fait  ingrat.  Quelques 
minutes  plus  tard,  il  planta  là  valise,  livres  et  caisses,  et  il  se 
précipita  dans  la  cuisine  où  Zia  Tatana  balayait,  d'un  air  moitié 
chagrin  et  moitié  philosophique,  songeant  peut-être  aux  fu- 
nèbres paroles  de  r«  agneau  sans  laine  ;  »  et  il  se  jeta  sur  eUe, 
étreignit  d'un  même  embrassement  la  balayeuse  et  le  balai,  en- 
traîna l'un  et  l'autre  dans  un  vertigineux  tour  de  valse. 

—  Âh!  mauvaise  laine,  qu'est-ce  que  cela  signifie?  s'écria  la 
vieille,  palpitante  de  bonheur. 

Mais,  au  plus  beau  moment,  il  s'enfuit  sans  répondre. 

La  valise  faite,  il  alla  dire  adieu  aux  voisins,  à  commencer 
par  maître  Pane.  La  boutique  du  vieux  menuisier,  ordinairement 
pleine  de  monde,  se  trouva  par  hasard  déserte,  et  l'étudiant  dut 
attendre  un  peu,  assis  sur  la  marche  intérieure  de  la  porte,  les 
pieds  au  milieu  des  copeaux  abondans  qui  couvraient  le  sol.  Un 
léger  souffle  de  brise  agitait  au  plafond  les  grandes  toiles  d'arai- 
gnée où  la  sciure  de  bois  s'accrochait  en  longs  fils  jaunâtres. 


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CENDRES.  35 

Enfin  maître  Pane  rentra.  Il  était  vêtu  d'une  vieille  tunique 
militaire  dont  il  astiquait  avec  soin  les  boutons  ^luisans;  et  il  eut 
un  sourire  de  satisfaction  enfantine  lorsque  Anania  lui  dit  qu'il 
ressemblait  à  un  général. 

—  J'ai  aussi  le  képi!  annonca-1>-il  très  sérieusement.  Tu  sais, 
j'aimerais  bien  à  le  mettre  ;  mais  ça  fait  rire  les  polissons  du 
quartier...  Ainsi  donc,  tu  pars,  mon  cher  enfant?  Dieu  t'accom- 
pagne et  te  protège  !  Moi,  je  n'ai  rien  à  te  donner. 

—  A  quoi  pensez-vous  là,  maître  Pane  ? 

—  Le  cœur  y  est,  mais  le  cœur  ne  peut  suffire...  Eh  bien, 
je  te  construirai  un  bureau,  quand  tu  seras  docteur.  J^ai  déjà 
le  modèle. 

Il  chercha  un  catalogue  de  meubles  caché  sous  l'établi  et 
fît  voir  au  jeune  honmie  un  splendide  bureau  à  colonnettes  et 
à  omemens  ajourés. 

—  Tu  crois  que  je  ne  serais  pas  capable  de  le  construire  ! 
ajoutar-t-il,  piqué  de  voir  qu' Anania  souriait.  Ahl  tu  ne  con- 
nais pas  maître  Pane  I  Je  n'ai  jamais  exécuté  de  meubles  pré- 
cieux et  artistiques,  parce  que  je  n'avais  pas  d'argent  ;  mais  je 
saurais  bien... 

—  Je  le  crois,  je  le  crois  !  répondit  Anania.  Et,  quand  je  serai 
docteur  et  riche,  c'est  à  vous  que  je  commanderai  tous  les 
meubles  de  mon  palais. 

—  Vraiment?  s'écria  le  pauvre  bossu,  réjoui. 

Mais,  un  instant  après,  tandis  qu'il  feuilletait  le  catalogue  : 

—  Faudra-Wl  attendre  encore  beaucoup  d'années  ?  deman-r 
da-m. 

—  Je  l'ignore.  Dix  ans,  quinze  ans  peut-être... 

—  C'est  trop,  c'est  trop  !  Alors  je  serai  au  ciel,  dans  l'atelier 
du  glorieux  saint  Joseph. 

Et,  quoique  ce  fût  une  plaisanterie,  il  fit  dévotement  le  signe 
de  la  croix.  Puis,  les  yeux  fixés  sur  une  page  du  catalogue  : 

—  Dis-moi,  reprit-il  en  épelant.  Qu'est-ce  que  c'est,  des 
meubles  Lou-is-quin-ze  ? 

—  Louis  XV  était  un  roi...,  commença  Anania. 

—  Ça,  je  le  «ais,  repartit  vivement  maître  Pane  avec  un 
(nalin  sourire  sur  sa  grande  bouche  édentée.  C'était  un  roi  qui 
aimait  les  petites  filles... 

—  Ohl  maîtrç  Pane,  où  avez- vous  appris  cela?  s'écria  le 
jeune  homme^  ébahi. 


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36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  petit  vieux,  tout  en  ôtant  sa  tunique  et  en  la  repliant  avec 
soin,  se  mit  à  rire. 

—  Eh  quoi?  dit-il,  feignant  une  stupeur  ingénue,  pour  ne 
pas  troubler  davantage  Tinnocence  d'Anania.  Parce  que  nous 
sommes  des  ignorans,  s'ensuit-il  que  nous  ne  devions  rien 
savoir  du  tout?  Ce  roi-là  aimait  à  jouer  et  à  se  divertir  avec  les 
fillettes,  conmie  la  reine  Esther  aimait  à  cueillir  des  épis  dans  la 
campagne  et  Victor-Emmanuel  à  piocher  son  jardin... 

Mais  Ânania  en  savait  plus  long  que  maître  Pane,  et  à  son 
tour  il  demanda  avec  une  feinte  ingénuité  : 

—  Vous  avez  donc  fait  des  études? 

—  Moi?  Je  l'aurais  bien  voulu,  mais  je  n'en  ai  pas  eu  le 
moyen.  Tu  sais,  ma  fleur,  tout  le  monde  ne  naît  pas  comme  toi 
sous  une  bonne  étoile. 

—  Mais  enfin,  comment  avez-vous  connu  ces  histoires? 

—  Eh!  que  diable,  ça  se  raconte!  L'histoire  de  la  reine 
Esther,  je  l'ai  apprise  de  ta  mère,  et  celle  du  roi  Louis  XV,  de 
Pera  Sa  Gattu. 

Ensuite,  Anania  vint  frapper  à  la  petite  porte  close  de  Nanna  ; 
maisie  vieux  fou,  assis  près  de  là  sur  une  pierre,  lui  dit  qu'elle 
était  absente. 

—  Je  l'attends  aussi,  ajouta-t-il;  car  Jésus-Christ  m'a  dit 
hier  qu'il  avait  besoin  d'une  servante. 

—  Et  oîi  avez-vous  rencontré  Jésus-Christ? 

—  Dans  la  ruelle...  là  bas!  —  indiqua  le  fou.  —  Il  avait  une 
longue  capote  et  des  souliers  percés...  Or  çà,  pourquoi  ne  me 
donnes-tu  pas  une  paire  de  vieux  souliers,  toi,  Nania  Atonzu? 

—  Ils  vous  seraient  trop  étroits. 

—  Et  pourquoi  ne  marches- tu  pas  nu-pieds?  interrogea  le 
fou  [sur  un  ton  menaçant,  en  fronçant  les  broussailles  de  ses 
sourcils  gris. 

—  Adieu,  fit  Anania,  sans  répondre  à  la  question.  Je  pars 
demain. 

Les  grands  yeux  bleuâtres  du  fou  prirent  une  expression 
rusée. 

—  Tu  vas  à  Iglesias? 

—  Non;  je  vais  à  Cagliari. 

—  A  Iglesias,  il  y  aies  vampires  et  les  fouines.  Adieu,  donc. 
Touche-moi  la  main.  Comme  ça,  bravo  !  N'aie  pas  peur,  je  ne 
veux  pas  te  manger.  Et  ta  mère^  où  est-elle,  à  présent? 


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WIPP^ 


CENDRES.  37 

—  Adieu,  portez-vous  bien,  répéta  le  jeune  homme  en  reti- 
rant de  la  grosse  main  calleuse  du  fou  sa  petite  main  fine. 

—  Moi  aussi,  je  vais  partir,  ajouta  le  fou.  J'irai  dans  un 
lieu  où  Ton  mange  toujours  de  bonnes  choses  :  des  fèves,  du 
lard,  des  lentilles,  des  entrailles  de  mouton... 

—  Grand  bien  vous  fasse  !  Adieu. 

—  Eh!  cria  le  fou, tandis  qu'Anania  s'éloignait.  Prends  garde 
aux  ceinturons  jaunes  !  Et  ne  manque  pas  de  m'écrire  ! 

Anania  continua  3a  tournée  de  visites  chez  les  autres  voisins 
et  même  chez  la  mendiante,  qui  le  reçut  dans  ime  chambre  assez 
propre  et  lui  offrit  une  tasse  de  très  bon  café. 

—  Est-ce  que  tu  iras  aussi  chez  Rebecca?  lui  demanda-t-elle 
avec  une  inquiétude  jalouse.  Ne  voilà-t-il  pas  que  cette  sotte  s'est 
mise  à  mendier!  N'est-ce  pas  une  honte,  quand  on  est  jeune 
conune  eUe?  N'oublie  pas  de  le  lui  dire. 

—  Mais  elle  est  couverte  de  plaies,  elle  peut  à  peine  se 
traîner...,  fit  observer  Anania. 

—  Non,  non;  elle  est  guérie,  au  contraire...  Que  regardes-tu 
là-haut?  C'est  une  faucille  de  moissonneur. 

—  Et  pourquoi  Ta-t-on  pendue  au-dessus  de  la  porte? 

—  Pour  le  vampire.  Lorsque  le  vampire  entre  la  nuit  dans 
la  chambre,  il  s'arrête  à  compter  les  dents  de  la  faucille;  et, 
comme  il  ne  peut  compter  que  jusqu'à  sept,  il  recommence  tou- 
jours. De  cette  façon,  l'aube  arrive;  et,  sitôt  que  le  vampire 
aperçoit  la  lumière,  il  prend  la  fuite.  Tu  ris?  Pourtant  c'est  la 
pure  vérité. 

La  mendiante  le  reconduisit  dehors  et,  en  le  quittant,  elle  lui 
dit  : 

—  Que  Dieu  te  bénisse!  Bon  voyage!  Et  fais  honneur  aux 
gens  du  quartier. 

Anania  entra  chez  Rebecca.  Celle-ci  avait  encore  l'air  d'une 
fillette,  quoiqu'elle  eût  plus  de  vingt  ans  ;  et  elle  était  livide, 
chauve,  accroupie  dans  son  trou  noir  comme  une  bête  malade 
dans  sa  tanière.  En  apercevant  le  jeune  homme,  elle  rougit  et, 
toute  tremblante,  lui  offrit  sur  un  primitif  plateau  de  liège  une 
grappe  de  raisin  noir. 

—  Prenez-le,  balbutia-t-elle.  Je  n'ai  pas  autre  chose... 

—  Mais  tutoie-moi  donc!  s'écria  Anania,  en  prenant  à  la 
grappe  un  grain  de  raisin. 

—  Je  n'en  suis  pas  digne!  Je  ne  suis  pas  Margherita  Gai;- 


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1 


38  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

boni!  Je  ne  suis  qu'une  misérable  ordure!  répondit  Tinfirmeen 
s  animant.  Mais  prenez-la  donc,  cette  grappe,  je  vous  en  prie! 
Elle  est  propre  ;  je  ne  l'ai  pas  môme  toucbée.  C'est  Zio  Pera  Sa 
Gattu  qui  m'en  a  fait  cadeau...  Il  ne  m'oublie  jamais,  lui;  chaque 
jour  il  m'apporte  quelque  chose.  Le  mois  passé,  j'ai  été  malade, 
mes  plaies  se  sont  rouvertes;  et  Zio  Pera  m'a  envoyé  le  médecin 
et  m'a  acheté  les  médicamens.  Oh!  il  fait  pour  moi  ce  que  ferait 
mon  propre  père,  si...  Mais  mon  père  m'a  abandonnée... 

Elle  remarqua  tout  de  suite  qu'elle  venait  de  toucher  un 
point  douloureux  pour  son  visiteur  et  changea  de  conversation. 

—  Suffit!  Vous  ne  voulez  donc  pas  la  prendre,  cette  grappe? 
Elle  est  propre,  je  vous  assure. 

-^  Eh  bien,  donne  !  répondit  le  jeune  homme.  Mais  où  la 
mettrai-je?...  Attends:  je  vais  l'envelopper  dans  ce  journal...  Tu 
sais,  je  m'en  vais.  Je  vais  à  Cagliari  comme  étudiant.  Au  revoir. 
Porte-toi  bien;  guéris-toi. 

—  Adieu  !  dit-elle  les  yeux  pleins  de  larmes.  Ah  !  moi  aussi, 
je  voudrais  partir  I 

En  sortant,  Anania  vit  sur  la  porte  du  cabaret  la  belle  Agata, 
et  il  se  dirigea  vers  elle.  Dès  que  la  fille  l'aperçut,  ses  grands 
yeux  brillèrent;  et  elle  lui  sourit,  lui  envoya  de  grandes  salu- 
tations avec  la  main. 

—  Adieu  !  dit-il. 

—  Tu  faisais  donc  ta  cour  &  ce  petit  tas  d'immondices?  de- 
manda-t-elle  en  indiquant  Rebecca  qui  était  venue  sur  le  seuil 
de  sa  porte. 

Et  elle  se  mit  à  rire,  fixant  sur  lui  un  regard  lascif. 

—  Tu  sais,  reprit-elle  ;  cette  pourriture  est  jalouse  de  moi. 
Regarde  comme  eÛe  nous  épie!  La  sotte!  Elle  pense  continuelle- 
ment à  toi  parce  que,  la  dernière  nuit  de  l'an  passé,  lorsque 
nous  avons  tiré  les  amoureux  au  sort,  le  sort  t'a  mis  avec  elle. 

—  Assez!  dit-il  avec  impatience.  Je  pars  demain.  Adieu. 
As-tu  quelque  commission  à  me  donner? 

—  Non.  Mais  emmène-moi!  proposa-t-elle  avec  chaleur. 

Et  elle  attira  le  jeune  homme  dans  le  cabaret,  lui  demanda 
ce  qu'il  voulait  boire. 

Rien.  Merci.  Adieu,  adieu  ! 

Mais  Agata  lui  versa  quand  môme  du  vin  blanc;  et,  tandis 
qu'il  le  buvait,  elle  regardait  dehors  et  appuyée  sur  le  comptoir, 
languissante,  elle  disait  : 


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mr^W^' 


CENDRES.  89 

—  Moi  aussi,  j'irai  bientôt  à  Cagliari.  Dès  cpie  j'aurai  un  cos- 
tume neuf  et  des  boutons  d'or  pour  ma  chemise,  j'irai  là-bas  et 
j'y  chercherai  une  place.  De  cette  façon,  nous  pourrons  nous  re- 
voir... Ah!  diable,  voici  Ântonino  qui  arrive.  Il  veut  m'épouser, 
tu  sais,  et  il  est  jaloux^ de  toi...  Adieu,  mon  trésor!  Adieu,  et 
va-t'en. 

Tout  en  parlant  ainsi,  elle  se  jeta  sur  lui  d'un  bond  félin  et 
lui  plaqua  sur  la  bouche  un  baiser  passionné  ;  puis  elle  le  poussa 
dehors. 

Il  s'en  alla,  étourdi,  mal  à  l'aise,  et  marcha  quelques  minutes 
au  hasard.  Tout  à.  coup,  il  se  trouva  entre  les  bras  d'une  femme. 

—  Fils  de  mon  cœur!  dit  Nanna,  en  geignant  d'un  air  comique 
et  en  lui  présentant  un  cornet.  C'est  donc  vrai?  Tu  pars  demain? 
Que  le  Seigneur  t'accompagne  et  te  bénisse  comme  il  bénit  l'épi 
du  froment.  Nous  sommes  gens  de  revue,  mais  n'importe  :  voici 
pour  toi...  Ne  me  refuse  pas,  tu  sais!  j'en  mourrais  de  chagrin! 

Comme  il  prenait  le  cornet,  il  sentit  sur  sa  joue  le  contact 
des  lèvres  de  la  vieille  femme. 

—  Vois-tu,  balbutia  Nanna,  après  l'avoir  embrassé,  je  n'ai  pas 
pu  résister  à  mon  envie.  Essuie  ta  joue,  maintenant.  Il  ne  faut 
pas  qu'elle  reste  sale  pour  les  suaves  baisers  des  jeunes  filles 
aux  cheveux  d'or  qui  te  ramasseront  comme  une  dragée... 

Revenu  chez  lui,  il  déplia  le  petit  paquet,  qui  contenait  treize 
sous;  et  il  se  mit  à  les  faire  sauter  dans  sa  main. 

—  As-tu  été  chez  ton  parrain?  lui  demanda  Zia  Tatana. 

—  Non.  J'irai  tout  à  l'heure,  après  le  déjeuner. 

Mais,  après  le  déjeuner,  il  sortit  dans  la  cour  et  se  coucha 
sur  une  natte,  à  l'ombre  du  sureau  qu'entouraient  de  leurs  bour- 
donnemens  les  abeilles  et  les  mouches.  L'air  était  tiède  ;  entre 
les  branches,  Anania  voyait  de  grands  nuages  blancs  passer  sur  le 
ciel  bleu,  et  il  sentait  une  suprême  douceur  tomber  de  ces  nuages, 
telle  une  pluie  de  lait  tiède.  Des  souvenirs  lointains,  errans  et 
changeans  comme  les  nuages,  flottaient  dans  son  esprit,  con- 
fondus avec  les  impressions  récentes.  Il  revoyait  le  paysage 
triste,  gardé  par  les  pins  sonores,  où  sou  père  piochait  la  glèbe 
pour  semer  le  froment  du  patron;  les  pins  avaient  un  murmure 
pareil  à  celui  de  la  mer,  le  ciel  était  d'un  azur  profond  et  mé- 
lancolique. Puis  il  se  rappelait  des  vers  : 

Le  mystère  de  ses  yeux  bleus, 
Vides,  profonds  comme  les  cieuz... 


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40  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

.  Les  yeux  de  Margherita?  Non  :  dans  les  yeux  de  sa  bîen-aîmée, 
il  n'y  avait  que  bonté  simple  et  claire  tendresse.  Puis  il  entendait 
un  pas  dans  la  rue  et  croyait  voir  le  facteur  devant  la  porte  de 
M.  Garboni.  Toc,  toc,  toc!  Margherita  accourait  pour  ouvrir, 
prenait  la  lettre  rose  à  filets  verts  et  se  sauvait.  Anania  voulait 
la  suivre,  mais  il  ne  le  pouvait  pas  :  il  était  incapable  de  bouger 
et  de  parler... 

—  Il  est  trois  heures,  mon  enfant.  Quand  donc  îras-tu  chez 
ton  parrain?  fit  Zia  Tatana  en  le  touchant  à  Tépaule. 

Il  se  réveilla  et  se  mit  debout,  encore  ensommeillé,  une  joue 
blanche  et  Tautre  rouge.    . 

—  Comnie  je  dormais!  dit-il  en  s'étirant.  C'est  parce  que, 
la  nuit  dernière,  je  n'ai  pas  dormi  une  minute...  J'y  vais  tout  de 
suite. 

Il  alla  faire  sa  toilette,  se  peigna,  perdit  une  bonne  demi- 
heure  à  se  coiflfer.  Son  cœur  battait  d'angoisse.  «  Qu'est-ce  que 
cela  signifie?  pensait-il.  Qu'est-ce  que  j'ai?  »  Il  tâchait  de  se  do- 
miner, mais  il  n'y  réussissait  pas. 

—  Tu  es  encore  là?  Mais  quand  donc  iras-tu  chez  ton  parrain? 
lui  répéta  la  vieille,  de  la  cour. 

Il  mit  la  tète  à  la  fenêtre  et  demanda  : 

—  Qu'est-ce  que  -je  lui  dirai? 

—  Tu  lui  diras  que  tu  pars  demain,  que  tu  travailleras  cou- 
rageusement, que  tu  seras  toujours  un  fils  respectueux. 

—  Amen!  Et  lui,  qu'est-ce  qu'il  me  dira? 

—  Il  te  donnera  de  bons  conseils. 

—  Mais  me  parlera-t-il  de... 

—  De  quoi? 

—  De  l'argent  !  dit-il  plus  bas. 

—  Que  Dieu  te  bénisse!  repartit  la  vieille  en  levant  les  mains 
au  ciel.  Ça,  ce  n'est  pas  ton  afi'aire,  et  tu  n'as  pas  à  t'en  occuper. 

—  Bon  î  Alors,  j'y  vais. 

Ce  fut  seulement  dans  la  soirée,  après  avoir  passé  et  repassé 
plusieurs  fois  sous  les  fenêtres  de  Margherita  sans  réussir  à 
l'entrevoir,  qu'Anania  se  décida  enfin  à  frapper  et  à  demander 
M.  Garboni. 

—  Il  n'y  a  personne  à  la  maison,  répondit  la  servante,  har- 
gneuse. Si  tu  veux  attendre,  ils  rentreront  bientôt.  Pourquoi 
n'es-tu  pas  venu  de  meilleure  heure? 


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CENDRES.  41 

—  Parce  que  cela  ne  m'a  pas  plu,  réplîqua-t-îl,  agacé. 

—  C'est  juste.  Tu  aimes  mieux  perdre  ton  temps  avec  ce 
souillon  d'Âgata  que  venir  présenter  tes  respects  à  tes  bien- 
faiteurs. 

Il  entra,  frémissant  de  colère,  et  alla  s'accouder  à  la  fenêtre, 
dans  le  cabinet  de  M.  Carboni.  Quelle  humiliation!  Cette  ser- 
vante continuait  à  le  traiter  comme  en  la  nuit  lointaine  où  il 
était  venu  avec  Bustianeddu  demander  une  tasse  de  bouillon; 
il  avait  eu  beau  grandir  et  s'instruire,  il  n'était  toujours  que  le 
fils  d'un  domestique,  l'obligé  qui  vit  des  bienfaits  du  maître.  Des 
larmes  de  rage  lui  mouillèrent  les  yeux. 

«  Mais  je  suis  un  homme!  pensa-t-il.  J'ai  la  ressource  de 
renoncer  à  tout,  de  labourer  la  terre,  de  me  faire  soldat.  Ce  que 
je  ne  puis  pas,  c'est  être  lâche.  Et  je  serais  lâche  si  je  restais 
un  moment  de  plus  dans  cette  maison  !  » 

Il  quitta  la  fenêtre;  mais,  en  passant  à  côté  du  bureau  déjà 
éclairé  par  la  lune,  il  aperçut,  entre  les  papiers  qui  s'y  trouvaient 
pêle-mêle,  une  enveloppe  rose  à  filets  verts.  Le  sang  lui  monta 
à  la  tète;  ses  oreilles  s'échauffèrent,  martelées  par  un  tintement 
métallique;  sans  savoir  ce  qu'il  faisait,  il  saisit  l'enveloppe. .. 
Oui,  c'était  bien  celle-là,  ouverte  et  vide  !  Il  eut  la  sensation  de 
toucher  la  dépouille  d'une  chose  profanée  et  détruite...  Ah!  tout 
était  fini!  Son  âme  était  vide  et  lacérée  comme  cette  enveloppe! 

Soudain,  une  vive  lumière  inonda  la  pièce.  Il  vit  entrer  Mar- 
gherita  et  eut  à  peine  le  temps  de  laisser  retombai^l'enveloppe; 
mais  il  soupçonna  que  la  jeune  fille  avait  deviné  son  indiscré- 
tion, et  une  vive  honte  se  joignit  à  sa  douleur. 

—  Bonsoir,  lui  dit  Margherita  en  posant  la  lampe  sur  la 
table.  On  t'avait  donc  laissé  dans  les  ténèbres? 

—  Bonsoir,  murmura-t-il,  résolu  à  expliquer  son  acte,  puis  à 
fuir  et  à  ne  jamais  reparaître. 

—  Assieds-toi. 

—  Pardon...,  commença-t-il  à  balbutier.  Je  n'ai  pas  fait 
exprès;  je  ne  suis  pas  une  âme  vile.  Mais  j'ai  vu  cette...  cette 
enveloppe... 

Il  la  montra  du  doigt.; 

—  Et  je  n'ai  pas  pu...  Je  l'ai  regardée! 

—  C'est  toi  qui  as  écrit  la  lettre? 

—  Oui,  c'est  moi. 

Margherita  rougit  et  laissa  voir  son  trouble.  Elle  était  si  belle 


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42  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  si  rose,  dans  son  costume  de  promenade,  la  taille  serrée  par  un 
ruban  de  couleur  vive!  Le  jeune  homme  oublia  soudain  Toffense 
de  la  servante,  la  colère  éprouvée,  l'indélicatesse  commise.  Il 
aurait  voulu  éteindre  la  lampe  et,  dans  le  clair  de  lune,  tomber 
aux  pieds  de  Taimée,  l'appeler  des  noms  les  plus  doux.  Mais  il 
ne  pouvait  pas,  il  ne  pouvait  pas  1  Et  cependant  il  s'apercevait 
bien  que,  elle  aussi,  elle  levait  et  baissait  les  yeux  avec  une  ap- 
préhension délicieuse,  dans  l'attente  de  son  cri  d'amour. 

—  Est-ce  que  ton  père  l'a  lue?  demanda-t-il  enfin,  à  voix 
basse. 

—  Oui  ;  et  il  riait. 

—  Il  riait?... 

—  Oui.  Et,  après  l'avoir  lue,  iil  me  Ta  donnée  en  disant  : 
«  De  qui  diable  cette  lettre  peut-elle  venir?  » 

—  Mais  toi?...  Qu'est-ce  que  tu  as  dit? 

—  Moi...  -..  ..-.«. 

Ils  parlaient  bas,  pleins  d'anxiété,  déjà  enveloppés  par  le 
mystère  d'une  complicité  enivrante.  Tout  à  coup,  Margherita 
changea  de  voix  et  d'aspect. 

—  Ohl  mon  père  qui  arrive!...  dit-elle  d'une  voix  étouffée. 
Puis  elle  cria  à  son  père  : 

—  Tu  sais,  Anania  est  ici! 

Et,  courant  vers  la  porte,  elle  sortit  à  la  hâte,  tandis  qu'Ânania 
retombait  dans  la  plus  grande  agitation.  Il  sentit  la  main  chaude 
de  son  parrain  serrer  la  sienne  ;  il  vit  des  yeux  bienveillans  qui 
le  regardaient  et  une  chaîne  d'or  qui  scintillait;  mais  il  ne  con- 
serva pas  le  moindre  souvenir  des  bons  conseils  et  des  facéties 
que  lui  prodiguait  le  père  de  la  jeune  fille.  Un  doute  amer 
l'empêchait  d'écouter.  La  véritable  signification  du  sonnet  avait- 
elle  été  comprise  par  Margherita?  Et  qu'en  pensait-elle?  Car  elle 
ne  lui  avait  rien  dit  à  ce  sujet,  pendant  les  précieuses  minutes 
qu'il  avait  si  sottement  laissées  fuir.  Le  trouble  manifeste  qu'elle 
avait  montré  le  rassurait  insuffisamment;  ce  trouble  ne  disait 
pas  tout,  et  Anania  voulait  en  savoir  davantage,  voulait  tout 
savoir...  -  -^  -^ 

«  Tout  quoi?  »  se  demanda-t-il  avec  découragement.  Tout, 
c'était  peut-être  rien!...  Hélas!  rien  n'était  possible!  A  supposer 
qu'elle  eût  compris,  à  supposer  qu'elle  aimât...  Mais  cette  sup- 
position même  était  une  sottise!  Non,  rien  n'était  possible!  Une 
immensité  vide  entourait  le  pauvre  garçon;  et,  dans  ce  vide^Ha 


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CENDRES. 


43 


voix  de  M.  "Carbonî  se  perdait  comme  dans  un  abtme  au  fond 
duquel  il  n'y  aurait  eu  personne  pour  entendre. 

—  Sois  gai  et  ne  pense  qu'à  étudier!  conclut  le  parrain,  en 
voyant  qu'Ânania  poussait  un  soupir.  De  la  gaîté,  que  diable  I 
Montre  que  tu  es  un  homme  et  fais-toi  honneur  1 

Marglierita  fepérutj  accompagnée  de  sa  mère  qui,  à  son  tour, 
ne  ménagea  pas  au  visiteur  les  conseil^  et  les  encouragemens. 
La  jeune  fille  allait  et  venait  dans  la  pièce:  elle  s'était  rajusté 
les  cheveux,  avec  coquetterie;  et,  chose  plus  significative  encore, 
elfe  s'était  poudrée. ''Seâ?^^  y  eux  et  ses  lèvres  resplendissaient;  lèlle 
était  très  belle.  Ânania  la  suivait  d^  regard,  en  extase. 

Lorsqu'il  s'en  alla,  elle  le  reconduisit  jusqu'à  la  grande  porte. 
La  lune  éclairait  la  cour,  de  même  qu'en  Ce  'soir  lointain  oti  la 
fière  et  pourtant  suave  apparition  de  la  fillette  avait  éveillé  chez 
le  garçonnet  la  conscience  du  devoir.  Maintenant  aussi  elle  était 
fière  et  suave,  et  elle  marchait  légère,  avec  un  frou-frou  d'ailes, 
comme  prête  à  prendre  son  vol  Ah!  elle  était  véritablement 
un  ange;  et  Ânania  s'attendait  à  îa  voir  s'élancer  dans  les  airs, 
disparaître  parmi  les  ^étoiles;  et  le  désir  d'enlacer  cette  taille 
souple,  cemte  du  ruban  de  couleur  vive,  lui^donnait  le  vertige. 

Margherita  retira  le  verrou  et  tendit  sa  main  au  jeune  homme. 
Elle  était  pftle. 

—  Adieu...  murmura-t-elle.  Je  t'écrirai... 

—  Adieu!  répondit-il,  frissonnant  de  joie. 
Et  ils  s'jembrassèrent^  éperdus. 

VIII 

A  Caglîarî,  Ananîa  sui\nt  d'abord  les  cours  du  Lycée,  puis, 
pendant  deux  ans,  ceux  de  l'Université.  Il  étudiait  le  droit 

Ces  années  furent  dans  son  existence  comme  un  intermède, 
comme  une  musique  douce  et  tendre. 

Déjà,  tandis  que  le  train  l'emportait  à  travers  les  campagnes 
désolées,  rendues  encore  plus  tristes  par  l'automne,  il  avait 
senti  naître  en  lui-même  une  vie  nouvelle.  Il  se  sentait  tout 
autre,  comme  s'il  venait  de  dépouiller  un  vieux  vêtement  trop 
étroit  pour  en  prendre  un  neuf,  moelleux  et  commode.  Quelle 
était  la  cause  de  ce  bien-être  moral?  Était-ce  le  baiser  de  Mar- 
gherita?  ou  l'adieu  à  toutes  les  petites  et  misérables  choses  du 
passé?  ou  la  joie  un  peu  craintive  d'être  libre?  ou  la  pensée  du 


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44  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

monde  inconnu  vers  lequel  il  s'élançait?  Il  n'en  savait  rien  et  il 
ne  cherchait  pas  à  le  savoir.  Une  ivresse  profonde,  faite  d'or- 
gueil et  de  volupté,  l'enveloppait  ainsi  qu'un  nuage  à  travers 
lequel  il  entrevoyait  des  horizons  merveilleux.  Gomme  la  vie 
était  riante  et  facile  T  Beauté,  force,  victoire,  tout  lui  apparte- 
nait; toutes  les  femmes  l'aimaient;  toutes  les  portes  du  bonheur 
s'ouvraient  devant  lui. 

Pendant  le  trajet  de  Nuoro  à  Macomer,  il  demeura  conti- 
nuellement sur  la  plate-forme  du  wagon,  debout,  secoué  par  les 
cahots  rageurs  du  train .  Peu  de  gens  montaient  et  descendaient 
aux  stations  désertes,  où  les  acacias,  comme  ennuyés  de  leur 
solitude,  semblaient  attendre  le  passage  du  train  pour  lancer 
contre  lui  des  nuées  de  petites  feuilles  jaunes.  Le  contraste  entre 
l'inamobilité  morose  de  ces  arbres  et  la  course  tapageuse  du  train 
frappait  son  esprit  surexcité.  «  Oui,  pensait-il,  la  vie,  c'est  le 
mouvement.  »  Et  il  se  réjouissait  de  sentir  en  lui-même  la  force 
allègre  de  Teau  courante,  après  ces  longues  années  durant  les- 
quelles son  âme  avait  été  conmie  une  mare  qui  croupit  entre  des 
bords  encombrés  d'herbes  fétides. 

  Gagliari,  tout  s'arrangea  au  mieux,  comme  si  la  fortune, 
se  repentant  du  tort  qu'elle  lui  avait  fait  jusque-là,  s'était  mise  à 
le  favoriser  jusque  dans  les  moindres  choses.  Il  trouva  tout  de 
suite  une  belle  chambre  avec  deux  fenêtres.  De  l'une,  on  avait 
une  vue  splendide  sur  un  paysage  clos  par  les  collines  et  par  la 
mer;  et,  certains  jours,  la  mer  était  si  calme  que  les  vapeurs  et 
les  bateaux  à  voile  s'y  dessinaient  comme  des  gravures  sur  une 
plaque  d'acier.  De  l'autre,  on  apercevait  presque  toute  la  ville 
grimpant  jusqu'aux  bastions  et  au  Gastello  parmi  une  profusion 
de  palmiers  et  de  fleurs  :  telle,  une  ville  mauresque. 

Ânania  d'abord  eut  une  préférence  pour  cette  dernière  fenêtre, 
au  bas  de  laquelle  passait  une  large  rue  blanche.  En  face  du 
palazzo  neuf  où  il  avait  son  logement,  la  rue  était  bordée  par  une 
file  d'anciennes  petites  maisons  badigeonnées  en  rose,  avec  des 
balcons  à  l'espagnole,  garnis  d'oeillets  et  de  loques  étendues  au 
soleil. 

Bien  qu'on  fût  aux  derniers  jours  d'octobre,  il  faisait  encore 
chaud;  l'air  était  imprégné  d'étranges  parfums,  et  les  dames  que, 
de  sa  fenêtre,  Tétudiant  voyait  se  rendre  à  l'église  de  San  Luci- 
fero,  étaient  habillées  de  mousseline  et  d^étofi'es  légères.  Il  sem- 
blait au  jeune  homme  quil  vivait  dans  un  pays  enchanté;  l'air 


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mm. 


CENDRES.  45 

odorant  et  énervant,  les  commodités  inaccoutumées  de  la 
chambre  spacieuse,  les  douceurs  de  la  vie  indépendante  lui  don- 
naient limpression  vague  d'un  rêve.  Il  tomba  dans  une  sorte  de 
torpeur  voluptueuse,  à  travers  laquelle  les  particularités  de  sa 
nouvelle  existence  et  les  souvenirs  de  son  passé  récent  lui  arri- 
vaient délicieux  et  voilés.  Tout  lui  semblait  grand  el  beau,  les 
rues,  les  églises,  les  maisons.  Et  que  de  monde  il  y  avait  à 
Cagliari  !  Quelle  élégance  et  quel  luxe  ! 

La  première  lettre  de  Margherita  accrut  encore  sa  joie  de 
vivre.  C'était  une  lettre  simple  et  tendre,  écrite  sur  un  grand 
feuillet  blanc,  en  caractères  ronds,  presque  masculins.  Marghe- 
rita racontait  que,  tous  les  soirs,  elle  s'accoudait  de  longues 
heures  à  la  fenêtre  et  qu'elle  se  plaisait  à  imaginer  qu'il  allait 
passer  d'un  moment  à  l'autre,  comme  il  avait  l'habitude  de  faire 
avant  son  départ.  Elle  était  bien  chagrinée  de  cette  séparation; 
mais  elle  se  réconfortait  en  se  disant  qu'il  poursuivait  ses  études 
et  qu'il  préparait  ainsi  leur  avenir.  Dans  un  post-scriptum,  elle 
lui  indiquait  l'endroit  où  il  pourrait  adresser  la  réponse,  et 
elle  le  priait  d'agir  avec  la  plus  extrême  prudence;  car,  si  l'on 
venait  à  savoir  qu'ils  s'écrivaient,  on  s'y  opposerait  certainement 
de  la  manière  la  plus  rigoureuse. 

La  réponse  d'Anania  fut  toute  vibrante  d'amour  et  de  féli- 
cité. Sans  doute  il  éprouvait  un  peu  de  remords  à  trahir  son 
bienfaiteur  par  cette  correspondance  clandestine  ;  mais  déjà  il 
cherchait  à  se  tromper  lui-même  par  des  sophismes.  «  Si  mon 
amour  rend  la  fille  heureuse,  pensait-il,  je  ne  comprends  pas 
qu'il  puisse  être  un  mal  pour  les  parens.  » 

Après  avoir  mis  cette  première  lettre  à  la  poste,  Ânania 
eut  un  besoin  impérieux  de  respirer  à  pleins  poumons ,  de 
courir  à  travers  la  campagne,  de  gravir  une  hauteur;  et  il  se  di- 
rigea d'un  pas  rapide  vers  la  colline  de  Bonaria. 

Une  douceur  orientale  descendait  avec  les  feux  du  soir. 
L'avenue  qui  conduit  au  Sanctuaire  était  déserte,  et  la  lune  com- 
mençait à  briller  entre  les  arbres  immobiles;  le  ciel,  d'un  bleu 
verdâtre,  sillonné  de  nuages  rouges  et  violets,  prenait  sur  la 
ligne  de  la  mer  une  délicieuse  teinte  d'émeraude.  C'était  comme 
un  rêve.  Ânania  s'assit  sur  la  banquette  de  geizon  qui  entourait  le 
parvis  du  Sanctuaire,  et  il  contempla  la  mer  paisible  et  radieuse. 
La  splendeur  verdâtre  du  ciel  s'y  reflétait,  avec  la  coloration  des 
nuages,  avec  la  phosphorescence  de  la  lune  ;  et  les  flots  venaient 


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46  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

briser  au  bas  de  la  colline  leurs  énormes  conques  de  nacre 
liquide  qui  se  dissolvaient  en  écumes  argentées.  Quatre  barques 
à  voile,  se  détachant  sur  le  fond  lumineux,  ressemblaient  à 
d'inmienses  papillons  qui  seraient  venus  là  pour  boire  ou  se  re- 
poser sur  les  eaux.  Jamais  il  ne  s'était  senti  aussi  heureux.  Son 
âme  était  ondoyante  et  resplendissante  comme  la  mer,  et  il  se 
croyait  transporté  par  quelque  bienfaisant  sortilège  dans  un  mys- 
térieux pays  enchanté,  au  seuil  d'un  palais  magique  où  il  allait 
s'installer  pour  toujours. 

Lorsqu'il  reprit  le  chemin  de  la  ville,  déjà  la  lune  semait  de 
disques  et  d'arabesques  d'argent  l'avenue  obscurcie;  on  entendait 
un  chant  lointain  de  pécheur  ;  tout  était  paix  et  tendresse.  Mais 
une  mélancolie  tombait  avec  les  ombres,  et  le  cœur  du  jeune 
homme  se  serra. 

Gomme  il  traversait  le  square  de  San  Lucifero,  il  entendit 
des  cris,  des  hurlemens,  dés  glapissemens  de  femmes,  et  des  voix 
d'hommes  qui  blasphémaient  et  prononçaient  d'ignobles  paroles. 
La  curiosité  le  fit  courir,  et,  lorsqu'il  fut  arrivé  dans  la  rue  où 
il  habitait,  il  vit  en  face  des  petites  maisons  roses  un  groupe  de 
gens  qui  vociféraient  et  se  prenaient  aux  cheveux. 

—  Mais  les  gardes  ?  Pourquoi  les  gardes  ne  viennent-ils  pas? 
demanda-t-il,  tout  ému,  à  un  gros  homme  en  costume  de  ve- 
lours noir  qui  regardait  tranquillement  la  mêlée. 

—  Qu'est-ce  que  les  gardes  pourraient  y  faire?  répondit 
l'homme.  Ce  qu'il  faudrait,  ce  serait  obliger  les  donzelles  à 
déguerpir. 

—  Pourquoi?  Qui  sont  ces  femmes? 

—  Eh  1  parbleu,  ce  sont  des  femmes  perdues  !  Vous  êtes  bien 
innocent. 

Sur  ces  entrefaites,  on  vit  poindre  au  bout  de  la  rue  les 
casques  des  agens.  Aussitôt  deux  hommes  se  détachèrent  du 
groupe  et  s'enfuirent  vers  le  square;  les  femmes  coururent 
s'enfermer  chez  elles  ;  la  rue  reprit  son  aspect  tranquille.  Et  ce 
fut  seulement  dans  l'ftme  d'Ânania  que  persista  le  tumulte. 

Il  rentra  chez  lui,  si  pâle  et  si  oppressé  que  sa  logeuse  re- 
marqua son  trouble. 

—  Qu'avez-vous?  lui  dit-elle.  C'est  la  bagarre  de  la  rue 
qui  vous  a  fait  peur? N'ayez  crainte  :  nous  forcerons  bientôt  les 
gueuses  à  déguerpir.  Nous  avons  adressé  une  pétition  à  la 
Questure. 


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/  CENDRES.  47 

—  Et  d'où  sont-elles? 

—  Il  y  en  a  une  qui  est  de  la  ville.  Je  crois  que  l'autre  est 
de  Capo-di-Sopra.  Est-ce  qu'on  sait  jamais? 

Cette  nuit-U,  tourmenté  par  l'insomnie  et  par  de  pruelles 
réflexions,  il  sanglotait  dans  les  ténèbres  :  «  0  mon  Dieu,  mon 
Dieu,  faites  qu'elle  soit  morte!  Ayez  pitié  de  moi,  Seigneur I  » 
Après  les  renseignemens  que  sa  logeuse  lui  avait  fournis  pen- 
dant le  dîner,  il  ne  redoutait  plus  qu'une  de  ces  femmes  pût  être 
sa  mère  ;  mais  il  se  représentait  Oli  vivant  comme  ces  malheu- 
reuses dans  la  plus  honteuse  abjection,  et  il  frémissait  de  haine 
et  de  dégoût. 

De  temps  à  autre,  une  sorte  de  vide  se  produisait  dans  son 
esprit.  Alors,  las  de  se  tourmenter,  il  laissait  sa  pensée  courir 
au  hasard  après  des  visions  étrangères  à  ce  qui  le  tourmentait; 
le  souffle  du  vent  et  le  murmure  des  vagues  lui  rappelaient  les 
bois  de  l'Orthobene,  oti  si  souvent,  tandis  [qu'il  cueillait  des 
violettes,  la  brise  sur  les  yeuses  lui  avait  donné  l'illusion  d'en- 
tendre la  mer.  Mais,  tout  d'un  coup,  la  sinistre  vision]  réappa*^ 
raissait  et  lui  donnait  une  nouvelle  angoisse. 

Puis  il  pensait  à  Margherita.  «  Hélas!  se  disait-il,  pourquoi 
ai-je  fait  ce  rêve  d'amour?  Jamais  ma  fiancée  ne  voudra  être  la 
belle-fille  d'une  femme  perdue.  Cette  femme  nous  sépare  néces- 
sairement... Mais  si  e//^  était  morte?...  Oh,  non,  elle  n'est  pas 
morte!  J'en  ai  la  certitude...  Elle  vit,  et  elle  est  jeune  encore. 
Quel  âge  peut-elle  avoir?  Trente-deux  ou  trente-trois  ans,  je 
suppose...  Ah  1  elle  est  jeune,  elle  est  très  jeune  !» 

L'idée  de  cette  jeunesse  finissait  par  l'attendrir.  «  Et  qui  sait 
si  elle  n'est  pas  revenue  au  bien?...  Dans  tous  les  cas,  mon  de- 
voir est  de  la  rechercher,  de  la  retrouver,  de  l'aider  à  sortir  de 
la  honte...  En  somme,  elle  ne  m'a  abandonné  que  pour  m'^tre 
utile.  Avec  elle,  j'aurais  végété  dans  l'indigence,  j'aurais  risqué 
de  devenir  un  voleur,  un  criminel.  Maintenant,  au  contraire,  me 
voici  en  passe  de  conquérir  une  situation  honorable  dans  le 
monde.  Je  serai  le  fils  de  mes  œuvres...  Pourquoi  Margherita 
refuserait-elle  de  se  donner  à  moi  ?  Elle  verra  en  moi,  non  le 
fils  de  la  femme  perdue,  mais  le  fils  de  ses  œuvres.  Je  n'ai  rien 
fait,  moi,  qui  puisse  me  déshonorer...  » 

La  conclusion  de  ce  débat  intérieur  fut  qu'il  devait  écrire 
dès  le  lendemain  à  Margherita  pour  lui  apprendre  la  vérité  tout 


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48  REVUE  DES  DEUX. MONDES. 

entière.  Mais  ni  le  lendemain  ni  les  jours  suivans  il  n'eut  le  cou- 
rage de  faire  à  la  jeune  fille  cette  triste  confession.  Il  s'excusait 
vis-à-vis  de  lui-même  en  se  disant  :  «  Quand  je  la  reverrai,  je 
lui  révélerai  de  vive  voix  mon  secret.  »  Et  cependant  il  se  ren- 
dait bien  compte  que,  lorsqu'il  la  reverrait,  il  aurait  encore 
moins  de  courage  pour  parler  que  pour  écrire. 

Depuis  le  soir  de  la  rixe,  il  évita  de  regarder  par  la  fenôtre 
de  la  rue.  Mais,  soit  en  allant  au  cours,  soit  en  rentrant  chez 
lui,  il  ne  pouvait  éviter  d'apercevoir  souvent  les  deux  femmes 
de  la  maison  rose,  qui  étaient  presque  continuellement  sur  leur 
balcon  ou  sur  le  seuil  de  leur  porte.  L'une  de  ces  femmes,  —  celle 
de  Capo-di-Sopra,  —  grande  et  mince,  avec  des  cheveux  très 
noirs  et  des  yeux  d'un  bleu  vif,  attirait  surtout  son  attention. 
Elle  s'appelait  Marta  Rosa  ;  il  y  avait  des  jours  où  on  la  voyait 
misérablement  vêtue,  mal  coiffée,  les  pieds  dans  des  savates  rouges  ; 
et,  d'autres  jours,  on  la  voyait  habillée  avec  une  élégance  criarde, 
traînant  dans  l'ordure  ses  bottines  de  satin.  Quelquefois,  elle 
chantait  des  chansons  de  son  pays  ;  et  tandis  qu'Ânania  travaillait 
dans  sa  chambre,  il  l'entendait  fredonner,  d'une  voix  assez  pure, 
ce  refrain  qui  revenait  sans  cesse  aux  lèA^res  de  la  fille  : 

Le  soldat  qui  fait  la  guerre, 
De  Dieu  ne  se  souvient  guère, 

A  ce  qu'on  dit. 
Et  moi,  mon  corps  se  réduit 

A  sept  onces  de  terre, 
Quand  il  est  enseveli. 

Alors  le  jeune  homme  se  demandait  :  «  Pourquoi  ne  réfléchit- 
elle  pas  à  ce  qu'elle  chante?  Pourquoi  ne  songe-t-elle  pas  à  la 
mort  et  à  Dieu  ?  Pourquoi  ne  se  corrige-t-elle  pas  de  ses  vices?  » 
Le  chant  de  cette  femme  lui  faisait  mal. 

Cependant,  les  semaines  et  (es  mois  passaient.  Un  hiver  très 
doux  avait  succédé  h  un  automne  aussi  chaud  qu'un  été  ;  en 
janvier,  les  amandiers  commençaient  h  fleurir  ;  si  le  mistral  n'eût 
pas,  de  temps  à  autre,  enveloppé  la  ville  dans  des  nuages  de 
poussière,  on  se  serait  cru  au  printemps. 

Ânania  ne  s'était  lié  avec  aucun  ami,  ne  fréquentait  aucun 
camarade.  Lorsqu'il  n'étudiait  pas,  il  se  promenait  seul  au  bord 
de  ia  mer  ou  faisait  de  longues  excursions  dans  les  campagnes 
environnantes.  Ce  fut  ainsi  que,  en  explorant  les  collines  du 


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CENDRES.  49 

Monte  Urpino^il  eut  la  chance  de  découvrir  un  site  merveilleux. 
C'était  une  pigneraie  aux  allées  désertes,  tapissées  de  mousse  ; 
à  gauche,  il  y  avait  des  prés  verts,  des  clos  entourés  de  haies 
rousses  et  parsemés  d'arbres  en  fleur  ;  à  droite,  il  y  avait  des 
bouquets  de  bois  et  des  pentes  couvertes  d'iris.  Anania  venait 
s'asseoir  sous  les  pins,  au  sommet  d'une  éminence,  et  il  s'attar- 
dait à  contempler  le  paysage  sans  limites.  La  ville  rougeoyait  au 
soleil  ;  des  étangs  bleuâtres  luisaient  de  reflets  métalliques  ;  la 
mer  était  pareille  à  un  immense  creuset  plein  d'or  en  ébuUition. 
La  pigneraie  du  Monte  Urpino  fut  dès  lors  le  royaume  de  ses 
rêves.  Il  y  revenait  presque  tous  les  jours,  et  il  se  considérait  si 
bien  comme  le  maître  de  l'endroit  que  la  rencontre  d'une  autre 
personne  le  rendait  de  mauvaise  humeur.  Il  se  plaisait  à  y  relire 
les  lettres  de  Margherita  et  s'y  abandonnait  librement  à  ses 
rêves.  Les  sonnailles  d'un  troupeau  de  brebis  paissant  dans  le 
voisinage  évoquaient  le  souvenir  du  pays  natal  et  lui  inspiraient 
une  tristesse  nostalgique.  Que  faisait  en  ce  moment  Zia  Tatana? 
Elle  était  sans  doute  dans  sa  cuisine,  occupée  à  préparer  le  repas 
du  soir,  et  la  pensée  de  son  fils  adoptif  mouillait  de  larmes  ses 
yeux  si  bons.  Et  Vautre,  où  était-elle,  que  faisait-elle?  Était-elle 
riche  ou  mendiante?...  Et  si  elle  était  en  prison?... 

Les  vacances  de  Pâques  approchaient,  et  Ânania  comptait 
avec  une  impatience  croissante  les  jours,  les  heures,  les  minutes. 

Lorsqu'il  s'installa  dans  le  train,  l'excès  de  sa  joie  était  cui- 
sant comme  une  souffrance.  «  Et  si  j'allais  mourir  en  voyage?  se 
disait-il.  Âh  !  mes  belles  montagnes  !  Âh  !  ma  vieille  petite  ville 
de  Nuoro  !  Âh  !  le  visage  adoré  de  Margherita  I  » 

Heureusement,  il  arriva  sain  et  sauf  à  destination  ;  et  la  pre- 
mière personne  qu'il  reconnut  sur  le  quai  de  la  gare,  ce  fut 
Nanna.  Elle  attendait  depuis  longtemps  ;  et,  sitôt  qu'elle  vit  le 
beau  jeune  homme  descendre  du  wagon,  elle  s'élança  à  sa  ren- 
contre. 

—  Mon  cher  enfant!  mon  cher  enfant I 

—  Tiens  !  lui  dit-il  d'un  ton  sec. 

Et,  pour  se  préserver  d'un  embrassement  peu  désirable,  il  lui 
mit  entre  les  mains  sa  valise,  un  ou  deux  paniers,  une  canne, 
un  parapluie.  Et  il  ordonna  : 

—  Porte  vite  mes  bagages  à  la  maison.  Moi,  j'ai  une  course 
à  faire. 

TOM«  XXVI.  —  1003.  4  „ 


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50  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tandis  que  Nanna,  stupéfaite,  s'en  allait  d'un  côté,  il  s'en  alla 
de  l'autre,  vers  la  demeure  de  Margherita. 

L'aspect  de  ces  lieux  où  s'était  écoulée  son  adolescence  et 
qu'il  avait  quittés  depuis  quelques  mois  à  peine  lui  semblait  nou- 
veau et  lui  donnait  une  sorte  de  désappointement.  Comme  les 
maisons  étaient  basses  I  Gomme  les  rues  étaient  étroites  !  Gomme 
le  printemps  ^tait  /roid^  dans  cette  région  montagneuse  ! 

Une  femme  se  montra  sur  le  pas  de  sa  porte,  regarda  curieu- 
sement et  dit  à  haute  voix  :  «  G'est  lui  I  »  Le  jeune  homme  sen- 
tit son  cœur  battre  plus  fort  et  hâta  le  pas. 

Âh  I  la  voilà  enfin,  la  voilà,  cette  demeure  dont  il  s'approche 
comme  un  dévot  s'approche  du  tabernacle.  Voilà  le  porche 
rouge;  voilà  les  volets  verts.  Il  n'y  a  dans  la  cour  qu'une  poule 
noire,  qui  marche  en  levant  très  haut  les  pattes  et  qui,  par  in- 
stans,  s'arrête  pour*  donner  un  coup  de  bec  sur  le  sol.  Â  la 
fenêtre,  aucune  figure  n'apparaît.  G' est  étrange  !  Il  l'a  cependant 
avertie  qu'il  suivrait  ce  chemin  pour  aller  de  la  gare  à  la  maison 
de  son  père.  L'anxiété  le  serre  à  la  gorge. 

Tout  à  coup,  il  a  comme  un  éblouissement.  Elle  est  là-haut, 
elle  le  regarde,  elle  sourit.  L'émotion  le  trouble  à  tel  point 
qu'il  ne  songe  môme  pas  à  répondre  par  un  salut  et  par  un  sou- 
rire. 

La  vision  disparaît  ;  mais  il  n'en  continue  pas  moins  à  con- 
templer la  fenêtre  vide. 

Des  pas  retentissent  au  bout  de  la  rue  :  c'est  Franziscu 
Garchide,  qui  s'avance  en  compagnie  de  deux  ou  trois  autres 
personnes.  Pour  éviter  cette  rencontre,  Ânania  prend  sa  course, 
et,  quelques  minutes  après,  il  fait  irruption  dans  la  cuisine  où 
Zia  Tatana  le  reçoit  à  bras  ouverts,  tandis  que  Nanna,  essoufflée, 
entre  avec  la  valise,  les  paniers,  la  canne  et  le  parapluie. 

Grazia  Deledda. 
{La  troisième  partie  au  prochain  numéro.) 


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AU   TEMPS  PASSÉ 


Beaucoup  de  choses  s'estompent  déjà  dans  le  lointain  de 
ma  mémoire.  Avant  que  tout  s'efface,  je  voudrais,  rassembler 
quelques  souvenirs,  non  pour  la  satisfaction  de  parler  de  moi, 
mais  pour  faire  revivre  les  traits  essentiels  d'une  société  aujour- 
d'hui presque  disparue.  Quelle  était,  il  y  a  trois  quarts  de  siècle, 
sous  le  gouvernement  de  Juillet,  la  vie  provinciale  d'une  partie 
de  la  France  ?  J'ai  pu  l'observer  de  très  près,  sur  la  frontière  de 
l'Est,  dans  une  ville  de  guerre  toute  pénétrée  des  traditions 
françaises,  oti  le  voisinage  môme  de  l'étranger  donnait  plus  de 
force  encore  au  sentiment  national.  Je  ne  prétends  pas  généra- 
liser outre  mesure.  La  généralisation,  dont  Renan  avait  juste- 
tement  horreur,  est  le  pire  des  procédés  historiques.  La  vérité* 
se  compose  de  nuances,  de  retouches,  et  non  d'absolu.  Je  ne 
dirai  donc  pas  que  ce  qui  se  passait  à  Metz,  ma  patrie,  se  passât 
exactement  de  même  ailleurs.  Il  y  avait  certainement  des  diffé- 
rences. Mais  un  fonds  commun  d'idées  et  de  manières  de  sentir 
subsistait  on  peu  partout. 

I 

En  première  ligne  le  souvenir  toujours  vivant  de  l'Empire, 
de  ses  gloires  et  de  ses  malheurs,  —  surtout  de  ses  gloires.  Ni  la 
retraite  de  Russie,  ni  la  journée  de  Leipzig,  ni  même  Waterloo 
n'avaient  ébranlé  la  confiance  générale  du  peuple  français  dans 
le  génie  de  l'honmie  et  dans  la  supériorité  de$>  armes  françaises. 


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52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

On  avait  été  vaincu,  il  est  vrai,  mais  la  France  n'avait  succombé 
que  sous  Teffort  d'une  coalition  qui  elle-même  ne  devait  son 
succès  qu'à  la  trahison  de  Bernadotte,  de  Murât,  de  Bourmont. 
L'orgueil  national  n'acceptait  l'idée  de  la  défaite  qu'en  la  corri- 
geant par  une  série  de  circonstances  atténuantes.  La  masse  du 
public  ne  se  reportait  guère  vers  les[heures  sombres,  quoiqu'elles 
fussent  les  plus  récentes.  L'EmpiJre  apparaissait  toujours  dans  le 
glorieux  rayonnement  de  Marengo,  d'Âusterlitz  et  d'iéna. 

Ce  sentiment  était  entretenu  par  les  survivans  de  la  Grande 
Armée,  nombreux  encore  et  tout  pleins  de  leur  sujet.  La  guerre 
était  la  période  éblouissante  de  leur  vie.  Ils  avaient  pris  part  à 
de  si  grands  événemens,  ils  en  conservaient  un  souvenir  si  pro* 
fond  qu'ils  ne  pouvaient  guère  parler  d'autre  chose.  Souvent 
indifférens  ou  même  hostiles  à  la  réalité  présente,  qui  leur 
paraissait  trop  étroite  ou  trop  mesquine,  ils  se  plongeaient  dans  la 
contemplation,  dans  l'admiration  du  passé.  Presque  toutes  les 
familles  comptaient  parmi  leurs  membres  un  ou  deux  de  ces 
glorieux  vétérans.  Mon  grand-père  maternel  avait  construit  les 
fortifications  de  Mayence  sous  la  surveillance  directe  de  l'Empe- 
reur ;  un  de  mes  grands-oncles  servait  dans  la  cavalerie.  Quatre 
de  mes  cousins  se  trouvaient  à  Leipzig  d'où  ils  avaient  eu  tous 
quatre  la  chance  de  revenir. 

Dans  notre  enfance  et  dans  notre  jeunesse  nous  étions  tous 
bercés  par  la  même  légende,  la  légende  napoléonienne.  Que  de 
fois  nous  avons  entendu  les  mêmes  récits,  un  peu  monotones, 
mais  si  vibrans  et  si  sincères  I  Ceux  qui  les  faisaient  nous  sem- 
blaient entourés  d'une  auréole. 

Les  mots  qui  sortaient  de  leurs  lèvres  résonnaient  comme 
des  fanfares.  Ils  ne  parlaient  que  de  grands  souvenirs,  du  grand 
Empereur,  de  la  Grande  Armée,  de  la  grande  nation.  A  les 
écouter,  un  frisson  d'enthousiasme  et  de  patriotisme  passait  dans 
nos  veines.  Ils  nous  apprenaient  à  ne  jamais  douter  de  la  patrie, 
à  la  considérer  comme  la  première  des  nations,  comme  la  reine 
du  monde.  Soldats  obscurs  ou  généraux  illustres,  ib  tenaient 
tous  un  langage  analogue.  Un  simple  canonnier  de  marine,  débris 
de  la  malheureuse  expédition  de  Saint-Domingue,  s'exprimait 
avec  la  même  foi  que  le  général  Villatte,  le  général  de  Pire  ou 
le  baron  Achard  qui  se  succédaient  dcuis  le  commandement  de  la 
division  de  Metz. 

Sous  l'impression  de  ces  récits,  presque  toute  la  jeunesse  lo- 


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AU   TEMPS   PASSÉ.  53 

cale  se  destinait  aux  écoles  militaires,  à  l'École  Polytechnique  et 
à  Saint-Cyr.  L'École  d'Application  du  génie  et  de  Tartillerie,  les 
régimens  de  ces  deux  armes  spéciales  tenaient  dans  la  ville  le 
haut  du  pavé.  Il  n'y  avait  guère  de  famille  qui  n'eût  un  fils, 
un  gendre,  un  parent  sous  les  drapeaux.  Aussi  les  bourgeois 
vivaient-ils  en  bonne  harmonie  avec  les  soldats,  sauf  dans 
les  circonstances  très  rares  où  ceux-ci,  à  la  suite  de  quelques 
libations,  troublaient  le  calme  des  rues  par  un  tapage  nocturne. 
Seulement,  tandis  que  les  officiers  se  consacraient  exclusivement 
à  leurs  devoirs  militaires,  sans  vouloir  connaître  de  la  France 
autre  chose  que  son  armée,  les  civils  regardaient  du  côté  du 
Parlement  et  s'intéressaient  à  la  politique. 

Il  y  avait  parmi  eux  trois  partis  très  tranchés.  Un  groupe  peu 
nombreux,  mais  compact,  composé  de  quelques  gentilshommes 
authentiques,  de  nobles  qui  s'étaient  anoblis  eux-mêmes,  et  de 
bourgeois  flattés  de  faire  figure  à  côté  de  la  noblesse,  restait 
fidèle  aux  idées  de  la  Restauration  et  de  l'ancien  régime.  Ils 
traitaient  le  roi  Louis-Philippe  d'usurpateur  et  boudaient  le 
monde  officiel.  A  l'autre  extrémité,  un  petit  nombre  d'hommes 
résolus  souhaitaient  et  annonçaient  le  triomphe  de  la  Répu- 
blique. Dans  le  milieu,  les  gros  bataillons  des  propriétaires,  des 
industriels,  des  commerçans,  des  gens  paisibles  s'accommodaient 
à  merveille  du  suffrage  restreint  et  de  la  monarchie  bourgeoise. 
La  physionomie  du  roi  Louis-Philippe  n'était  pas  faite  pour 
inspirer  l'enthousiasme,  mais  elle  plaisait  par  sa  bonhomie,  sur- 
tout elle  rassurait  les  intérêts.  D'ailleurs  les  princes  ses  fils,  qui 
tous  portaient  l'uniforme,  particulièrement  le  Duc  d'Orléans,  ne 
laissaient  échapper  aucune  occasion  de  passer  en  revue  les  régi- 
mens de  Metz,  ou  de  prendre  part  à  leurs  manœuvres.  La  popu- 
larité qui  les  entourait  rejaillissait  dans  une  certaine  mesure 
sur  le  gouvernement  de  leur  père. 

Au  fond,  la  population  messine  était  heureuse,  active,  appli- 
quée au  travail,  contente  du  présent,  sans  inquiétudes  pour 
l'avenir.  Les  ouvriers  de  métier  gagnaient  largement  leur  vie, 
la  petite  bourgeoisie  et  le  petit  commerce  vivaient  de  l'armée, 
les  propriétaires  du  revenu  de  leurs  maisons  louées  en  partie  à 
les  officiers.  L'élément  militaire  jeune,  aimable,  brillant,  don- 
aait  aux  réunions  de  la  société  un  caractère  permanent  de 
bonne  grâce  et  de  gaieté.  Excepté  quelques  esprits  boudeurs  ou 
avancés,  personne  ne  désirait  de  changement.  Aussi  la  Révolu- 


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54  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tion  de  Février  înspîra-t-elle  dans  la  bourgeoisie  plus  d'appré- 
hensions que  de  joies.  On  ne  séparait  guère  la  République  des 
souvenirs  de  la  Convention  et  de  la  Terreur.  Le  département  de 
la  Moselle  envoya  cependant  à  l'Assemblée  Constituante  des  re- 
présentans  de  l'opinion  républicaine  modérée,  choisis  parmi  les 
plus  honnêtes  et  les  plus  capables.  Le  choix  du  général  Poncelet, 
par  exemple,  et  de  Domès,  qui  fut  tué  en  défendant  l'ordre  dans 
les  journées  de  Juin,  faisait  le  plus  grand  honneur  au  discerne- 
ment du  suffrage  universel  alors  à  ses  débuts. 

Quelques  mois  après,  tout  se  gâtait.  L'insurrection  parisienne^ 
la  lutte  des  clubs  et  des  faubourgs  contre  la  représentation  na- 
tionale avaient  inquiété  et  indigné  les  Messins.  Les  élections  à 
l'Assemblée  législative  se  firent  dans  un  sens  absolument  opposé. 
On  n'envoya  guère  à  la  nouvelle  Chambre  que  des  gens  décidés, 
ou  tout  au  moins  résignés  à  la  réaction.  L'élection  du  prince 
Louis-Napoléon  imprimait  h  la  liste  une  signification  nettement 
rétrograde.  Sur  %ette  terre  de  soldats  le  neveu  de  l'Empereur 
bénéficiait  des  souvenirs  du  premier  Empire  si  vivans  encore  et 
si  répandus  dans  le  peuple.  Tous  les  anciens  militaires,  leurs 
fils,  leurs  parens,  leurs  familles  avaient  voté  et  travaillé  pour  lui 
avec  ardeur.  Même  après  le  Mexique,  même  après  Sadowâ,ces 
sympathies  lui  demeurèrent  fidèles.  En  1870,  la  députation  de  la 
Moselle  restait  tout  entière  bonapartiste. 

Si  en  dehors  des  apparences  extérieures  on  voulait  pénétrer 
jusqu'au  fond  des  âmes  messines,  généralement,  fermées,  peu 
communicatives,  qu'y  trouvait-on  ?  Beaucoup  de  raison,  de  sa- 
gesse, de  mesure,  le  sens  pratique  des  choses,  par-dessus  tout  le 
goût  de  l'économie  et  de  IMpargne.  Quelques  maisons  riches 
donnaient  l'exemple  du  luxe,  mais  elles  faisaient  exception.  La 
grande  majorité  des  habitans  évitait  tout  ce  qui  aurait  pu  res- 
sembler à  de  l'ostentation,  leur  donner  l'air  de  jeter  de  la  poudre 
aux  yeux.  Ils  recevaient,  à  coup  sûr,  leurs  familles  et  leurs  amis; 
ils  les  recevaient  même  fort  honorablement, mais  avec  simplicité.' 
Peu  importait  aux  Messins  de  paraître  moins  riches  qu'ils  ne 
Tétaient  en  réalité,  pourvu  qu'ils  ne  fissent  pas  de  dépenses  inu- 
tiles. En  général  le  train  de  maison  était  inférieur  à  ce  qu'au- 
rait comporté  la  fortune  réelle.  Sans  être  précisément  avares,  des 
ménages  fort  à  l'aise  vivaient  petitement.  N'ayant  aucun  besoin 
personnel,  pas  même  celui  d*étonner  la  galerie,  ils  se  conten- 
taient de  peu.  Il  leur  suffisait  d'être  en  réalité  ce  qu'ils  étaient,  de 


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i^ 


AU   TEMPS    PASSÉ.  55 

posséder  ce  qu'Us  possédaient,  sans  le  moindre  désir  d'en  faire 
étalage. 

Sous  la  modestie  des  apparences,  sous  le  mépris  visible  de 
toute  ostentation  se  cachait  J'esprit  d'initiative  qui  est  le  trait 
caractéristique  des  populations  lorraines,  la  hardiesse  de  la 
pensée  qui  devance  le  temps,  l'intuition  précoce  des  besoins  et 
des  nécessités  du  monde  moderne.  Nulle  part  on  n'a  mieux 
compris  ni  favorisé  plus  tôt  l'ascension  inévitable  de  la  démo- 
cratie dans  la  société  française.  C'est  à  Metz  qu'ont  été  créées  en 
province  les  premières  sociétés  de  secours  mutuels,  à  Metz 
encore  que  se  sont  ouverts  les  premiers  cours  publics  destinés 
aux  ouvriers  sous  la  direction  des  personnes  les  plus  distinguées 
de  la  ville.  La  simplicité  des  habitudes  facilitait  le  rapproche- 
ment  des  classes  en  ne  laissant  subsister  entre  elles  aucune  de 
ces  barrières  qu'élèvent  entre  les  hommes  le  luxe  ou  la  morgue. 

Cette  manière  très  simple  de  vivre  qu'on  aurait  retrouvée 
alors,  et  qu'on  retrouverait  encore,  sur  bien  des  points  de  lai 
France  était  relevée  à  Metz  par  la  vivacité  du  sentiment  national. 
Il  n'y  avait  pas  de  ville  plus  profondément  française,  française 
par'  la  langue  et  par  les  mœurs,  par  son  attachement  à  toutes 
nos  traditions,  ni  plus  éloignée  de  l'empire  germanique  qu'elle 
ne  connaissait  que  pour  lui  avoir  résisté  victorieusement  avec  le 
duc  François  de  Guise.  Si  on  nous  avait  prédit  que  Metz  devien- 
drait un  jour,  —  ne  fût-ce  que  momentanément,  —  une  ville 
allemande,  aucun  de  nous  n'aurait  voulu  le  croire.  Personne  n'y 
avait  jamais  parlé,  personne  n'y  parlait  allemand.  La  langue 
allemande,  l'esprit  allemand  s'étaient  arrêtés  à  quelques  lieues 
de  nos  murailles  sans  y  pénétrer  jamais.  Nos  chartes,  nos 
archives,  nos  plus  vieux  documens,  toute  notre  littérature  locale 
étaient  de  langue  française.  Un  si  grand  nombre  de  nos  com- 
patriotes, depuis  Lasalle,  le  brillant  cavalier,  jusqu'au  maréchal 
Ney,  le  brave  des  braves,  avaient  glorieusement  servi  la  France 
que  nous  nous  considérions  comme  les  plus  Français  des 
Français.  Qui  aurait  pu  prévoir  parmi  nous  et  la  folie  du  second 
Empire,  déclarant  la  guerre  sans  l'avoir  préparée,  et  le  droit  de 
conquête,  le  droit  brutal  du  moyen  âge  ressuscité  contre  nou§ 
dans  le  plus  civilisé  des  siècles  par  un  des  peuples  qui  sont  le 
plus  fiers  de  leur  civilisation  ! 

Race  positive  et  forte,  cette  race  messine,  plus  solide  que 
brillante,  mais  douée  d'une  énergie  peu  commune!  NuUemeut 


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56  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

réfractaire  d  ailleurs  h  Télégance  de  l'esprit  et  à  la  puissance  de 
l'art.  L'Académie  de  Metz  recevait  et  publiait  des  communications 
littéraires,  le  Conservatoire  de  musique  formait  des  élèves,  les 
concerts  donnés  par  les  maîtres  attiraient  toute  la  ville,  le  ténor 
Dupré  se  faisait  entendre  et  applaudir  au  thé&tre  avant  d'être 
accueilli  à  l'Opéra  de  Paris.  La  gloire  d'Âmbroise  Thomas  com- 
mençait à  poindre.  L'école  de  peinture  était  représentée  par 
Maréchal,  le  grand  peintre  verrier,  par  Auguste  Rolland  dont 
les  pastels  reproduisent  si  fidèlement  la  physionomie  de  la  terre 
lorraine,  ses  étangs,  ses  forêts,  ses  grands  animaux  de  chasse  ; 
par  De  Lemud,  au  crayon  si  fort  et  si  délicat;  par  Devilly,  si 
bien  fait  pour  peindre  les  soldats.  C'est  à  Metz,  au  milieu  de  ces 
vétérans  de  l'art  que  s'est  formé  le  fort  et  délicat  talent  d'Emile 
Michel,  qu'il  a  appris  à  observer  la  nature,  à  en  rendre  les 
nuances  les  plus  différentes  avec  tant  de  justesse  et  de  charme. 
Ce  sont  eux  qui  ont  développé  en  lui  le  sentiment  de  toutes  les 
variétés  de  l'art,  ce  sont  eux  qui  -l'ont  préparé  au  rôle  de  cri- 
tique qu'il  remplit  aujourd'hui  avec  une  si  haute  autorité. 

II 

Les  souvenirs  de  ma  jeunesse  me  laissent,  à  distance,  une 
impression  très  douce.  Il  me  semble  que  je  vivais  dans  un 
milieu  agréable,  parmi  des  gens  satisfaits  de  leur  sort.  La  nature 
humaine  demeurant  partout  la  même,  on  soupçonnait  bien 
quelques  drames  secrets,  des  amertumes,  des  jalousies,  des  riva- 
lités. Mais  l'ensemble  offrait  une  apparence  de  contentement. 
Quoiqu'il  y  eût  dans  la  ville  trois  opinions,  représentées  par 
trois  journaux  différens  :  le  Vœu  National,  légitimiste,  V Indépen- 
dant, ministériel,  le  Courrier  de  la  Moselle,  républicain,  quoi- 
qu'il en  résultât  des  polémiques  assez  vives,  les  relations  entre 
les  personnes  restaient  plutôt  courtoises.  Jamais  je  n'ai  entendu 
prononcer  autour  de  moi  les  paroles  de  haine,  les  anathèmes 
violens  qui  depuis  ont  si  souvent  frappé  mes  oreilles.  On  ne 
pensait  pas  de  même,  sans  se  croire  pour  cela  le  droit  de  se  mé- 
priser et  de  s'injurier.  Une  certaine  politesse  subsistait  entre  les 
partis,  à  l'image  du  monde  militaire  qui  donnait  l'exemple  de 
la  correction  et  de  la  tenue. 

Le  collège  de  Metz,  où  j'ai  fait  mes  premières  études,  de  la 
huitième  à  la  philosophie^  rassemblait  tous  les  élémens  de  la 


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^^f^mrv- 


AU   TEMPS    PASSÉ.  57 

société  messine,  depuis  les  plus  humbles  jusqu'aux  plus  élevés. 
Sous  le  gouvernement  de  Juillet,  l'État  seul  donnait  l'enseigne- 
ment. Il  n'y  avait  donc  aucune  institution  qui  pût  faire  con- 
currence au  collège.  Tous  les  enfans  du  pays,  fils  de  gentils- 
hommes, fils  d'officiers,  fils  de  riches  bourgeois,  de  petits 
commerçans,  de  boutiquiers  ou  de  cultivateurs,  boursiers  sans 
fortune,  étaient  élevés  ensemble.  On  peut  dire  que  leur  réunion 
représentait  les  différens  aspects  de  la  population  tout  entière. 
Dans  leurs  relations  de  tous  les  jours  ils  apportaient  naturellement 
l'esprit  de  leurs  parens,  esprit  large  et  libéral.  Les  catholiques 
coudoyaient  les  protestans  et  les  Israélites.  Les  enfans  des  mil- 
lionnaires vivaient  dans  l'intimité  des  pauvres  diables  dont  les 
parens  gagnaient  leur  pain  à  la  sueur  de  leur  front.  Ils  se  que- 
rellaient, bien  entendu,  ils  se  battaient  même  quelquefois,  mais 
jamais  par  esprit  de  caste.  L'égalité  et  la  cordialité  régnaient 
entre  eux.  Je  n'ai  guère  entendu  reprocher  à  un  juif  sa  religion, 
à  un  fils  de  fripier  le  conmierce  de  son  père. 

Une  classe  de  lycée  était  un  observatoire  bien  modeste,  mais 
d'où  Ton  avait  vue  sur  tout  le  pays.  Nulle  part  on  n'aurait  trouvé 
un  champ  d'observation  plus  étendu.  La  maison  paternelle 
m'offrait  aussi  un  théâtre  instructif  et  plein  d'intérêt.  Ici,  j'en 
demande  pardon  au  lecteur,  mais  je  suis  obligé  d'entrer  dans 
quelques  détails  personnels  sans  lesquels  mon  récit  resterait  in- 
complet. Mon  père,  ancien  élève  de  l'École  normale  supérieure, 
ancien  professeur  de  rhétorique  au  lycée  de  Lyon,  avait  été 
nommé  en  1835  recteur  de  l'Académie  de  Metz  par  M.  Ville- 
main,  son  ancien  maître.  Chez  lui  se  réunissaient  le  monde  uni- 
versitaire, les  autorités,  un  certain  nombre  d'habitans  de  la  ville 
et  d'officiers.  l'ai  rarement  vu  une  société  plus  tolérante,  d'esprit 
plus  ouvert  et  plus  conciliant.  L'aumônier  du  lycée  y  voisinait 
avec  le  juif  Salomon  Hirsch,  professeur  d'anglais,  beau-père  du 
poète  Eugène  Manuel.  Des  libres  penseurs,  des  voltairiens  s'en- 
tendaient à  merveille  avec  des  catholiques  convaincus,  avec  des 
membres  de  la  Société  de  Saint- Vincent-de-Paul. 

Mon  père  y  donnait  le  ton  par  sa  manière  de  voir  tout  à  fait 
éclectique,  peut-être  aussi  un  peu  par  les  contrastes  qu'il  réunis- 
sait en  sa  personne.  Descendant  direct  d'une  des  plus  anciennes 
et  des  plus  nobles  familles  du  Maine  ;  petit-fils  du  vidame  de 
Vassé,  maréchal  de  camp  des^armées  du  Roi,  gouverneur  de 
Plessis-les-Tours,  il  avait,  comme  son  père  lui  en  avait  donné 


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"88 


REVUE  DES   DEUX   MONDES. 


l'exemple  dans  la  nuit  du  4  août,  renoncé  à  tous  ses  titres  pour 
se  contenter  du  nom  de  la  terre  de  Mézières,  dépendant  de 
l'ancien  domaine  de  Vassé.  Il  n'en  conservait  pas  moins  un 
certain  orgueil  de  race,  mais  il  était  beaucoup  plus  fier  de  ses 
brillans  succès  au  concours  général,  et  des  grades  qu'il  avait 
conquis  à  la  Sorbonne,  que  de  ses  parchemins.  C'est  dire  qu'il 
estimait  par-dessus  tout  le  mérite  personnel.  Les  hommes  dis- 
tinguéSy  quel  que  fût  leur  rang  ou  leur  costume,  trouvaient  chez 
lui  l'accueil  le  plus  cordial.  J'y  ai  vu  le  Père  Lacordaire  eu 
tournée  de  prédication,  assis  à  côté  de  Frédéric  Cuvier,  frère  du 
grand  naturaliste,  zélé  protestant,  d'une  famille  de  pasteurs. 
L'Université  profitait  surtout  de  cet  éclectisme.  Elle  comptait  à 
Metz  des  hommes  de  valeur  que  leur  timidité  ou  leur  modestie 
empêchait  d'occuper  dans  le  monde  la  place  qui  leur  était  due. 
Le  recteur  ne  manquait  aucune  occasion  de  les  faire  valoir  et  de 
les  placer  à  leur  véritable  rang  dans  l'estime  publique. 

Quels  profonds  sentimens  de  reconnaissance  nous  conser- 
vons, mes  anciens  camarades  et  moi,  pour  ces  maîtres  de  notre 
jeunesse  !  Braves  gens  dont  quelques-uns  manquaient  de  science 
ou  de  portée  d'esprit,  mais  si  honnêtes,  si  consciencieux,  si 
appliqués  à  leurs  devoirs  de  chaque  jour.  Ils  nous  ont  appris  à 
travailler  et,  ce  qui  est  plus  précieux  encore,  ils  nous  ont  donné 
le  goût  du  travail.  L'un  d'eux,  M.  Gelle,  professeur  de  rhétorique, 
était  tout  à  fait  de  premier  ordre.  Excellent  élève  des  lycées  de 
Paris,  lauréat  du  concours  général,  rival  de  Victor  Le  Clerc,  il 
possédait  à  fond  l'antiquité  classique.  Il  lui  arrivait  souvent  de 
dicter  de  mémoire  une  version  latine  sans  en  avoir  le  texte  sous 
les  yeux.  J'ai  vu  bien  des  fois  mon  père  accomplir  le  même  tour 
de  force.  Tous  deux  avaient  appris  très  jeunes  des  pages  de 
latin  qu'ils  avaient  retenues.  Â  cette  connaissance  des  textes, 
M.  Gelle  joignait  le  goût,  la  finesse,  la  faculté  de  comprendre  et 
d'admirer  les  beautés  littéraires.  Il  parlait  de  ses  auteurs  favoris 
avec  un  feu,  avec  un  enthousiasme  communicatifs.  Il  ne  se  con- 
tentait pas  de  nous  expliquer  les  belles  œuvres,  il  nous  en  faisait 
sentir  le  charme  ou  la  puissance  en  termes  pleins  de  chaleur. 
Lorsque  nous  écoutions  sa  parole  ardente  et  émue,  il  passait  en 
nous  quelque  chose  de  l'émotion  qu'il  éprouvait  lui-même.  Au- 
jourd'hui encore,  nous  ne  pouvons  relire  certains  passages  sans 
revoir  par  la  pensée  sa  mimique  expressive,  sans  entendre 
l'accent  vibrant  de  sa  voix. 


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AU   TEMPS   PASSÉ.  59 


III 

Pendant  qu'au  lycée,  j'apprenais  à  connaître  les  habitans  de 
Metz,  un  autre  aspect  de  la  vie  familiale  me  mettait  en  relations 
avec  les  habitans  de  la  campagne  lorraine.  La  famille  de  ma 
mère  possédait  un  petit  bien  dans  le  département  de  la  Moselle, 
Il  Rehon,  tout  près  de  la  frontière  belge  et  luxembourgeoise.  J'y 
étais  né,  j'y  avais  été  nourri,  et  j'y  passais  régulièrement  mes 
vacances  chez  mes  grands-parens  maternels.  C'est  une  habitude 
à  laquelle  je  n'ai  manqué  que  deux  fois  dans  ma  vie,  lorsque 
j'étais  retenu  loin  de  la  France  par  mon  séjour  à  l'École 
d'Athènes.  Rehon  est  le  lieu  qui  a  abrité  une  partie  des  miens 
depuis  deux  siècles.  J'y  reste  d'autant  plus  fidèle  que  j'y  retrouve 
à  la  fois  les  souvenirs  les  meilleurs  et  les  plus  poignans  de  m^ 
vie.  La  plupart  de  ceux  qui  me  sont  chers  reposent  dans  le  petit 
cimetière  qui  entoure  l'église.  Il  n'y  a  pas  un  coin  du  village  où  je 
n'aie  joué  enfant,  pas  un  sentier  que  je  n'aie  suivi  des  milliers  de 
fois,  pas  une  des  vieilles  maisons  dont  je  ne  connaisse  l'histoire^ 

C'était,  il  y  a  soixante  ans,  un  hameau  d'une  trentaine  de 
feux,  blotti  sous  une  colline  boisée  qui  l'abrite  contre  le  vent 
du  nord,  traversé  par  un  ruisseau,  borné  par  la  Ghiers,  petite 
rivière  qui  prend  sa  source  en  Belgique,  près  d'Arlon.  Des  bois 
profonds  entourent  la  vallée,  sur  laquelle  s'étendent  des  prai- 
ries et,  de  temps  en  temps,  au  versant  des  hauteurs  quelques 
champs  cultivés.  Une  centaine  d'habitans  vivaient  là  dans  une 
retraite  paisible.  La  plupai^t  possédaient  un  lopin  de  terre,  un 
jardin  qu'ils  cultivaient,  une  vache,  des  chèvres,  des  porcs.  Les 
plus  pauvres  blanchissaient  le  linge  de  la  ville  voisine  de 
Longwy  ou  braconnaient  sur  la  rivière.  Aucune  industrie.  Au 
milieu  de  la  médiocrité  générale  des  fortunes,  deux  familles 
seulement  émergeaient,  celle  d'un  propriétaire  qui  cultivait  une 
trentaine  d'hectares  et  celle  de  mon  grand-père.  Au  temps  où  il 
fallait  payer  deux  cents  francs  de  contributions  pour  prendre 
part  à  Télection  des  députés,  le  hameau  de  Rehon  ne  comptait 
que  ces  deux  électeurs. 

L'un  était  bien  du  cru,  de  la  race  locale.  L'autre,  mon 
grand-père,  né  en  1765,  venait  d'une  tout  autre  origine.  Il  ap- 
partenait à  la  famille  irlandaise  des  O'Brien  qui  avait  suivi  en 
France  la  fortune  des  Stuarts.  Tant  que  ceux-ci  avaient  vécu  des 


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60  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

subsides  et  de  la  protection  de  Louis  XIV,  les  O'Brien  étaient 
restés  en  France  avec  eux.  Mais  lorsque  le  traité  d'Utrecht  obli- 
gea Louis  XIV  à  reconnaître  la  dynastie  nouvelle  qui  régnait  en 
Angleterre,  les  Stuarls  cherchèrent  un  refuge  chez  le  duc  de 
Lorraine  qui  les  accueillit  h  Commercy.  Là  le  prétendant 
licencia  les  régimens  irlandais  qu'il  ne  pouvait  plus  payer.  Un 
O'Brien  épousa  une  personne  du  pays  et  se  fixa  à  Rehon.  C'est 
de  lui  que  descend  la  famille  de  ma  mère.  Seulement  le  nom  a 
été  défiguré  en  route  par  les  scribes  des  paroisses,  fort  peu  au 
courant  de  l'orthographe  anglaise.  Dans  les  premières  années 
du  xvm®  siècle  on  écrivait  O'Brion.  Cet  0  qui  étonnait  tout  le 
monde  a  fini  par  disparaître.  Il  a  été  remplacé  par  Au,  d'autant 
plus  aisément  qu'il  y  avait  dans  le  pays  de  longue  date  une  famille 
Âubrion  avec  laquelle  on  nous  a  confondus  sans  qu'il  y\eût  entre 
nous  la  moindre  parenté. 

L'origine  irlandaise  est  attestée  par  les  actes  les  plus  anciens 
et  aussi  par  la  continuité  delà  tradition.  Ma  mère,  née  en  1807, 
et  sa  cousine  germaine,  née  en  1784,  la  conservaient  si  fidèle- 
ment qu'elles  ne  se  couchaient  jamais  sans  adresser  au  ciel  une 
prière  pour  les  âmes  de  Jacques  II  et  de  Jacques  III.  De  tels 
exemples  de  fidélité  à  la  dynastie  déchue  et  éteinte  existent  peut- 
être  en  Angleterre,  mais  j'avoue  que  je  n'en  ai  trouvé  nulle  part 
aucune  trace.  Au  bout  de  deux  générations,  les  Aubrion,  mariés 
en  Lorraine,  se  sont  étroitement  confondus  avec  la  race  fran- 
çaise au  milieu  de  laquelle  ils  vivaient.  Durant  les  guerres  de  la 
Révolution  et  de  l'Empire,  mon  grand-père  fut  un  des  premiers 
à  donner  l'exemple  du  patriotisme  en  travaillant  aux  fortifica- 
tions de  Longwy  qui  dominent  Rehon,  puis  en  acceptant  l'entre- 
prise des  fortifications  de  Mayence  qui  lui  était  offerte  par  le 
génie  militaire.  Il  resta  douze  années  dans  cette  ville,  en  rela- 
tions constantes  avec  l'Empereur  qui  la  considérait  comme  sa 
tète  de  pont  en  Allemagne  et  qui  n'y  passait  jamais  sans  visiter 
les  travaux  en  cours.  Avant  d'être  exécutés,  tous'les  plans  étaient 
soumis  au  maître  qui  les  examinait  avec  beaucoup  d'attention, 
qui  y  indiquait  au  besoin  des  modifications  et  des  retouches.  Mor 
grand-père  admirait,  en  même  temps  que  la  netteté  de  ses  vues  et 
la  fermeté  de  son  caractère,  la  bonne  grâce  avec  laquelle  il  écou- 
tait les  objections.  Dès  qu'il  s'agissait  de  l'intérêt  du  service,  il 
atténuait  les  angles,  il  faisait  violence  à  son  tempérament  auto- 
ritaire et  ne  s'offensait  pas  lorsqu'on  lui  démontrait  qu'il  avait  pu 


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m^m^^m^. 


AU   TEMPS   PASSÉ.  61 

se  tromper.  Il  remerciait  même  quelquefois  ses  interlocuteurs 
d'avoir  osé  lui  tenir  tête  et  défendre  la  vérité  contre  lui. 

Ârrètons-nous  un  instant  au  portrait  de  cet  aïeul  que  nous 
avons  eu  la  bonne  fortune  [de  conserver  jusqu'à  Tâge  de  quatre- 
vingt-neuf  ans,  qui  est  demeuré  jusqu'au  bout  le  chef  respecté 
et  vénéré  d'une  nombreuse  famille.  C'était  un  homme  de  taille 
moyenne,  lai^  d'épaules,  entièrement  rasé,  toujours  vêtu  d'un 
costume  marron,  l'air  sérieux  et  réfléchi,  avec  un  œil  plein  de 
finesse  et  un  sourire  bienveillant.  Il  n'avait  guère  été  à  l'école 
que  dans  un  couvent  de  moines  du  voisinage,  chez  les  Carmes 
de  Longwy-bas,  mais  il  s'était  formé  lui-même  au  contact  des 
hommes.  Son  goût  prononcé  et  son  aptitude  pour  le  dessin 
avaient  fait  de  lui  un  géomètre,  un  arpenteur,  un  architecte.  11 
excellait  à  tracer  des  plans  et  lorsqu'il  s'était  agi  de  les  exécuter, 
grâce  à  son  esprit  d'observation,. il  était  passé  sans  trop  de  peine 
de  la  théorie  à  la  pratique.  Il  devint  ainsi  entrepreneur  des  tra-. 
vaux  du  génie  dans  une  des  places  fortes  les  plus  importantes 
du  premier  Empire.  Les  généraux  pour  le  compte  desquels  il 
travaillait  rendaient  tous  hommage  à  son  talent  et  à  sa  probité. 
J'en  ai  connu  quelques-uns.  L'un  d'eux  me  racontait  qu'un  jour 
à  Mayence,  en  se  rendant  au  bureau  du  génie,  il  avait  failli  rece- 
voir sur  la  tête  un  sac  rempli  d'or  qu'un  sous-entrepreneur 
venait  offrir  à  M.  Aubrion  pour  obtenir  qu'on  fermât  les  yeux 
sur  quelques  malfaçons,  et  que  M.  Aubrion  avait  jeté  avec  indi- 
gnation par  la  fenêtre. 

L'administration  française  avait  laissé  dans  les  Provinces 
rhénanes  un  souvenir  d'honnêteté  dont  j'ai  encore  trouvé  la 
trace  dans  ma  jeunesse.  Avant  que  la  résurrection  du  second 
Empire  n'eût  inquiété  les  populations  allemandes,  on  parlait  sur 
les  bords  du  Rhin  avec  estime  et  même  avec  regrets  du  long 
séjour  qu'y  avaient  fait  les  Français.  La  Révolution,  de  1848  faite 
au  nom  de  la  liberté  avait  eu  en  Allemagne  un  long  retentisse- 
ment et  avait  suscité  un  peu  partout  des  mouvemens  analogues. 
On  ne  se  refroidit  pour  nous  qu'après  l'élection  du  prince  Louis- 
Napoléon.  Son  nom,  qui  rappelait  aux  Allemands  des  souvenirs 
de  conquête,  résonnait  comme  une  fanfare  de  guerre.  Les  cœurs 
qui  s'ouvraient  se  refermèrent  aussitôt.  C'est  alors,  mais  seule- 
ment alors,  que  nous  sommes  redevenus  l'ennemi  héréditaire, 
désigné  à  la  haine  des  générations  nouvelles  par  tout  le  monde 
enseignant. 


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I 


62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mon  grand-père  aimait  le  coin  de  terre  où  s'étaient  établis 
les  Irlandais,  ses  ancêtres,  où  il  avait  vécu  pendant  trente-cinq 
ans  avant  de  partir  pour  Mayence.  Se^  travaux  terminés,  il  n'eut 
plus  qu'une  pensée,  rentrer  à  Rehon  dans  la  maison  paternelle 
et  y  élever  ses  enfans.  Il  s'y  installa  définitivement  en  1812 
et  n'en  bougea  plus.  Jusqu'à  sa  mort,  il  y  exerça  une  sorte 
de  magistrature  pacifique,  il  y  remplit  les  fonctions  de  maire 
pendant  quarante  ans,  consulté  par  ses  administrés  sur  toutes 
les  questions,  leuc'  donnant  volontiers  des  conseils,  se  déran- 
geant même  pour  eux,  mais  sans  pitié  pour  les  délinquans,  dur 
aux  coquins,  ^courable  au  pauvre  monde.  Depuis  mon  en- 
fance je  l'ai  connu  sous  ces  différens  aspects.  Il  ne  fronçait  les 
sourcils  que  par  nécessité,  malgré  lui  en  quelque  sorte,  lors- 
qu'on le  poussait  à  l^out.  Au  fond,  il  n'y  avait  pas  d'homme  plus 
sensible  et  meilleur.  Nous  attendions  avec  impatience  comme  les 
jours  les  plus  heureux  de  notre  année  les  mois  de  vacances  que 
nous  passions  sous  son  toit.  Que  de  choses  j'ai  apprises  de  lui  I 
Avec  une  curiosité  enfantine,  je  ne  cessais  de  l'interroger  sur  les 
événemens  de  sa  vie.  [Né  sous  Louis  XV,  il  avait  vu  Louis  XVI 
et  Marie- Antoinette  à  la  messe  des  Tuileries,  il  avait  assisté  à  la 
bataille  livrée  près  d'Arlon  aux  Impériaux  par  les  troupes  fran- 
çaises, il  s'était  entretenu  cent  fois  avec  l'Empereur.  Il  parlait  de 
tout  cela,  très  simplement,  sans  jamais  se  vanter.  Ce  qu'il  ne  disait 
pas,  mais  ce  que  nous  savions  par  les  récits  de  ma  grand'mère, 
c'est  que,  sous  la  Terreur,  il  avait  risqué  sa  vie  en  cachant  dans 
sa  maison  des  aristocrates  poursuivis. 

Sa  conversation  était  au  plus  haut  degré  celle  d'un  honnête 
homme,  défendu  contre  tous  les  pièges  delà  vie  par  son  bon 
sens  et  par  sa  droiture  naturelle.  Il  avait  traversé  l'Ancien  Ré^ 
gime,  la  Révolution,  l'Empire,  la  Restauration,  le  gouvernement 
de  Juillet,  sans  se  mêler  beaucoup  de  politique.  Quoiqu'il  fût 
très  réservé  sur  ce  chapitre,  on  devinait  en  lui  l'homme  de  89, 
qui  ne  regrettait  rien  de  la  vieille  monarchie,  auquel  l'échafaud 
avait  fait  horreur,  que  les  désastres  de  TEmpire  avaient  guéri  de 
l'Impérialisme,  et  qui  se  reposait  avec  satisfaction  sur  l'oreiller 
de  la  monarchie  constitutionnelle.  En  sa  qualité  d'Irlandais  et 
de  Lorrain,  deux  races  batailleuses,  il  aurait  peut-être  aimé  la 
guerre  si  la  guerre  n'avait  amené  deux  fois  l'étranger  chez  lui. 
Il  se  rappelait  que  le  duc  de  Brunswick,  en  1792,  avait  pris 
Longwy,  traversé  Rehon,  et  campé  tout  près  de  là,  à  la  ferme 


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AU   TÏlMPà   PASSÉ.  63 

Procourt.  Les  Prussiens  avaient  reparu  dans  sa  commune 
en  1814  et  y  avaient  laissé  un  souvenir  détesté.  Il  savait  gré  au 
gouvernement  de  Juillet  de  le  préserver  de  ces  aventures.  Très 
prudent,  comme  le  sont  en  général  les  gens  de  la  campagne,  il 
ne  se  compromettait  pas  inutilement,  il  n'affichait  pas  ses  votes; 
mais  il  devait  toujours  voter  pour  le  candidat  ministériel.  Il 
représentait  parfaitement  le  type  du  bourgeois  orléaniste  et  con- 
servateur sous  la  monarchie  de  Juillet. 

Ce  n'est  pas  par  ce  côté  qu'il  nous  charmait  :  la  politiquf"^ 
nous  laissait  bien  îndifférens.  Ce  que  nous  aimions  en  lui, 
outre  sa  bonté,  c'était  sa  connaissance  de  la  vie  rurale.  Dans 
toutes  ses  promenades,  il  me  prenait  pour  compagnon.  Je  le  sui- 
vais, un  point  d'interrogation  presque  toujours  sur  les  lèvres.  A 
la  suite  de  nos  entretiens,  beaucoup  de  notions  utiles  s'emmaga- 
sinaient dans  ma  petite  cervelle.  J'apprenais  à  distinguer  leà 
plantes  qui  poussent  dans  nos  champs  :  le  seigle,  le  blé,  l'avoine, 
l'orge,  le  sainfoin,  le  trèfle,  la  luzerne,  le  chanvre,  la  betterave. 
Dans  nos  grands  bois,  derniers  restes  de  la  forêt  des  Ârdennes, 
je  pouvais  nommer  toutes  les  essences,  les  érables,  les  frênes, 
les  bouleaux,  les  hêtres,  les  chênes.  Je  reconnaissais  le  vol  et  le 
chant  de  chaque  oiseau  :  les  alouettes,  les  tourterelles,  les  geais, 
les  pies,  les  corbeaux,  les  merles,  les  grives,  les  rouges-gorges, 
les  mésanges,  les  pinsons.  Même  aujourd'hui,  après  tant  d'années, 
il  me  serait  difficile  de  confondre  les  espèces.  IJn  coup  d'aile, 
un  cri,  la  couleur  d'une  plume  suffisent  pour  m'avertir. 

Pauvres  oiseaux I  que  de  remords  j'éprouve  maintenant  à 
leur  endroit!  Faut-il  qu'il  reste  en  nous  quelque  chose  de  la  fé- 
rocité de  l'homme  des  cavernes  pour  que  les  meilleurs  des  êtres 
prennent  plaisir  à  torturer  ces  innocentes  petites  bêtes  !  Hélas  ! 
mon  grand-père  qui  n'aurait  pas  fait  du  mal  à  une  mouche  était 
le  plus  habile  tendeur  de  pièges  de  la  région  ;  pièges  cruels  qui 
se  composent  d'une  branche  d'arbre  courbée  en  arc  de  cercle 
et  accrochée  à  un  piquet  enfoncé  dans  le  sol.  Les  deux  bouts 
opposés  de  la  branche  sont  réunis  par  une  ficelle  double  qui 
passe  dans  un  trou  et  soutient  un  léger  morceau  de  boie  appelé 
matelas.  Lorsque  l'oiseau  se  pose  sur  le  matelas,  il  détend  le 
piège  et  se  trouve  pris  dans  la  ficelle  par  les  deux  pattes.  Il  pend 
ainsi  lamentablement,  les  pattes  brisées  ;  tous  les  efforts  qu'il  fait 
pour  se  dégager  aggravent  son  supplice.  S'il  ne  meurt  pas  de  ses 
blessures,  pour  Tempêcher  de  souffrir  plus  longtemps,  on  est  ré^ 


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I 


64  tlEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

duit  h  le  tuer  en  posant  le  doigt  sur  sa  poitrine  et  en  Tétonffant. 
Horreur  !  voilà  le  métier  que  j'ai  appris  lorsque  j'étais  enfant 
et  où  j'étais  devenu  maître.  Au  moment  des  passages,  au  com- 
mencement de  l'automne,  nous  prenions  ainsi  des  rouges-gorges 
par  douzaines.  On  les  servait  rôtis  sur  des  tranches  de  pain  et 
on  les  trouvait  délicieux. 

J'en  ai  honte  aujourd'hui  et  cependant,  par  un  de  ces  con- 
trastes qui  ne  sont  pas  rares  dans  la  nature  humaiae,  je  suis 
resté  chasseur.  Je  n'éprouve  aucune  émotion  à  fracasser  les  ailes 
d'une  caille,  d'un  perdreau,  d'un  faisan.  Je  m'excuse  en  me 
disant  que  ce  n'est  pas  tout  à  fait  la  même  chose.  De  loin  on  assas- 
sine la  béte  sans  la  sentir  palpiter  sous  ses  doigts,  tandis  qu'à  la 
sauterelle,  c'est  le  nom  qu'on  donne  aux  pièges  dans  notre  pays, 
on  la  détache  toute  sanglante  pour  lachever^d'un  coup  de  pouce. 
Souvent  le  chasseur  ne  ramasse  sa  victime  que  morte,  le  tendeur 
est  obligé  presque  toujours  de  la  faire  mourir  entre  ses  mains. 
C'est  sans  doute  un  effet  de  l'atavisme.  L'âme  du  chasseur 
survit  chez  moi  à  toute  la  sensibilité  et  à  tous  les  raisonnemens 
de  l'homme  civilisé.  Toute  partie  de  chasse  me  rappelle  les  émo- 
tions les  plus  vives  de  mon  enfance;  l'attente  fiévreuse  du  jour 
de  l'ouverture,  le  départ  à  l'aube,  la  marche  lente  dans  les  cou- 
verts, à  travers  les  luzernes,  les  betteraves,  les  pommes  de 
terre  ;  la  quête  du  chien  d'arrêt  qui  sent  de  loin  le  gibier,  son 
immobilité  absolue,  la  fixité  de  ses  oreilles  et  de  sa  queue  lors- 
qu'il arrête  définitivement,  et  d'autres  jours,  c'est  la  joyeuse 
fanfare  du  chien  courant  qui  lance  le  lièvre,  le  renard  ou  le  che- 
vreuil. L'oreille  de  mon  grand-père  ne  s'y  trompait  jamais;  à 
peine  les  chiens  avaient-ils  donné  de  la  voix  qu'il  reconnaissait 
tout  de  suite  la  nature  du  gibier  poursuivi.  Il  savait  aussi  très 
nettement  où  il  fallait  se  poster  pour  avoir  chance  de  tirer  : 
tantôt  à  la  sortie  du  bois,  tantôt  dans  les  sentiers  où  l'animal  de 
chasse  avait  l'habitude  de  passer.  L'hiver,  la  feuille  tombée,  il 
devinait  dans  quelle  partie  profonde  de  la  forêt  nous  trouverions 
les  sangliers  .ou  les  loup  s. 

IV 

Mes  camarades  et  moi,  nous  grandissions  ainsi,  corrigeant  le 
travail  acharné  du  collège  par  les  intervalles  de  cette  vie  en 
plein  air,  active,  alerte,  qui  développait  nos  muscles  et  fortifiait 


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AU   TEMPS   PASSÉ.  65 

nos  corps.  Nous  nous  endurcissions  aux  intempéries  des  saisons. 
Nous  ne  connaissions  pas  même  de  nom  Tanémie  dont  on  parie 
tant  aujourd'hui.  Nous  supportions  le  froid,  le  chaud,  la  neige, 
la  pluie,  le  vent,  le  soleil  sans  en  souffrir.  Les  exercices  phy- 
siques, la  natation,  la  gymnastique,  Téquitation  complétaient 
heureusement  Tiniluence  bienfaisante  de  la  campagne. 

Quel  était  l'état  d'esprit  de  la  jeunesse  élevée  dans  ces  condi- 
tions? En  général  excellent  :  mens  sana  in  corpore  sano.  Elle 
n'était  pas  exempte  des  défauts,  ni  même  des  vices  de  son  &ge; 
mais  elle  les  rachetait  par  une  qualité,  l'amour  du  travail.  Les 
nombreux  candidats  qui  se  destinaient  aux  écoles  militaires  en- 
tretenaient l'émulation  parmi  leurs  condisciples.  La  perspective 
d'un  concours  les  obligeait  non  seulement  à  bien  faire,  mais  à 
faire  mieux  que  d'autres.  Il  en  résultait  dans  les  hautes  claôses 
un  effort  continu,  une  poussée  de  travail  pour  arriver  au  premier 
rang.  Dans  les  études  de  mathématiques  élémentaires,  ou  de 
mathématiques  spéciales  où  se  réunissaient  les  internes,  le 
maître  pouvait  s'absorber  dans  des  préoccupations  personnelles, 
s'absenter,  disparaître,  l'application  n'en  souffrait  pas  un  instant. 
Chacun  tenait  trop  à  ne  pas  perdre  une  minute  pour  distraire 
son  voisin  ou  pour  se  laisser  distraire  par  lui.  Comme  le  disait 
un  jour  un  de  nos  maîtres  :  On  mettrait  un  chapeau  à  ma  place, 
les  élèves  ne  s'en  apercevraient  même  pas. 

Au  milieu  de  Tentraînement  général  il  fallait  une  certaine 
force  d'ftme  pour  ne  pas  se  laisser  tenter,  comme  presque  tous, 
par  la  perspective  de  l'épaulette.  Dans  une  ville  où  les  officiers 
donnaient  le  ton,  où  presque  toutes  les  familles  comptaient  un 
militaire  dans  leurs  rangs,  comment  résister  à  la  contagion  de 
l'exemple?  En  ce  qui  me  concerne,  je  n'eus  pas  à  lutter  contre 
la  tentation.  Une  autorité  supérieure  y  mit  bon  ordre.  Mon 
père,  quoiqu'il  fût  le  petit-fils  d'un  maréchal  de  camp,  quoi- 
qu'il connût  supérieurement  l'histoire  militaire  de  l'Empire, 
peut-être  même  à  cause  de  cela,  parce  qu'il  avait  trop  vu  l'envers 
de  la  gloire,  ne  voulait  pas  donner  son  fils  à  l'armée.  Il  avait 
sur  ce  point  des  idées  très  arrêtées.  Universitaire  dans  l'âme,  il 
ne  concevait  pas  pour  moi  d'autre  carrière  que  celle  qu'il  avait 
suivie  lui-même.  Aussi  s'appliquait-il  à  développer  en  moi  le 
goût  des  lettres  et,  m'y  trouvant  quelques  dispositions,  il  ne 
cessait  de  m'encourager. 

Il  s'en  fallut  de  peu  cependant  qu'un  dissentiment  n'éclatât 

TOMB   XXVI.  —   1905.  o 


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66  HEVUE   DE«   DEUX   MONDES. 

entre  lui  et  moi.  J'avais  fait  mon  deuil  sans  trop  de  peine  de 
rÉcole  Polytechnique  et  de  TÉcole  de  Saint-Cyr,  mais  je  n'avais 
pas  fait  mon  deuil  de  Tuniforme.  La  veste  et  les  aiguillettes 
d'aepiraût  de  marine  dont  on  m'avait  affublé  dans  un  bal  cos- 
tumé, la  lecture  de  quelques  voyages,  et  surtout  celle  du  Ro^ 
binson  Suisse^  m'inspirèrent  tout  à  coup  un  désir  immodéré  de 
naviguer.  Je  venais  précisément  d'obtenir  un  prix  de  géométrie, 
et  je  me  croyais  de  force  à  entrer  du  premier  coup  à  l'École  na^ 
vale.  On  avait  beau  me  représenter  que  je  n'avais  jamais  vu  la 
mer  et  qu'elle  me  réserverait  peut-être  de  cruelles  déceptions. 
Je  m'obstinais.  Il  devint  nécessaire  qu'à  l'autorité  paternelle 
s'ajoutât  l'influence  persuasive  et  caressante  d'une  mère  inquiète. 
Je  cédai  aux  instances  maternelles.  Le  sort  en  était  jeté,  il  fut 
décidé  que  j'entrerais  à  l'École  normale  supérieure.  Au  fond,  je 
ne  demandais  pas  mieux.  L'École  navale  n'avait  été  qu'une  vel* 
léifé.  Je  prenais  de  plus  en  plus  goût  aux  études  littéraires  dont 
le  charme  m'était  chaque  jour  révélé  par  mes  entretiens  avec 
mon  père.  Sa  connaissance  approfondie  des  classiques,  son  admi- 
rable mémoire  lui  fournissaient  les  argumens,  les  exemples,  les 
textes  qui  pouvaient  produire  la  plus  forte  impression  sur  un 
esprit  bien  préparé.  Il  savait  par  cœur  plus  de  trente  mille  vers 
latins  et  français.  Il  n'en  abusait  pas,  mais  un  hémistiche  de 
Virgile,  une  citation  d'Horace,  de  Racine  ou  de  Corneille  placés 
à  propos  entretenaient  chez  moi,  comme  un  besoin  naturel  et 
impérieux,  le  sentiment  du  beau. 

Cher  pèrel  je  ne  dirai  jamais  assez  combien  je  lui  dois, 
quelles  provisions  inépuisables  de  science,  de  bon  sens,  de  hau« 
teur  d'âme  et  de  noblesse  morale  je  trouvais  en  lui.  Pas  une  pe- 
titesse ni  une  banalité.  Parisien  jusqu'au  bout  des  ongles  par  sa 
naissance  et  par  son  éducation,  il  acceptait  sans  regrets  la  mo- 
notonie un  peu  plate  de  la  vie  de  province.  Il  ne  s'étonnait  ni 
d'entendre  souvent  répéter  les  mêmes  choses,  ni  de  trouver  quel- 
quefois autour  de  lui  des  horizons  bornés.  Il  lui  suffisait  pour 
sa  satisfaction  de  pouvoir  s'évader  par  la  pensée  de  ces  milieux 
restreints.  Il  en  faisait  nattre,  ou  il  en  saisissait  Toccasion  avec 
une  joie  secrète.  Chaque  fois  qu'il  prenait  la  parole  en  public, 
c'était  pour  exprimer  une  idée  neuve,  pour  présenter  un  point 
de  vue  original.  La  facilité  avec  laquelle  s'accréditent  les  légendes, 
la  quantité  de  niaiseries  qui  se  débitent  dans  le  monde  l'amu- 
saient infiniment.  Il  éprouvait  un  malin  plaisir  à  démontrer  la 


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AU   TEMPS   PASSÉ.  67 

fausseté  ou  l'eiifantillage  des  opinions  courantes.  Ses  rares  dis- 
cours^ prononcés  d'une  voix  superbe^  avec  un  <organe  souple  et 
fort,  étaient  des  événemens.  Il  y  avait  toujours  dans  ce  qu'il 
disait  quelque  chose  d'inattendu.  ^ 

Cette  tournure  d'esprit  naturelle  chez  lui  s'était  fortifiée,  pen- 
dant qu'il  professait  en  1826  un  cours  de  littérature  anglaise  à 
l'Athénée  de  Paris.  De  sa  familiarité  avec  les  essayistes  anglais 
dont  il  avait  été  le  premier  traducteur,  il  lui  restait  un  fonds 
d'Atfmotir  britannique.  Gomme  beaucoup  d'auteurs  et  d'orateurs 
d'outre-Manehe,  il  aimait  à  dire,  non  pas  ce  qu'on  croyait  qu'il 
dirait,  mais  tout  autre  chose,  à  surprendre  et  à  déconcerter  le 
publie.  Dans  la  conversation,  il  était  éblouissant  par  la  variété 
et  par  l'étendue  de  ses  souvenirs.  Je  l'ai  entendu  tenir  tète  à 
des  généraux  de  l'Empire  et  leur  apprendre  "des  détails  inédits 
sur  leurs  propres  campagnes.  Ses  interlocuteurs  ne  connaissai^at 
guère  que  les  documeus  français.  Il  avait  sur  eux  lavantage  de 
contrôler  par  les  récits  des  Anglais,  des  Italiens  et  des  Espagnols, 
nos  doeumens  officiels  si  souvent  frelatés. 

Gomme  chez  beaucoup  d'Anglais,  le  sérieux  de  ses  manières 
cachait  une  disposition  naturelle  à  la  gai  té.  Dans  certaines  cir- 
constances, personne  ne  riait  de  meilleur  cceur,  avec  plus 
d'abandon  que  lui.  Pendant  l'hiver,  le  dimanche  soir  était  son 
heure  de  récréation.  Il  recevait  alors  très  simplement,  mais  très 
cordialement,  une  trentaine  de  personnes  de  son  intimité  :  pro- 
fesseurs, magistrats,  militaires  avec  leurs  femmes  et  l^irs  filles. 
Il  organisait  alors  un  jeu  auquel  il  prenait  un  plaisir  extrême, 
celui  des  charades  dont  il  a  parlé  long?,  dment  dans  un  volume 
piquant  publié  chez  Hachette. 


Une  fois  ma  résolution  prise  de  me  présenter  à  l'École  nor- 
male supérieure,  mon  père  n'hésita  pas  sur  la  marche  à  suivre. 
Je  venais  d'avoir  seize^ans  et  d'être  treçu  bachelier,  après  avoir 
terminé  toutes  mes  classes  au  i^ollège  de  Metz.  L'enseignement 
local  ne  pouvait  plus  me  servir*  à  rien.  J'en  avais  tiré  tout  ce 
qu'il  était  possible  d'en  tirer.  D'ailleurs,  il  était  extrêmement 
rare  qu'un  élève  de  province,  quel  que  fût  son 'mérite,  pût  être 
reçu  directement  à  l'École  normale  sans  avoir  passé  par  les  col- 
lèges de  Paris/Il  fut  donc  décidé  que  je  redoublerais  ma  rhélo- 


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68  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rique  dans  la  capitale.  Je  dis  la  rhétorique,  parce  que  cette  classe 
était  la  seule  qui  préparât  aux  principales  épreuves  du  concours. 
Restait  à  choisir  rétablissement  où  j'entrerais.  Mon  père,  ayant 
été  élevé  au  collège  Sainte-Barbe,  pensa  naturellement  pour  moi 
à  cette  grande  maison. 

Le  régime  en  était  paternel.  Le  directeur,  M.  Labrouste  et 
le  préfet  des  études,  Texcellent  M.  Guérard,  originaire  de  Metz, 
comprenaient  tous  deux  à  merveille  ce  que  l'internat  pouvait 
avoir  de  pénible  pour  des  jeunes  gens  habitués  à  vivre  dans  leur 
famille.  Autant  que  le  permettait  le  bon  ordre  de  la  maison,  ib 
adoucissaient  la  sévérité  du  règlement.  Ce  fut  un  moment  dur 
que  coliii  où  je  quittai  la  liberté  de  l'externat  pour  m'enfermer 
entre  les  quatre  murs  d'une  prison .  Mais  je  dois  dire  à  l'éloge  de 
mes  maîtres  qu'ils  n'épargnèrent  rien  pour  me  rendre  ce  passage 
moins  sensible.  Encouragemens,  paroles  bienveillantes  dites  à. 
propos,  sorties  exceptionnelles  accordées  comme  récompense, 
chaque  jour  m'apportait  une  preuve  de  leur  sollicitude.  Dans  la 
mesure  où  ils  le  pouvaient,  ils  remplaçaient  la  famille  absente. 
Nous  nous  sentions  doucement  surveillés,  soutenus,  aimés  par 
eux.  Ils  éloignaient  de  nos  esprits  l'idée  si  cruelle  de  l'isolement. 
Il  n'y  a  rien  de  plus  douloureux  que  le  sentiment  de  la  solitude 
au  milieu  de  la  foule  anonyme.  Ils  nous  l'épargnaient  à  force 
de  bonne  grâce  et  d'attentions  délicates.  Nos  camarades  s'inspi- 
raient de  leur  exemple  et  sans  doute  aussi  de  leurs  conseils. 
Au  lieu  de  faire  des  niches  aux  nouveaux,  les  anciens  leur  ten- 
daient amicalement  la  main  et  les  mettaient  tout  de  suite  à  Taise 
par  la  franchise  de  leur  accueil.  La  pièce  de  Scribe  avait  rendu 
célèbre  la  camaraderie  de  Sainte-Barbe.  Je  puis  attester  qu'elle 
existait  réellement  et  que  nous  en  recueillions  tous  le  bénéfice. 

Les  plus  forts  des  Barbistes,  et  particulièrement  les  candidats 
à  l'Ecole  normale,  suivaient  les  cours  du  collège  Louis-le-Grand. 
J'ai  refait  là  deux  années  de  rhétorique  dont  j'avais  le  plus  grand 
besoin  pour  ne  pas  m'en  faire  accroire  sur  mes  succès  de  pro- 
vince et  pour  apprendre  à  me  mesurer  avec  des  concurrens  beau- 
coup plus  redoutables  que  mes  anciens  camarades  du  collège 
de  Metz,  avec  les  meilleurs  élèves  des  collèges  de  Paris.  La  pre- 
mière leçon  qui  me  fut  infligée  me  vint  d'un  professeur  tout  à 
fait  distingué,  M.  Rinn.  Celui-ci,  Tannée  où  j'entrai  dans  sa  classe, 
était  chargé  de  la  rhétorique  française.  Il  nous  donna  pour  com- 
mencer un  sujet  de  composition  dont  je  ne  me  rappelle  pas 


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AU   TRMPS    PASSÉ.  69 

exactement  le  titre^  mais  qui  devait  être  une  harangue  militaire. 
La  classe  comprenait  une  soixantaine  d'élèves  parmi  lesquels 
plusieurs  ont  marqué  depuis  :  Frédéric  Morin,  philosophe  origi- 
naire de  Lyon,  un  des  adversaires  les  plus  courageux  et  les 
plus  éloquens  du  second  Empire;  Emile  Keller,  qui  a  été  long- 
temps député  du  Haut-Rhin;  J.-J.  Weiss,  Tillustre  critique.  Je 
m'appliquai  de  mon  mieux  à  faire  parler  le  général  qui  haran- 
guait ses  soldats,  et  je  le  fis  sans  doute  avec  une  certaine  emphase. 
Lorsque  arriva  le  jour  où  le  professeur  distribue  les  places, 
quelle  ne  fut  pas  ma  surprise  en  entendant  M.  Rinn  lire  tout 
haut  ma  composition  !  C'était  un  homme  du  goût  le  plus  sûr  et  le 
plus  fin,  dans  la  vraie  tradition  française,  que  toute  expression 
exagérée,  que  toute  boursouQure  choquait  comme  une  atteinte  à 
la  simplicité  forte  de  notre  langue.  Le  pli  ironique  de  sa  bouche 
donnait  à  sa  critique  quelque  chose  de  mordant  et  d'incisif.  A 
mesure  qu'il  lisait  chacune  de  mes  phrases,  sans  m'avoir  encore 
nommé,  je  me  sentais  rougir,  j'aurais  voulu  disparaître  en  pré- 
voyant que  j'allais  servir  de  risée  à  mes  camarades.  Il  continuait 
imperturbablement,  soulignant  les  fautes  de  goût,  faisant  res- 
sortir l'impropriété  et  l'emphase  des  termes.  Il  y  avait  surtout 
une  expression  qu'il  releva  bui  le  ton  de  la  plus  spirituelle 
ironie.  J'avais  eu  la  malencontreuse  idée  de  parler  dans  ma  ha- 
rangue du  casque  des  combats.  Au  milieu  de  l'hilarité  générale, 
M.  Rinn  demanda  ce  que  cela  voulait  dire,  si  les  soldats  qui  al- 
laient se  battre,  après  avoir  été  harangués  par  leur  chef  pouvaient 
mettre  sur  leur  tète  un  autre  casque  que  celui  des  combats.  Je 
crois  même  qu'il  fit  une  allusion  moqueuse  au  casque  des  pom- 
piers. 

J'attendais  à  ma  place  la  fin  de  ce  supplice,  convaincu  qu'au 
moment  où  mon  nom  serait  prononcé,  les  regards  de  tous  mes 
camarades  allaient  se  porter  sur  moi  pour  se  moquer  de  ma 
mésaventure.  Heureusement,  la  fin  du  discours  apporta  quelque 
adoucissement  à  mon  sort  et  chatouilla  môme  agréablement  mon 
amour-propre.  «  Vous  voyez  combien  cette  composition  est 
mauvaise,  conclut  le  professeur;  je  vous  en  ai  signalé  tous  les 
défauts,  et  cependant  elle  est  encore  moins  mauvaise  que  les 
autres,  car  je  n'hésite  pas  à  lui  donner  le  premier  rang.  »  La 
sévérité  de  M.  Rinn  me  rendit  ce  jour-là  le  plus  grand  des  ser- 
vices. Je  n  avais  pas  besoin  d'être  excité,  je  l'avais  été  au  plus 
haut  point  par  mon  professeur  de  Metz,  M.  Gelle,  qui  nous  in- 


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70  REVUE'-DES  DEUX  MONDES. 

spirait  le  feu  sacré,  qui  ne  nous  parlait  jamais  de  la  littérature 
qu'avec  enthousiasme.  J'avais  1ï)esoin  de  sortir  de  cette  ^atmo- 
sphère  un  peu  échauffée,  surtout  d'un  milieu  trop»  indulgent/ 
pour  voir  clair  en  moi-même,  pour  apprendre  à  me  contenir,  à 
me  modérer,  &  développer  en  moi  le  sens  critique  qui  me  man- 
quait absolument. 

M.  Rinn  est  le  seul  professeur  du  collège  Louis-le-Grand  qui 
m'ait  laissé  une  impression  très  forte.  M.  Lemaire  atné  professait 
avec  une  correction  parfaite,  if  expliquait  et  commentait  (es 
textes  à  merveille.  M.  Durand  avait  de  la  bonté  et  s'intéressait  i 
ses  élèves.  Mais  ni  Tun  ni  l'autre  n'exerçaient  la  même  autorité, 
le  même  ascendant  sur^  tes  esprits.  L'enseignement  que  nous 
donnait  le  collège  était  cpm piété  à  Sainte-Barbe  par  des  confé- 
rences dont  j'ai  conservé  le  meilleur  souvenir.  Nous  avions  pour 
conférencier  un  professeur  exquis,  Eugène  Despois,  nature  fine 
et  délicate,  d'une  haute  élévation  morale,  qui  s'est  tant  honoré 
plus  tard  par  sa  résistance  au  coup  d'État.  Il  ne  prévoyait  rien 
alors  des  malheurs  de  l'avenir.  Il  ne  s'occupait  que  de  lettres,  il 
les  aimait  profondément,  il  en  pénétrait  toutes  les  beautés  et  il 
nous  faisait  partager  le  goût  qu'il  éprouvait  pour  elles. 

Après  mes  deux  années  de  rhétorique,  je  me  présentai  & 
l'École  normale  supérieure  où  j'eus  la  bonne  fortune  d'être  reçu. 
La  jeunesse  d'aujourdliui,*habituéeà  tous  les  soins  de  l'hygiène 
et  même  du  confortable,  ne  se  doute  guère  du  dénûment  dans 
lequel  vivaient,  il  y  a  soixante  ans,  les  élèves  des  grandes  écoles 
de  l'État.  Nous  habitions,  rue  Saint-Jacques,  une  annexe  de  Louis- 
le-Grand  où  la  vie  du  collège  semblait  se  prolonger  pour  nous: 
un  loDg  dortoir  où  couchaient  pêle-mêle  des  élèves  de  la  section 
des  lettres  et  de  la  section  des  sciences;  une  grande  étude  où 
travaillaient  la  première  et  la  seconde  année  ;  un  réfectoire  com- 
mun, une  cour  plantée  d'arbres  et  fermée  par  un  mur  très  élevé  ; 
des  vêtemens,  pantalons,  gilets,  redingotes,  du  drap  le  plus 
grossier.  On  se  serait  cru  dans  un  des  plus  pauvres  établisseihen. 
d'enseignement  secondaire.  Heureusement,  au  bout  de  dix-huit 
mois,  ma  promotion  bénéficia  du  nouveau  régime.  On  nous 
installa  dans  les  bâtimens  neufs  de  la  rue  d'Ulm  qui  nous  firent 
l'effet  d^un  palais  en  comparaison  dé  ceux  que  nous  quittions. 

Le  local  de  la  rue  Saint-Jacques,  mal  entretenu  depuis  qu'on 
était  décidé  â  en  changer,  sombre,  noir,  couvert  d'une  couche 
de   poussière  et  de  saleté,  nous  aurait  paru  lugubfô  et  nôiis 


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AU   TEMPS   PASSÉ.  7i 

aurait  portés  aux  idées  tristes  si  nous  [n'avions  eu  comme  com- 
pensation le  ressort  merveilleux  de  la  jeunesse,  la  joie  d'avoir 
atteint  le  but  désiré  et  la  nécessité  du  travail.  Nous  n'étions  pas 
k  l'École  pour  nous  reposer.  Deux  examens  nous  guettaient  :  la 
licence  au  bout  de  la  preniière  année,  l'agrégation  au  bout  de  la 
troisième.  On  ne  jouissait  réellement  d'une  certaine  liberté 
d'esprit  et  d'une  certaine  indépendance  de  travail  que  pendant 
la  seconde  année,  parce  que  cette  année-là  était  la  seule  où  l'on 
n'eût  pas  d'examen  à  passer.  La  première  année  avait  au  con- 
traire pour  nous  une  importance  capitale.  Non  seulement  il 
s'agissait  de  réussir  à  la  licence,  mais  d'être  classé  dans  la  section 
de  son  cboix,  lettres,  philosophie,  histoire,  grammaire.  Il  fallait 
donc  commencer  par  un  coup  de  collier. 

Les  conférences  auxquelles  nous  assistions  n'exigeaient  plus, 
comme  les  classes  du  collège,  des  rédactions  ou  des  devoirs  régu- 
liers. Avec  une  grande  largeur  d'esprit  nos  maîtres  nous 
laissaient  à  cet  égard  toute  latitude.  Ils  indiquaient  une  direction. 
C'était  à  nous  de  la  suivre  strictement  ou  de  la  modifier  en  toute 
indépendance.  Quoiqu'ils  fussent  très  différens  les  uns  des 
autres,  ils  s'entendaient  sur  un  point  :  ne  pas  nous  gêner  dans  le 
choix  de  nos  études,  ne  nous  demander  que  du  travail.  Ce  mul- 
tiple enseignement  nous  était  donné  par  des  hommes  d'un  rare 
mérite  :  Wallon,  la  solidité  même;  Jacquinet,  la  délicatesse,  la 
finesse  et  la  subtilité  du  goût;  Gibon,  la  connaissance  appro- 
fondie de  la  grammaire  latine;  Havet,  la  fermeté- et  la  force  de 
l'esprit;  Jules  Simon,  la  parole  la  plus  abondante  et  la  plus 
insinuante^  l'aisance,  la  grâce  et  le  charme  dans  les  matières  les 
plus  abstraites.  Il  faut  cependant  que  je  l'avoue  :  aucun  de  ces 
maîtres  éminens,  sans  doute  parce  que  nous  ne  les  voyions 
qu'une  fois  par  semaine  au  lieu  de  les  voir  tous  les  jours,  n'a 
exercé  sur  moi  la  même  influence  que  mes  professeurs  de  rhéto- 
rique. C'est  à  ceux-ci  que  je  dois  le  pli  de  mon  esprit. 

J'ai  beaucoup  gagné  aussi  au  contact  de  mes  camarades, 
hélas  I  presque  tous  disparus,  mais  dont  les  physionomies  restent 
si  vivantes  au  fond  de  mon  souvenir.  Gandar,  mon  compatriote, 
grand  remuent  d'idées,  qui  a  écrit  un  beau  livre  et  qui  en  aurait 
écrit  plusieurs  si  la  mort  ne  l'avait  interrompu  trop  tôt;  Jules 
Girard,  esprit  si  fin  et  si  juste,  l'homme  de  notre  temps  qui  aie 
mieux  connu  la  Grèce  antique,  le  plus  athénien  des  habitaus  de 
Paris;  Beulé,  âme  d'artiste,  désigné  par  ses  dons  naturels  pour 


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72  BEVUE   DEwS    DEUX    MONDES. 

devenir  un  jour  secrétaire  perpétuel  de  TAcadémie  des  Beaux- 
Arts  ;Caro,  le  plus  élégant  et  le  plus  séduisant  des  philosophes; 
Eugène  Manuel,  poète  tendre  et  délicat,  dont  la  fortune  n'a  pas 
égalé  le  mérite;  Challemel-Lacour,  aussi  éloquent  à  TÉcole  dans 
les  controverses  de  philosophie  qu'il  le  parut  plus  tard  dans  les 
assemblées  politiques;  Weiss  et  Assolant,  tous  deux  si  spirituels; 
Pasteur  enfin,  dont  personne  ne  soupçonnait  alors  les  grandes 
destinées,  mais  dont  nous  admirious  tous  l'application  au  tra- 
vail, la  persévérance,  la  volonté.  La  presse  parle  souvent  de  la 
grande  promotion  de  1848,  sans  doute  parce  qu'elle  comprenait 
avec  Taine  trois  des  maîtres  du  journalisme  :  Sarcey,  About, 
Prévost-Paradol.  Je  suis  quelquefois  tenté  de  réclamer  une  part 
d'attention  pour  les  promotions  antérieures,  sans  parler  des 
vivans,  avec  l'unique  ambition  de  défendre  la  mémoire  des 
mortâ. 

Gomme  les  peuples  heureux,  nous  n'avions  pas  d'histoire. 
Nous  préparions  consciencieusement  nos  exaMens,  nous  échan- 
gions nos  idées  philosophiques  et  littéraires.  Nos  esprits  se  for- 
maient et  mûrissaient  dans  des  entretiens  amicaux,  dans  des 
luttes  de  parole  auxquelles  prenaient  part  volontiers  les  plus 
hardis  de  nos  camarades.  Notre  émulation  ne  nous  mettait  guère 
aux  prises  que  dans  le  monde  de  la  pensée.  Et  cependant,  au  fond 
de  notre  cloitre  laïque,  nous  ne  pouvions  échapper  complètement 
aux  agitations  politiques  de  nos  contemporains.  Le  bruit  de  la 
lutte  pénétrait  jusqu'à  nous.  La  Presse  d'Emile  de  Girardin,  les 
Girondins  de  Lamartine  que  nous  lisions  assidûment,  faisaient 
entrevoir  la  tempête  prochaine.  Elle  éclata  dans  les  journées  de 
Février  plus  rapidement  et  plus  violemment  qu'on  ne  le  croyait. 
L'École  normale  fut  alors  entraînée  par  la  force  des  choses  dans 
une  action  politique  imprévue  dont  elle  se  tira  à  son  honneur  et 
que  j'ai  racontée  ici  même  il  y  a  quelques  années. 

A.  Méziêrbs. 


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A  TRAVERS  LA  ROUMANIE 


11(1) 

JUIFS    ET   PAYSANS 


«  Quand  partez-vous  pour  la  Moldavie?  —  Demain.  — 
Vous  allez  y  étudier  la  question  juive?  »  Mon  interlocuteur 
est  un  sénateur  moldave  très  antisémite,  et  qui  afferme  ses 
propriétés  à  un  Juif.  Je  lui  réponds  :  «  A  Dieu  ne  plaise  I  Étu- 
dier la  question  juive,  cher  monsieur,  vous  n'y  pensez  pas!  En- 
core si  j'appartenais  à  l'Académie  des  Sciences  morales  et  poli- 
tiques, on  excuserait  ma  témérité  en  faveur  de  ma  compétence. 
Mais,  simple  voyageur,  il  ne  me  convient  pas  de  trancher  de 
l'économiste  ou  du  philosophe.  —  Mais,  puisque  vous  allez 
en  Moldavie,  vous  étudierez  la  question  juive.  —  Pas  plus  que 
je  ne  l'ai  fait  lorsque  j'ai  parcouru  la  Valachie.  —  Ce  n'est 
pas  la  même  chose!  Des  68000  Israélites  établis  en  Valachie, 
43000  résident  à  Bucarest,  où  ils  se  fondent  dans  la  population 
commerçante.  L'artisan  et  le  paysan  des  campagnes  valaques 
ont  résisté  jusqu'ici  à  l'invasion.  Mais,  sur  les  360000  habitans 
des  villes  moldaves,  nous  comptons  140000  Juifs,  et  les  bourgs 
en  sont  remplis.  —  Bon  :  je  Aisiterai  vos  couvens.  Votre  ami, 
M.  Vasesco,  qui  est  le  plus  sympathique  des  hommes  et  le  plus 
hospitalier,  m'a  invité  dans  ses  propriétés  du  Nord.  —  Il  vous 
entretiendra  des  Juifs.  —  Il  m'a  prévenu  que  quiconque  pro- 
nonçait ce  nom  sous  son  toit  était  mis  à  l'amende.  —  Preuve 


(1)  Voyez  la  Revue  du  15  février. 


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74  iiEVUE  DES   DEUX  MOWDES. 

qu'on  y  pense  beaucoup.  Et  après?  —  Après,  j'irai  voir  M.  Carp, 
s'il  consent  à  me  recevoir.  —  Carp!  Le  pauvre!  Il  vous  pro- 
testera que  les  Juifs  sont  de  petits  agneaux.  Et  après?  —  Je  des- 
cendrai jusqu'aux  embouchures  du  Danube,  aux  steppes  de  la 
Dobrodja,  où  je  trouverai  des  Turcs,  des  Bulgares,  des  Alle- 
mands, des  Grecs,  des  Lippovans,  des  Arméniens,  des  Tatars... 

—  Et  des  Juifs  !  Et  qu'écrirez- vous,  je  vous  prie,  de  la  Moldavie? 
Qu'elle  est  peuplée  de  Tatars  ?  -tt  Je  ne  serais  pas  le  premier  à 
le  dire  :  vous  avez  des  gens  qui  prétendent  que  beaucoup  de  vos 
Juifs  sont  d'anciennes  tribus  ta  tares  converties  à  la  loi  mosaïque. 

—  On  calomnie  les  Tatars...  Croyez-m'en,  allez  en  Moldavie  et 
racontez  bonnement  ce  que  vous  y  aurez  vu.  Vous  ne  ferez  ni 
économie  politique,  ni  polémique,  ni  philosophie.  Vous  risquerez 
de  mécontenter  tout  le  monde,  mais  on  vous  en  voudrait  peut- 
être  davantage  de  ne  mécontenter  personne...  » 

I.    —  SYNAGOGUES  ET  HÔPITAL 

J'arrivai  un  samedi  matin  à  Neamtsu,  petite  ville  de  huit 
mille  âmes.  Les  samedis  moldaves  ressemblent  aux  dimanches 
anglais.  La  ville  mal  bâtie,  qui  commence  comme  un  hamdau  et 
finit  comme  une  bourgade,  était  livrée  au  soleil,  aux  mouches  et 
à  la  poussière.  Sur  la  place  du  marché,  deux  Roumains  se  pro- 
menaient mélancoliquement  autour  d'une  pile  de  melons.  Les 
échoppes  étaient  fermées  ;  les  épiceries  et  les  boucheries  étaient 
fermées;  des  cabarets  môme  étaient  fermés.  Les  chiens  désœuvrés 
venaient  renifler  aux  interstices  des  volets  clos.  Mais  des  diffé- 
rens  points  de  la  ville,  on  entendait,  à  brusques  intervalles,  des 
explosions  de  cris  sauvages.  Les  douze  synagogues  célébraient  le 
sabbat. 

Je  n'ai  rien  vu  au  premier  abord  de  plus  repoussant  que  ces 
synagogues,  rien  qui  réponde  moins  à  Tidée  que  je  me  forme 
d'un  cuite  religieux;  non,  rien,  pas  môme  dans  les  affreux  greniers 
des  pagodes  chinoises.  Représentez-vous  une  vieille  salle  d'école 
mal  aérée,  jamais  balayée,  empestée  d'ail,  pleine  de  gens  assis 
ou  debout,  le  chapeau  enfoncé  jusqu'aux  oreilles,  quelques-uns 
ayant  jeté  sur  leiv*  tôte  et  leurs  épaules  un  morceau  de  tapis 
rayé,  luisant  de  graisse.  Le  rabbin,  devant  son  pupitre,  leur 
tourne  le  dos  et  lit  à  haute  voix,  pendant  qu'ils  causent,  dis- 
cutent, se  déplacent,  semblent  traiter  leurs  affaires.  Et  soudain, 


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À   TRAVERS   LA   ROUMANUB.  7S 

an  moment  où  la  voix  du  rabbin,  qui  s'entendait  à  peine,  ne  s'en- 
tend pluB,  tous  ces  gens  éclatent  en  hurlemens  et  en  vociféra- 
tions. Ils  passent  du  brouhaha  au  charivari.  Et  je  confesse  que 
cette  façon  de  louer  Dieu  m'a  profondément  étonné. 

Mai»  la  scène  prit  bientôt  à  mes  yeux  une  sorte  d'intérêt  dra- 
matique. Ce  n'était  pas  une  simple  assemblée  de  fidèles  qui  /our- 
millait  dans  cette  masure  :  c'était  une  armée  en  marche.  Ce 
prêtre,  ^icapuchonné  d'un  voile  brillant,  la  tête  en  arrière,  la 
barbe  presque  horizontale,  drapé  de  blanc  comme  l'Arabe  dans 
son  burnous,  avait  l'air,  tout  immol)ile  qu'il  fût,  de  marcher  h  la 
conquête  d'une  terre  promise.  Derrière  lui,  la  foule  arrêtée  un 
instant,  pour  établir  ses  comptes  et  supputer  ses  gains,  repartait 
sur  des  clameurs  de  guerre. 

Les  vieillards  de  la  tribu,  ceux  qui  gardent  la  longue  lévite 
et  qui  portent  encore  les  boucles  de  cheveux  ondulées  tombant 
jusqu'au  menton,  occupaient  une  autre  synagogue,  toute  pe* 
tite,  rayonnée  de  casiers  en  bois  blanc  et  d'in-folio  déchiquetés 
Ils  ne  -criaient  ni  ne  chantaient;  mais,  penchés  sur  une  table 
où  s'étfidait  leur  barbe  grise,  ces  docteurs  de  la  cabale  feuille- 
taient des  grimoires  que  les  rats  avaient  rongés  et  semblaient 
y  déchifirer  les  destinées  de  leur  peuple. 

Toutes  ces  synagogues  avaient  l'air  de  baraquemens  dressés 
à  ia  hâte;  et  le  soleil  jet  le  vaste  silence  faisaient  autour  d'elle^ 
l'immensité  du  désert. 

Des  huit  mille  habitans  de  Neamtsu,  environ  fa*ois  mille  cinq 
cents  sont  Israélites  :  assez  faible  proportion  pour  une  ville  mol- 
dave. Je  ne  sais  Picore  s'ils  sont  persécutés,  mais  j'affirme  qu'on 
ne  les  réduit  pas  à  prier  dans  des  catacombes. 

Pendant  que  le  vacarme  continuait,  nous  allâmes  visiter 
l'hôpital.  C'est  le  seul  monument  de  la  ville,  et  elle  le  doit  aux 
religieux  d'un  grand  monastère  du  voisinage.  —  «  Âvez-vous  du 
coeur  au  v^itre?  me  dit  le  médecin,  un  de  ces  médecins  à  la 
forte  earrure  qui  ne  marchandent  pas  aux  malades  le  cordial  de 
leur  belle  humeur.  Voulez-vous  m'accompagner  dans  ma  visite? 
Vous  y  verrez  en  raccourci  toutes  les  misères  de  nos  campagnes.  )i 
—  Je  le  suivis.  L'hôpital  ne  dispose  que  de  cinquante  lits.  Sur 
cent  malheureux  qui  s'y  présentent,  on  en  prend  deux  ou  trois. 
Ces  élus  sont  souvent  des  désespérés.  Ils  viennent  y  mourir  de 
Tinfection  qui  grandit  dans  leurs  villages  et  que  leur  apporta 
l'invasion  des  armées  étrangères.  Mais  ce  qui  me  remplit  d'hor- 


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76  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

reur  et  de  pitié^  ce  fut  le  spectacle  d'une  salle  de  peliagreux. 
Cette  terrible  maladie  des  campagnes  roumaines  et  surtout 
moldaves  frappe  indifféremment  lïiomme,  le  vieillard  ou  l'ado- 
lescent. Elle  se  tieot  embusquée  sous  le  toit  pourri  des  chau- 
mières;   elle    égrène  de  ses  doigts  empoisonnés  le    maïs  des 
années  mauvaises;  elle  guette  le  paysan  à  la  sortie  des  auberges. 
Avant  de  le  terrasser,  elle  se  fait  souvent  sa  compagne  et  marche 
des  années  et  des  années  dans  son  ombre.  Elle  n'est  pas  pressée; 
elle  est  même  paresseuse.  Son  premier  contact  laisse  de  petiteô 
gerçures,  et  d'avoir  mordillé  la  peau  lui  suffit.  L'automne  vient  : 
elle  se  repose.  L'hiver,  elle  dort.  Toute  la  famille  est  là,  tassée 
autour  du  poêle  en  terre.  La  pellagre  dort  sur  le  lit  des  parens 
ou  des  enfans,  et  ne  gène  personne.  Cependant  le  jeune  homme 
est  pris,  sans  cause  apparente,  d'un  vertige  de  lassitude  qui  lui 
décolore  la  vie.  La  mère  regarde  ses  petits  et,  le  cœur  vide,  se 
fient  très  loin  d'eux.  Le  vieux  qui  remâchait  ses  souvenirs  s'aper- 
Coit  Qu'ils  ont  perdu  leur  saveur.  Les  yeux  ne  se  touraent  plus 
vers  l'horizon  pour  y  épier  les  indices  du  printemps  :  ils  s'atta- 
chent obstinément  au  sol  noir  de  la  chaumière,  comme  si  tout 
l'avenir  y  germait.  Cela  ne  dure  pas.  On  secoue  ce  malaise.  On 
se  dit  :  «  C'est  la  faute  de  la  bise  que  nous  envoie  la  Russie.  » 
La  Russie  est  innocente  :  le  souffle  de  la  pellagre  endormie  s'est 
un  instant  mêlé  à  leurs  haleines.  Et  quand  le  printemps  sourit, 
elle  se  réveille.  Elle  s'étire  aux  premiers  bourgeons.  Le  paysan 
la  trouve  derrière  ses  bœufs,  et  ses  sandales  lui  pèsent  comme  des 
souliers  de  plomb.  De  jour  en  jour  plus  morne  et  plus  hébété, 
il  porte  en  lui  une  effrayante  solitude  où  se  lève  le  fantôme  du 
suicide.  Ses  regards  sont  immobiles  et  ternes.  Ses  lèvres  ne  se 
desserrent  qu'à  la  rencontre  du  verre  d'eau-de-vie.  Et  l'ivresse  ne 
le  détache  pas  de  son  silence.  Le  maïs  dont  il  fait  presque  sa  seule 
nourriture,  —  le  malheureux  se  réserve  d'ordinaire  son  plus 
mauvais  maïs  et  vend  le  meilleur,  —  l'abus  de  lalcool,  l'obser- 
vance de  tous  les  jeûnes,  l'ignorance  de  l'hygiène,  l'acheminent 
à  cette  salle  d'hôpital  où  j'ai  vu  des  femmes,  des  hommes,  un 
enfant,  la  prunelle  fixe,  les  lèvres  soudées,  plus  rigides  que  des 
morts,  le  drap  relevé  jusqu'au  menton  et  comme  hallucinés  par 
sa  blancheur  de  suaire.  J'ai  visité  des  maisons  de  fous,  et  je  n'ai 
pas  souvenance  d'avoir  surpris  si  visiblement  dans  les  yeux  de 
l'homme  l'idée  de  sa  propre  destruction. 

—  Tenez,  me  dit  le  médecin  en  continuant  sa  promenade. 


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ppyj^u  ^11 


A   TRAVERS    LA    ROUMANir:.  77 

VOUS  pourrez  dire  que  nous  soignons  les  Juifs  et  gratis.  Il  n^est 
pas  inutile  de  l'observer,  puisqu'on  nous  traite  de  persécuteurs. 
Voici  une  vieille  Juive  qui  a  le  corps  perclus  de  rhumatismes. 

Je  lui  demandai  si  la  population  Israélite  souffrait  aussi  de 
la  pellagre.  —  «  Non,  me  répondit-il,  l'Israélite  a  bien  plus 
d'hygiène  que  le  paysan  roumain,  et  ime  alimentation  beaucoup 
plus  saine.  Il  mange  de  la  viande  et  ne  boit  pas  Qu'un  de  ses 
enfani3  tombe  malade,  le  Juif  court  chercher  le  médecin  et  dé- 
pense, s'il  le  faut,  jusqu'à  ses  dernières  économies.  C'est  une  des 
raisons  qui  vous  expliquent  que  l'accroissement  des  Juifs  en 
Moldavie,  depuis  1850,  est  d'environ  cent  pour  cent,  tandis  que 
celui  des  Moldaves  ne  dépasse  pas  soixante.  Et  nos  paysans  n'ont 
pourtant  à  payer  ni  le  docteur  ni  les  remèdes!  Il  est  vrai  que 
nous  ne  sommes  pas  assez  nombreux,  mais  ils  ne  songent  guère 
à  s'en  plaindre.  Ils  font  si  bon  ménage  avec  la  maladie  qu'ils  ont 
toujours  peur  de  la  contrarier.  » 

C'était  l'heure  de  la  consultation.  Son  antichambre  se  rem- 
plissait de  détresse  et  d'angoisse.  —  «  Ah  !  me  dit-il,  ceux-là  n'en 
peuvent  plus.  Et  je  vais  être  obligé  de  les  repousser  !  Je  n'ai 
qu'un  lit  de  disponible.  Quelle  misère  1  » 

Il  me  serra  la  main,  et,  d'un  air  de  tristesse  qu'il  n'avait  pas 
auxhevet  de  ses  malades,  il  entra  dans  son  cabinet. 

IT.  —  UN   BACHELIER   DE   MOLDAVIE 

Je  quittai  à  regret  le  sous -préfet  de  Neamtsu  et  sa  charmante 
femme,  directrice  de  l'École,  qui  m'avaient  si  gracieusement 
accueilli  dans  leur  petite  maison  tapissée  de  fleurs  ;  et,  recom- 
mandé à  leur  collègue  de  Piatra,  je  partis  en  voiture  pour  le 
chef-lieu  du  district.  Le  hasard  me  donna  comme  compagnon 
de  route  le  fils  d'un  pope,  un  gros  étudiant  campagnard  dont  la 
conversation  me  divertit  extrêmement.  Avec  cette  douce  familia- 
rité qui  est  un  des  attraits  de  la  vie  roumaine,  il  me  mit  la  main 
sur  le  bras  et  me  dit  :  «  Connaissez-vous  M.  Jaurès?  En  voilà 
un  homme  que  j'aime!  Et  M.  Guesde?  Et  M.  Combes?  Oh! 
M.  Combes!  je  l'aime  encore  plus.  Quels  hommes!  Êtes-vous 
heureux  en  France  de  les  avoir!  —  Vous  n'en  avez  pas  idée, 
lui  dis-je.  Mais  il  me  semble  que  vous  êtes  socialiste.  »  Il  m'ex- 
pliqua que,  s'il  ne  l'était  pas  encore,  il  avait  bonne  espérance  de 
le  devenir. 


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78  REVUE  ÔES  DEUX  MOWOES. 

Là-deissûs,  nous  rencontrâmes  une  division  d'artillerie  ^foi 
s'en  allait  aux  mancenvres^  et  notre  voiture  dut  se  ranger  sur  le 
bord  dn  fossé.  Des  officiers  défilaient  an  pas  dans  un  nuage  de 
poussière^  et  je  les  entendais  qui  causaient  en  français  :  n  Bon  ! 
s'écria  mon  étudiant,  ces  gens-là  ne  se  dépécheront  pas  !  Ça  leur 
est  bien  égal  que  nous  avalions  leur  poussière.  Et  regardes  les 
pauvres  hères  'perchés  sur  leurs  caissons!  Est-ce  une  vie  dt 
traîner  ainsi  du  bronze  sur  les  routes?  —  Vous  ne  me  paraissez 
pas,  lui  dis-je,  apprécier  les  institutions  militaires. — Moi,  fit-d 
énerfçtquement,  je  suis  antimilitariste  :  c'est  pourquoi  j*aime 
tant  ie  socialisme.-  j> 

•  L'inâime  poussière  des  officiers  et  du  train  des  équipages 
nous  ayant  desséché  la  gorge,  je  lui  proposai  de  descendre  à  une 
auberge  qui  se  dressait,  solitaire,  A  mi-chemin  de  Piatra.  Elle 
était  relativement  propre.  L'aubergiste,  un  Juif,  nous  ouvrit  sa 
chambre,  une  petite  pièce  décorée  de  tapisseries  comme  les 
pièces  roumaines  et  nous  servit  cet  alcool  de  mais  qu*on  nomme 
la  souikay  et  dont  s^enivrent  les  paysans.  Je  n'y  eus  pas  goûté 
que  j^s  la  bouche  emportée  dNaine  acre  brûlure.  «  Ce  n'est  pas 
de  l'eau-de-vie,  m'écriai-je,  c'est  du  poison  1  »  Mon  étudiant  qui 
avait  lampe  son  verre  faisdt  la  grimace.  «  Elle  est  un  peu  rude, 
dit-il;  mais  les  payons  la  préfèrent  ainsi.  Notre  cocher  en  est  k 
son  troisième  verre  et  s'en  lèche  les  moustaches.  »  Il  me  souvint 
d'avoir  lu  dans  ud  rapport  de  M.  Ernest  Desjardins  paru  en  1867 
sur  les  Juifs  de  Moldavie  que  l'eau-de-vie  vendue  aux  paysans  mol- 
daves étût  frelatée  de  vitriol.  Et  ma  petite  expérience  me  persua- 
dait que  depuis  quarante  ans  la  fabrication  n'en  avait  pas  changé. 

La  porte  de  l'auberge  s^entre-bàilla  et  une  paysanne  se  glissa 
vers  le  comptoir  où  elle  posa  un  pani^.  Le  cabaretier,  qui 
s'était  approché  sans  mot  dire,  l'ouvrit  et  y  prit  délicatement 
une  douzaine  d'œufs  et  une  bouteille  vide.  Je  le  vis  soupeser  les 
ceufS)  les  flairer^  l«s  observa  à  la  lumière,  puis  les  placer  un  à 
un  dans  une  caisse  où  d'autres  <Bufs  étaient  déjà  rangés.  La 
femme  silencieuse  suivait  ses  gestes.  Il  revint  au  comptoir,  versa 
daifô  la  bouteille  quatre  mesures  d^eau-de-vîe,  s'aperçut  qu'il 
s'était  trompé,  ^à  retira  la  valeur  d'un  petit  verre,  et  la  rendit 
enfin  à  la  femme  qui  balbutia  un  remerciement  et  s'esquiva.  Son 
mari  devait  être  absent  :  elle  en  profitait  pour  liquider  ses  esufe. 
La  pensée  de  Tigiioble  mélange  qu'elle  emportait  dans  son 
panier  me  soulevait  le  cœur.     . 


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A   TRAVERS   LA   ROUMANIE.  79 

—  A  qui  la  faute?  me  dit  mon  étudiant.  Croyez-vous  que 
les  cabaretiers  roumains  se  privent  d'en  débiter?  On  accuse tou« 
jours  les  Juifs  de  la  misère  des  paysans  :  ce  n'est  pas  juste.  Ils 
leur  vendent  de  mauvaises  drogues,  mais  ils  n'ont  pas  les  moyens 
de  leur  en  vendre  de  bonnes.  Je  ne  vois  pas  pourquoi  je  ne  les 
aimerais  pas.  Ils  ont  deux  jambes,  deux  bras,  un  cœur  et  une 
tète  comme  nous.  Ne  faut-il  pas  qu'ils  vivent?  Vivent  les  Juifs 
et  vivent  les  socialistes  !  —  Qui  donc,  lui  dis-je  en  riant,  déplo- 
rait que  la  jeunesse  de  votre  pays  fût  désenchantée  ?  Vous  avez 
de  généreux  enthousiasmes.  —  J'en  ai  d'autres  encore,  flt*-il 
avec  un  coup  d'œil  malin.  »  Mais  je  ne  jugeai  pas  à  propos  de 
le  pousser  sur  ses  plus  secrètes  ferveurs... 

m.   —  DANS   UNE  CONnSBRIB  DE  MATRA 

C'est  à  Piatra,  dans  cette  jolie  ville  peinte  au  creux  des  mon- 
tagnes, que  j'eus  la  plus  forte  impression  peut-être  de  l'étrange 
état  social  des  cités  moldaves.  Le  mèine  spectacle  m'y  apparais- 
sait que  dans  les  villes  cynghalaises,  cochinchinoises  ou  de  l'ar- 
chipel des  Philippines  :  d'un  côté,  une  population  indigène  qui 
conserve  ses  usages,  ses  rites,  son  esprit,  ses  dieux  ;  de  l'autre, 
une  société  de  conquérans  et  de  colons  qui  se  contente  de  gou- 
verner et  d'exploiter  le  travail  des  indigènes.  Mais  ici,  quelle 
diCTérence  !  Ce  sont  les  indigènes  qui  gouvernent  et  les  colons 
qui  forment  le  gros  de  la  population,  il  semblerait  que  cette 
terre  appartint  aux  Juifs  et  fût  conquise  par  les  Roumains.  Elle 
appartient  aux  Roumains  et  elle  est  accaparée  par  les  Juifs. 
Les  conquérans  qui  d'ordinaire  imposent  leurs  lois  aux  premiers 
babitans  du  sol  subissent  ici  les  lois  de  ces  premiers  habitans. 
Ils  sont  le  nombre,  ils  sont  la  force,  ils  possèdent  presque  tout, 
sauf  le  droit  de  tout  posséder.  Les  parias  ont  une  patrie  :  ils  n'en 
ont  pas.  Les  étrangers  se  réclament  d'un  ministre  ou  d'un  consul: 
ils  n'ont  ni  consul  ni  ministre.  Aucun  drapeau  ne  les  couvre.  Ils 
vivent  en  marge  des  nations.  Et  cependant  on  les  devine  très 
assurés  de  leur  puissance  et  très  délibérés  dans  leur  allure.  Il  se 
pourrait  que  ce  fussent  les  citoyens  de  l'Europe. 

La  ville  de  Piatra  reçoit  une  éternelle  gaité  de  son  impé- 
tueuse et  charmante  Bistritza  qui  descend  des  montagnes  en  ga- 
lopant sur  les  pierres.  Toute  la  saison,  des  radeaux  de  bois  en 
descendent  avec  elle.  Ils  courent  sur  l'écume  des  vagues,  rasent 


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80  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  écueils,  et^  sous  la  main  de  leurs  flotteurs,  se  jouent  des  rocs 
et  des  rapides.  Ce  sont  les  jeux  du  cœur  de  Tété.  Piatra  entend 
leurs  rires.  Là-haut,  dans  ces  montagnes  bleues,  la  race  est  plus 
saine,  l'homme  plus  énergique  ;  les  femmes  savent  encore  se 
parer  des  beaux  costumes  d'autrefois.  Et,  comme  les  villes  ont 
souvent  l'âme  de  leurs  rivières,  Piatra  aime  les  secousses  du 
plaisir  et  les  rêves  légers  qu'emporte  la  vie. 

Mais,  le  samedi  soir,  Piatra  est  morose,  ou,  pour  mieux  dire, 
Piatra  a  la  physionomie  de  ces  masques  dont  tout  un  côté  sourit 
et  dont  l'autre  se  renfrogne.  Ce  n'est  pas  que  les  magasins  soient 
fermés,  puisqu'on  a  fait  ses  provisions  la  veille  et  que  d'ailleurs, 
à  la  tombée  de  la  nuit,  le  sabbat  terminé,  quelques  boutiques 
allument,  et  qu'enfin  les  cafés  et  les  confiseries  restent  ouverts. 
Ce  n'est  pas  non  plus  que  les  musiques  se  taisent,  car  dans  le 
délicieux  petit  jardin  public,  que  la  Bistritza  éclaire  à  l'électif- 
cité,  l'orchestre  des  tsiganes  mène  un  glorieux  tapage.  Mais  le 
Piatra  roumain  s'estime  engagé  d'honneur  à  quitter  le  trottoir 
au  Piatra  israélite  et  à  lui  abandonner  le  concert.  Et  le  Piatra 
Israélite  n'a  pas  l'air  de  sentir  le  moins  du  monde  l'excès  de  dé- 
licatesse du  Piatra  roumain.  Point  de  souquenilles  ni  de  sor- 
dides lévites  ;  rien  de  «  ces  sacs  de  cuir  noir  roulés  dans  l'huile 
et  le  cambouis,  »  comme  un  voyageur  définissait  autrefois  les 
Juifs  moldaves  :  une  société  pimpante,  des  toilettes  claires,  les 
hommes  très  corrects,  les  femmes  très  coquettes,  une  multitude 
de  jeunes  filles  qui  réalisent  l'expression  roumaine  «  que  leur 
corps  a  été  passé  par  un  anneau  »  et  dont  les  yeux  en  amande 
justifient  la  présence  de  quelques  officiers  égarés  en  ce  monde 
sémite.  C'est  pour  lui  que  les  tables  sont  dressées  devant  le 
kiosque  illuminé;  pour  lui,  que  les  tsiganes  tirent  de  leurs  vio- 
lons des  sons  qu'ils  semblent  arracher  de  leur  âme. 

Je  suis  absorbé  dans  une  allée  sombre  par  deux  promeneurs 
qui  rôdent  autour  de  la  fête  d'un  air  aussi  lamentable  que  deux 
pêcheurs  à  la  ligne  autour  de  leur  place  indûment  occupée.  Ils 
me  connaissent  de  ouï-dire  et  sont  heureux  d'avoir  un  étranger 
témoin  de  leur  infortune  :  «  Vous  le  voyez,  gémit  l'un  ;  ils  nous 
ont  pris  nos  chaises,  nos  tables...  Nous  ne  pouvons  même  pas 
boire  un  bock  le  samedi  soir,  en  écoutant  la  musique  !  Tout  est  à 
eux,  tout.  —  Ce  n'est  encore  rien,  dit  l'autre  :  mais  ils  m'ont  pris 
mon  nom  !  —  Ils  vous  ont  pris  votre  nom  ?  —  Eh  !  n'ont-ils  pas 
i'habitude  de  changer  leur  nom  allemand  en  nom  roumain?  Je 


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A   TRAVERS    LA   ROUMANIE.  81 

m'appelle  Cheresco  :  un  certain  Grumfeld  a  jugé  bon  de  s'appeler 
Gheresco,  lui  aussi.  Je  le  poursuis.  Il  fait  observer  au  tribunal 
qu'il  écrit  Chedesco.  Le  tribunal  lui  donne  raison  et  le  coquin 
s'empresse  de  reprendre  mon  r  sur  ses  cartes.  Et  tous  les  ans  la 
Roumanie  s'enrichit  d'un  nouveau  petit  Cheresco.  Entendez- 
vous  ce  mon-eux  qui  piaille  ?  Ça  doit  en  être  un  !  » 

On  proposa  de  se  réfugier  à  la  confiserie,  et,  là,  d'autres  vic- 
times du  sabbat  rejoignirent  notre  groupe.  Un  propriétaire  des 
environs  disait  :  —  Les  Juifs  sont  paresseux  :  l'an  dernier,  pen- 
dant qu'on  battait  le  blé  dans  ma  ferme,  des  émigrans  juifs  qui 
mouraient  de  faim  arrivèrent'.  Je  les  embauchai,  et,  quand  ils 
eurent  mangé,  je  les  mis  à  la  besogne.  Deux  heures  après,  ils 
se  plaignirent  que  l'ouvrage  était  trop  dur  et  me  tirèrent  leur 
révérence.  —  Oui,  fit  un  médecin,  je  les  crois  incapables  d'un 
long  effort^ physique.  Et  leur  faiblesse  musculaire  les  rend  plus 
dangereux  encore  dans  un  pays  agricole  qui  manque  d'agricul- 
teurs. Au  lieu  de  labourer  la  terre,  ils  vivent  sur  ceux  qui  la  labou- 
rent.—  Mais  aussi,  reprit  le  propriétaire,  nos  paysans  sont  des 
enfans  imbéciles.  Il  leur  faut  des  tuteurs  qui  les  forcent  d'assoler, 
de  planter,  d'enfoncer  la  charrue  dans  un  sol  qu'ils  se  contentent 
d'égratigner...  —  Et  surtout,  interrompit  le  médecin,  de  semer 
un  autre  maïs  que  ce  maïs  de  rebut  qui  leur  altère  le  sang.  — 
—  L'Administration  s'en  désintéresse  !  dit  un  jeune  homme.  — 
Je  vous  demande  pardon,  répondit  un  fonctionnaire  de  la  pré^ 
fecture  :  l'Administration  plante  des  arbres  le  long  des  routes  ; 
mais  les  paysans  les  coupent  pour  s'en  faire  des  bâtons.  —  Ils 
ont  bien  besoin  de  bâtons  !  s'écria  le  jeune  homme.  Comprenez 
vous  qu'ils  rossent  quelquefois  le  notaire,  le  percepteur,  qu'ils 
rossent  leurs  femmes,  qu'ils  se  rossent  eux-mêmes  et  qu'ils  ne 
rossent  jamais  le  Juif  !  —  Je  ne  sais  pas,  dit  un  vieux  petit  mon- 
sieur adonné  aux  sciences  occultes,  je  ne  sais.pas  si  l'on  ne  pour- 
rait expliquer  Tindififérence  de  nos  paysans  à  l'égard  de  ceux  qui 
les  volent  par  une  espèce  de  possession  magique.  Ce  sont  des 
gens  envoûtés.  Le  Juif  leur  jette  des  sorts  et  particulièrement  à 
leurs  femmes.  —  Bah  !  s'écria  le  médecin,  c'est  l'eau-de-vie  la 
grande  sorcière! 

—  Messieurs,  dit  un  ingénieur,  permettez-moi  de  vous 
conter  une  histoire.  L'année  dernière,  je  gagnais  Vaslui,  et  j'en 
étais  encoreà  deux  bonnes  lieues,  lorsque,  à  la  porte  d'un  village, 
mon  cheval  s'abattit  et  mon  essieu  se  cassa.  La  bête  était  fourbue  ; 

TOME    XXVI.   —   1005.  6 


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82  RJEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

la  voiture  exigeait  une  longue  réparation,  et  je  devais  à  tout  prix 
arriver  avant  la  nuit  noire.  J'avisai  une  assez  belle  ferme  et  je 
demandai  au  paysan  de  me  conduire  à  la  ville.  Il  prétexta  que 
son  cheval  avait  mal  au  pied,  et  toutes  mes  insistances,  voire 
Tappàt  d'une  pièce  de  cinq  francs,  ne  purent  vaincre  son  refus. 
Le  crépuscule  tombait.  Que  devenir  dan»  ce  village  avec  mon 
cheval  hors  de  service  et  mon  essieu  rompu  7  J'entrai  chez  le 
Juif.  Son  auberge  était  la  seule  maison  ouverte,  la  seule  où  je 
fusse  assuré  d'un  bon  accueil.  Je  n'y  étais  pas  assis  que,  s'avan- 
çant  et  me  saluant  jusqu'à  terre,  le  gaillard  me  dit  :  «  Votre 
Seigneurie  est  bien  ennuyée.  Votre  Seigneurie  voudrait  arriver 
à  la  ville  avant  la  nuit  noire.  Votre  Seigneurie  est  ingénieur,  et 
ses  chefs  attendent  Votre  Seigneurie.  »  Je  ne  m'étonnai  point 
qu'il  sût  aussi  bien  que  moi  qui  j'étais,  où  j'allais  et  pourquoi  j'y 
allais.  Autant  vaudrait  s'étonner  que  le  Pruth  se  jetât  dans  le 
Dianube  1  Tant  qu'il  y  aura  un  voyageur  et  un  Juif  sous  le  ciel, 
le  Juif  connaîtra  le  nom,  l'&gOy  ^^  fonctions,  la  provenance, 
l'itinéraire  et  le  but  du  voyageur.  C'est  une  loi  de  la  nature 
encore  mal  expliquée,  mais  admirablement  observée.  Je  lui  ré« 
pondis  donc:  «  En  effet,  Ma  Seigneurie  est  désolée.  Gomme  tu 
l'as  dit,  mes  chefs  m'attendent,  et  je  ne  trouve  ni  cheval  ni  voi- 
ture. »  Il  sourit  doucement,  a  S'il  plaît  à  Votre  Seigneurie  que 
j'en  fasse  mon  affaire,  dans  une  heure  d'ici  Votre  Seigneurie  sera 
à  la  ville.  —  Soit.  Combien  ?  —  Ce  sera  quatre  francs  pour  Votre 
Seigneurie.  »  Il  s'éclipsa,  et,  dix  minutes  après,  je  n'en  crus  pas 
mes  oreilles,  quand  un  bruit  de  voiture  s'arrêta  devant  l'auberge. 
En  dix  minutes,  il  avait  décidé  un  paysan,  et  le  paysan  avait 
attelé  I  C'était  prodigieux,  et  je  ne  fus  pas  éloigné  de  penser  que 
mon  Juif  était  sorcier,  qu'il  avait  prévu  mon  accident  et  tenu 
prête  une  carriole.  Mais  ma  surprise  se  changea  en  stupeur, 
lorsque  je  reconnus  dans  l'homme  qui  conduisait  ta  voiture  le 
même  paysan  qui  m'avait  si  obstinément  refusé,  et  dont  le  cheval 
prétendu  boiteux  se  mit  à  trotter  allègrement. 

—  Voilà  une  preuve  de  fascination,  interrompit  le  petit 
monsieur  en  hochant  la  tête. 

—  Ne  vous  hâtez  pas  de  conclure,  poursuivit  l'ingénieur. 
Quand  nous  fûmes  hors  du  village,  je  demandai  au  paysan  qui 
se  taisait  :  «  Combien  le  Juif  te  donne-t-il  pour  me  mener  à 
Vaslui?  —  Trois  francs,  répondit-il.  —  Tues  donc  fou  1  m'écriai- 
je.  Je  t'en  offrais  cinq.  Voyons,  explique-toi.  »  Et  il  s'expliqua 


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A   TRAVERS   LA   aOUMAXIS.  83 

très  simplement  :  °«  Je  ne  vous  dois  rien,  à  vous,  me  dit-il.  Pour- 
quoi me  serais-je  dérangé,  puisque  j'avais  de  la  besogne  au 
logis  ?  Mais  je  connais  le  Juif  ;  je  le  connais  depuis  dix  ans.  Je 
ae  pourrais  pas  vivre,  s'il  n'était  là.  Quand  maTécolte  est  mau- 
vaise, il  me  prête  de  l'argent  Quand  un  da  mes  enfans  meurt, 
c'est  lui  qui  m'aide  à  payer  les  fraÎB  d'enterrement.  Il  comprend  ia 
vie.  Il  nous  procure  to«t  ce  dont  nous  avons  besoin.  Ce  nW  pas 
un  méchant  homme.  Et  Ton  est  hien  obligé  de  iaire  quelque 
choee  pour  lui.  »  Je  n'avais  rien  à  objecter;  je  gardai  le  silence. 

—  Comment  I  s'écria  le  jeune  homme.  Je  lui  aurais  dit, 
moi,  que  cet  usurier  juif  abusait  de  sa  candeur  et  le  pillait  effron- 
tém^it.  —  A  quoi  bont  reprit  l'ingénieur.  Êtes-vous  sAr  qu'un 
autre  aubergiste  montrerait  ^us  de  scrupules  et  «autant  •d'obli^ 
geance? —  Il  serait  Roumain  comme  nous,  répliqua  le  proprié^ 
taire.  —  Je  conviens  que  cela  vaudrait  infinim^oit  mieux,  dit 
l'ingénieur.  Mais  de  quel  droit  reprocherais-je  au  paysan  de 
s'abandonner  au  Juif,  quand  je  lui  donne  l'exemple  de  la  mdme 
confiance  ou  du  même  aveuglement  ?  Les  liuit  mille  Juifs  de 
Piatra,  que  font-ils,  sinon  de  nous  servir  et,  quelquefois  aussi, 
de  nous  aider  k  payer  nos  frais  d'enterrement?  Pouvez-vous 
affirmer  que  ce  que  vous  buvez  en  ce  moment  n'ait  pas  été  brassé 
par  un  Juif  ?  Que  le  verre,  où  vous  le  buvez,  n'ait  pas  été  fabriqué 
par  un  Juif?  Que  le  costume  que  vous  portez  n'ait  pas  été  coupé  par 
un  Juif,  et  que  cette  pièce  d'argent,  dont  vous  me  permettrez 
de  régler  nos  consommations,  ne  soit  pas  «ortie  d'une  banque 
juive?  —  Alors,  s'écria  le  jeune  homnîe,  nous  devons  nous  dé- 
clarer vaincus  et  nous  laisser  anéantir? —  Prenez  modèle  sur 
moi,  dit  le  propriétaire  :  je  n'achète  jamais  rien  chez  un  Juif.  — 
Dieu  sait  ce  qu'il  vous  en  colite  !  répliqua  le  médecin.  Votre 
femme  et  vous,  vous  êtes  toujours  par  monts  et  par  vaux.  — 
Jeune  homme,  reprit  l'ingénieur  dont  la  barbe  grisonnait,  si 
j'avais  votre  flge,  je  ne  me  ferais  ni  ingénieur,  ni  avocat,  ni  con- 
seiller de  préfecture;  ni  chef  de  bureau,  ni  journaliste  :  j'achète- 
rais une  épicerie  et  je  ne  désespérerais  ^  de  l'avenir.  —  Vous 
êtes  tous  ensorcelés,  prononça  le  vieux  petit  monsieur. 

En  rentrant,  nous  vîmes  sur  notre  chemin  une  grande  maison 
éclairée  a  ^tomo  et,  par  les  fenêtres  ouvertes,  des  couples  tourner 
aux  sons  de  la  musique. 

—  Les  voilà  qv  dansent!  s'écria  M.  Cheresco.  Et  dire  que 
mon  nom  doit  figurer  dans  ces  quadrilles-Ià  !  Misère  !  misère  ! 


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84  (REVUE  DES   DEUX   MONDES. 


IV.   —  BODHOUSI 


Si  VOUS  ouvrez'un  guide  Joanne,  vous  ylîrez^  «"Bouliousî, 
gros  Dourg  sans  intérêt.  »  Je  ne  partage  pas  l'opinion  du  guide 
Joanne.  Il  est  vrai  que  Bouhousi  ne  possède  point  comme  Piatra 
une  vieille  église  bâtie  par  Etienne  le  Grand,  qu'on  y  cherche- 
rait vainement  un  casino,  et  qu'on  n'y  découvrirait  même  pas  un 
hêtel.  Mais  Bouhousi  est  la  résidence  du  plus  grand  rabbin  de 
la  Roumanie,  d'un  des  plus  grands  rabbins  du  monde,  d'un 
rabbin  aussi  mystérieux  que  le  Grand  Lama  du  Thibet.  Son  nom 
ne  figure  pas  aux  registres  du  Gouvernement.  Des  légendes  cou- 
rent sur  lui.  On  dit  que  sa  maison  est  l'Arche  Sainte  et  que  le 
peuple  choisi  danse  autour  de  ses  murs.  On  prétend  qu'il  ne  sort 
que  dans  un  magnifique  carrosse  et  que  la  foule  se  bousciile  sous 
les  pieds  de  ses  chevaux  pour  attraper  un  de  ses  regards.  On 
affirme  que,  lorsqu'il  parait  à  lassi,  la  multitude  se  précipite  à 
la  gare  et  se  dispute  la  gloire  de  toucher  et  de  baiser  le  bas  de 
son  manteau. 

Si  je  n'accueille  ces  bruits  qu'avec  la  plus  extrême  réserve, 
l'existence  de  ce  fabuleux  pontife  ne  laisse*  ^pas  de  piquer  ma 
curiosité.  Bouhousi  est  à  une  heure  environ  de  Piatra,  et,  le 
dimanche  matin,  j'y  arrivai  en  compagnie  de  mon  hôte,  le  sous- 
préfet  de  Piatra.  En  face  de  la  gare,  s'élève  une  fabrique  de 
draps  roumains,  «  la  Première,  *>  comme  le  disent  de  grosses 
lettres  noires  peintes  à  son  fronton.  On  m'avertit  que  cette  fa- 
brique, fondée  par  un  Roumain,  avait  été  rachetée  par  une  com- 
pagnie anonyme  de  Juifs  et  d'Allemands. 

La  gare  était  bondée  de  vieux  Juifs  en  papillotes,  une  calotte 
noire  sous  le  chapeau,  les  poches  de  la  lévite  gonflées  et  étran- 
glées d'une  ceinture  de  soie  noire.  La  pluie  de  la  nuit  avait 
crotté  leurs  bas  blancs  et  leurs  souliers  éculés.  Ils  portaient  des 
parapluies  qui  ressemblaient  à  des  tromblons.  Dans  l'allée  de 
chênes  qui  monte  au  boui^  nous  en  croisâmes  beaucoup  d'autres. 
La  foire  du  dimanche  ne  justifiait  point  une  telle  affluence.  Mais 
nous  appr.mes  à  la  mairie  que,  la  veille  au  soir,  le  rabbin  avait 
célébré  l'anniversaire  de  la  mort  de  son  père  et  que  des  Juifs  y 
étaient  venus  jusque  de  la  Galicie. 

J'envoyai  solliciter  du  rabbin  la  faveur  d'une  audience;  et, 
pendant  que  nous  attendions  sa  réponse,  je   m  entretins  avec  le 


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A    TRAVERS    LA    ROUMANIE.  85 

maire  qui  administre  à  Bouhousi  dix-sept  cent  cinquante-sept 
Roumains,  dix-sept  cent  trente  et  un  Juifs,  et  cent  vingt-trois 
Autrichiens  ou  Allemands,  ces  derniers  employés  et  ouvriers  à 
la  fabrique,  tous  catholiques.  Ajoutez  trois  Arméniens,  et  vous 
aurez  la  population  de  ce  bourg  aussi  hétérogène  que  pacifique. 
Le  grand  rabbin,  Israël  Friedmann,  nous  manda  qu'il  était  prêt 
à  nous  recevoir  ;  mais,  dans  le  cas  où  la  langue  allemande  ne 
nous  serait  pas  familière,  il  nous  priait  de  nous  faire  accompa- 
gner d'un  interprète,  car  il  ignorait  le  français  et,  s'il  compre- 
nait le  roumain,  il  ne  le  parlait  pas. 

Hier  à  Piatra,  sur  une  hauteur  qui  dominait  la  ville,  on  me 
disait  :  «  Là  où  vous  ne  voyez  pas  d'arbres,  ce  sont  les  quartiers 
juifs.  »  Cette  différence  est  encore  plus  marquée  dans  les  bourgs. 
Le  Juif  ne  cultive  autour  de  sa  maison  ni  fleurs  ni  plantes.  L'ar- 
buste y  dépérit,  Therbe  s'y  fane.  Son  esprit  abstrait,  que  l'édu- 
cation talmudique  enfonce  dans  la  sécheresse,  semble  préférer 
aux  jardins  ombragés  les  cours  aussi  nues  que  des  tables  d'abaque. 
Leur  absence  de  verdure  donne  aux  bourgs  juifs  un  aspect  mi- 
sérable que  n'a  pas  le  plus  pauvre  hameau  roumain.  Et  Bou- 
housi n'est  qu'un  assemblage  d'échoppes  dont  la  crasse  efface  le 
peinturage  et  de  boutiques  larges  et  basses,  pareilles  à  des  débal- 
lages de  pacotille  sous  des  arcades  délabrées.  Nous  traversons 
une  ruelle  d'auvens  enguirlandés  d'oignons  et  des  rangées  de 
tables  saignantes  où  les  bouchers  juifs  ont  un  air  de  sacrifica- 
teurs ;  et  voici  tout  à  coup  une  maison  seigneuriale,  badigeonnée 
de  rose,  avec  ses  deux  ailes,  sa  cour  et  son  enclos  de  murailles. 

Sur  le  perron  de  l'aile  droite,  c'était  un  grouillement  de  cafe- 
tans noirs,  de  papillotes,  de  barbes  grises  et  de  barbes  blondes, 
de  grosses  bottes,  de  dos  courbés  et  d'yeux  inquiets.  Devant  l'aile 
gauche,  se  promenaient  à  l'écart  deux  jeunes  dames  de  forte  pres- 
tance, en  robe  bleue  traînante,  les  poignets  cerclés  d'or,  de  l'or 
aux  oreilles,  de  l'or  au  cou,  une  mantille  sur  les  cheveux  :  les 
filles  du  rabbin.  La  porte  du  milieu  nous  fut  ouverte;  nous  aper- 
çûmes une  enfilade  de  salons,  et  l'on  nous  introduisit  dans  un 
riche  cabinet  de  travail.  Le  grand  prêtre  s'avança  vers  nous. 

Il  était  gros,  le  cou  large,  le  visage  d'une  majesté  replète. 
Sa  main  molle,  sa  soutane  en  soie,  ses  papillotes  ramenées 
derrière  ses  oreilles,  son  collier  de  barbe  lisse,  ses  yeux  humides 
et  bleus,  ses  lèvres  charnues  d'où  glissait  un  sourire  qui  ne  les 
plissait    pas,   toute    sa  personne   était  comme    baignée  d*une 


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8C  REVUE  I>E8   DEUX  MONDES. 

onction  luisante  et  douce.  Je  m'excusai  de  l'importuner,  main 
il  comprendrait  sans  doute  qu'un  étranger  ne  pouvait  paseer  à 
Bouhousi  sans  désirer  voir  un  homme  dont  la  réputation  était  si 
étendue.  Il  me  répondit  /  < —  «  En  effet,  je  suis  un  descendant 
du  roi  David.  » 

r  II  nous  pria  d'accepté  un  verre  de  vin  qu'il  noue  versa  lui- 
même  dHme  aiguière  d'argent,  et,  prenant  dans  un  plateau  troia 
gâteaux  secs,  il  les  plaça  devant  chacun  de  nous.  Je  m'étonnai 
qu'un  rejeton  de  cette  souche  royale  se  f&t  enraciné  dans  un  aussi 
médiocre  boi|rg.  Mais  il  me  répondit  qu'il  y  était  né  et  ne  vou- 
lait pas  le  quitter,  que  d'ailleurs,  sauf  peut-être  un  rabbin  de 
Russie  et  d&ux  qui  ««rivaient  en  Autriche,  nul  n'exerçait  une  puis* 
sance  comparable  à  la  siemae.  Et,  pendant  que  l'interprète  nous 
faraduisait  ces  chos^,  il  classait  négligemment  sur  son  bureau 
des  bons  de  poste,  de  façon  à  le^  mettre  en  évidence.  Bons  de 
dix  francs,  de  cinq  francs,  de  trois  francs  venus  de  Russie,  d'Al« 
iemagne,  de  partout.  Un  domestique  lui  apporta  son  courrier, 
a  Vous  voyez,  me  dit-il,  quelle  correspondance  I  »  Et  il  me  !fit 
passer^  souâ  les  yeux  des  lettres  de  France,  d'Angleterre,  d'Au- 
triche, d'Amérique,  la  plupart  d'entre  elles  portant  leur  timbre 
en  guise  de  cachet.  Ses  regards  coulaient  sur  mon  compagnoc 
avec  une  douceur  attentive,  et  je  sentais  dans  cette  petite  comédie 
encore  plus  de  politique  que  de  vanité.  Il  n'était  pas  fâché  d'étaler, 
d'exagérer  même  son  empire  devant  un  fonctionnaire  du  gou- 
vernement roumain.  Puis  il  me  parla  de  son  père,  disparu  de- 
puis sept*  ans,  et  qui,  adoré  de  son  vivant,  continuait  de  l'être 
dans  la  mort.  «  Mon  père  a  beaucoup  écrit;  moi,  je  n'écris  pas, 
mais  mon  fils  écrira  un  jour.  »  J'admirai  le  souci  de  laisser  re- 
poser, pendant  une  génération,  le  génie  producteur  de  la  famille. 
Et  il  rit,  d'un  rire  un  peu  sourd.  Enfin  il  aborda  la  question  Israé- 
lite, et  s'espaça  longuement  sur  la  misère  des  Juifs  galiciens  qui 
l'avait  douloureusement  ému  dans  son  dernier  voyage,  alors  que 
les  Juifs  autrichiens  étaient  les  plus  fortunés  des  hommes.  Quant 
aux  Juifs  roumains,  ils  auraient  peut-être  mauvaise  grâce  de 
trop  se» plaindre  ;  mais  ils  émigraient... 

—  Ohl  interrompit  mon  compagnon,  ils  n'émigrent  guère I 
—  Ils  émigrent  et  surtout  ils  veulent  émigrer,  reprit  le  rabbin. 
S'ils  ne  sont  pas  persécutés,  ils  craignent  la  persécution.  Que 
faire?  Je  tâche  de  les  en  dissuader;  je  n'y  épargne  ni  ma  peine  ni 
mon  argent... 


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A  TRAVERS   LA   ROUMANIE.  87 

Et  tout  cela  était  supérieurement  joué.  Sans  aucun  doute  il 
s'amusait  de  cette  étrange  situation  des  Roumains ,  qui  sont  par- 
tagés'entre  la  peur  de  voir  leurs  Juifs  se  multiplier  et  Tappréhen- 
sion  de*  les  voir  partir.  Il  leur  souvient  encore  que,  Tan  passé, 
ils  furent  obligés  de  rapatrier  à  leurs  frais  des  émigrans  qui, 
arrivés  en  Autriche,  n'avaient  plus  le  n^iyen  de  poursuivre  leur 
i*oute.  Et  chaque  fois  que  deux  cents  Juifs  leur  montrent  les 
talons,  deux  millions  de  voix  les  traitent  d'Amalécites. 

La  maison  de  ce  rabbin  fait  de  Bouhousi  une  sorte  d'arche- 
vêché juif,  où  la  communauté  des  fidèles  a  gardé  toute  sa  force 
et  sa  merveilleuse  organisation.  Son  première  caractère  est  la 
discipline,  l'obéissance  absolue  aux  ordres  de  ses  chefs,  une  obéis- 
sance comme  on  n'en  trouve  que  dans  les  sociétés  théocratiques. 
Du  plus  pauvre  au  plus  riche,  tous  les  fronts  s'inclinent  sous 
un  pouvoir  armé  de  Tanathème.  La  communauté  tient  dans  ses 
mains  la  fortune  de  chacun  de  ses  membres.  Que  le  herem  ou 
malédiction* soit  lanéé,  elle  peut  l'anéantir.  Le  Juif  excommunié 
serait  un  homme  chassé  de  son  îlot  sur  une  épave.  Personne  ne 
bronche  :  les  impôts  sont  perçus  avec  une  inflexible  rigueur,  et 
les  secours  aux  malheureux  si  exactement  distribués  que  le  maire 
de  Bouhousi  m'en  exprimait  son  admiration.  Disciplinés  et  re- 
ligieux, et  disciplinés  parce  qu'ils  sont  religieux,  les  Juifs  s'opi- 
nifttrent  ici  dans  la  plus  rigide  observance  du  Talmud.  L'insti- 
tuteur qui  dirige  leur  école  de  garçons,  un  jeune  Israélite  de 
lassi,  très  intelligent  et  très  ouvert,  me  confiait  sa  surprise 
quand,  à  Bouhousi,  il  avait  vu  ses  vieux  coreligionnaires  lire 
leur  livre  sacré  à  la  clarté  de  la  nouvelle  lune  et  danser  et  prier 
ainsi  qu'au  temps  où  Titus  s'acheminait  vers  Jérusalem.  Bien 
que  la  majorité  soit  née  dans  le  pays,  ils  parlent  moins  le  rou- 
main qu'un  jargon  judéo-germanique.  Dans  leurs  écoles  de  gar- 
çons et  de  fijles,  —  que  subventionne  l'Alliance  Israélite  de 
Paris,  —  on  étudie  l'allemand,  le  roumain,  l'hébreu  :  l'hébreu 
deux  heures  par  jour.  Le  soir,  les  enfans,  dont  l'éducation  est 
sévère,  continuent  leurs  leçons  hébraïques  pendant  trois  heures 
avec  leurs  parens  et  les  reprennent  avant  d'aller  en  classe. 

Un  attachement  aussi  étroit  à  ses  traditions  ne  prouve  pas 
qu'on  vive  uniquement  dans  le  passé.  Le  Juif  porte  en  lui  un  im- 
mense espoir.  Prenez  garde  que  cet  homme  d'une  obséquiosité 
si  déplaisante  et  qui  vous  parait  halluciné  par  une  pièce  d'argent 
est  un  plus  grand  idéaliste  que  vous.  Notre  patrie  à  nous,  c'est 


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88  REVUE   DES   DEUX  RONDES. 

notre  maisoD,  notre  village,  notre  province,  tout  le  pays  de  dou- 
leur et  de  joie  que  depuis  des  siècles  nos  joies  et  nos  douleurs 
ont  ensemencé.  Notre  patrie  a  des  villes,  des  champs,  des  bois, 
des  fleuves,  de  petites  herbes  odorantes.  Nous  sommes  de  pauvres 
êtres  qui  tenons  à  la  forme  de  nos  collines.  Nulle  part  Talouette 
ne  chante  comme  chez  moi  !  Et  si,  exilés  sur  une  terre  lointaine, 
nous  nous  y  recréons  une  patrie,  c'est  encore  sur  la  figure  des 
choses  que  se  modèle  notre  amour.  Mais  le  Juif  n*a  pas  même 
besoin  d'une  moite  de  glèbe  pour  s'imaginer  sa  patrie.  Il  la  con- 
çoit en  esprit  pur.  11  la  bâtit  avec  le  temps  et  l'espace.  D'autres 
peuples  ont  été  dispersés  sur  la  face  du  monde  :  lui  seul  n'a  pas 
été  dissous.  Son  nationalisme,  farouche  et  intangible,  l'a  sauvé 
de  la  dissolution.  Il  doit  de  vivre  encore  à  cette  patrie  idéale  dont 
sa  tète  est  la  citadelle. 

Quoi  I  m'objectera-t-on,  vous  n'avez  donc  pas  regardé  les  Juifs 
moldaves?  Gomment  concilier  tant  de  grandeur  et  tant  de  bas- 
sesse ?  Sans  compter  qu'une  longue  insécurité  dégrade  forcément 
la  personne  humaine,  je  pourrais  répondre  que  l'Orienlal  n'a 
pas  de  la  dignité  la  même  idée  que  nous.  Pour  lui,  la  mendicité 
n'est  pas  une  déchéance.  Mais,  Roumains  et  voyageurs,  ils  croient 
peindre  les  Juifs  en  deux  mots  :  serviles  et  cupides.  Or,  sous  sa 
servilité  apparente  et  entachée  d'une  inconsciente  ignominie,  le 
Juif  me  parait  un  des  êtres  les  plus  orgueilleux  et  les  plus  libres 
du  monde.  Je  parcours  Bouhousi,  et  je  n'y  vois  qu'échoppes  de 
tailleurs,  de  cordonniers,  de  merciers,  d'épiciers,  de  fruitiers. 
Ici  comme  partout,  la  multiplicité  des  petits  commerces  me  con- 
fond. Chacun,  dans  cette  communauté,  veut  être  son  maître. 
Les  gens  peuvent  s'y  entr'aider,  mais,  en  dehors  des  obligations 
hiérarchiques,  ils  y  conservent  jalousement  leur  indépendance. 

J'entre  dans  une  des  plus  misérables  boutiques.  Un  plat  de 
farine,  trois  savons,  six  œufs,  des  gousses  d'ail  et  deux  poulets 
qui  se  débattent  dans  un  coin  :  voilà  tout  le  fonds  de  commerce. 
La  femme,  une  grande  femme  au  profil  dédaigneux  et  fin,  et  qui 
est  enceinte  de  son  quatrième  enfant,  assise  sur  un  tas  de  bardes, 
ravaude  des  bas.  L'homme  est  au  champ  de  foire.  L'arriëre- 
boutique  sert  de  chambre  :  une  malle,  des  lits  défaits,  et,  au  mi- 
lieu, une  grosse  paire  de  boites  crottées,  fatiguées, affaissées  sur 
elles-même,  avachies.  Elles  m'en  disaient  long,  ces  bottes!  Elles 
étaient  sorties  de  bonne  heure,  avant  le  jour;  elles  avaient  couru 
dans  la  boue  des  chemins  de  traverse,  loin,  bien  loin;  elles 


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A    TRAVERS    LA    ROUMANIE.  89 

avaient  guetté  le  paysan  et  la  paysanne  qui  s'^en  venaient  au 
marché  avec  leur  panier  d'œufs,  leurs  légumes  et  leurs  volailles. 
Et  elles  s^étaient  faites  très  humbles,  de  pauvres  petites  bottes 
aimables,  officieuses,  pleines  d'attention  pour  les  sandales  cam- 
pagnardes^ et  désireuses  de  leur  épargner  les  mares  et  les  fon- 
drières qui  les  séparaient  du  bourg.  L'eau  tombait  à  verse.  Le 
paysan  s'était  laissé  convaincre  et  débarrasser  pour  un  prix  mo- 
dique. Et  les  bottes  avaient  repris  leurs  grandes  eujambées  afin 
d'arriver  au  marché  de  Bouhousi  les  premières  de  toutes  les 
bottes  qui  couraient  dans  le  crépuscule  du  matin.  Accuserez- vous 
de  paresse  leur  propriétaire?  Cependant  vous  lui  dcHineriez  des 
gerbes  à  lier  que,  deux  heures  après,  il  tirerait  ses  grègues.  C'est 
que  le  Juif  préfère  la  soif  et  la  faim  au  labeur  machinal  sans  ini- 
tiative et  sans  cet  aléa  qui  en  décuple  l'intérêt.  Il  est  soutenu 
dans  sa  misère  et  au-dessus  de  sa  misère  par  son  insatiable  am- 
bition. Incapable  de  se  plier  à  la  condition  du  domestique,  de 
l'ouvrier  rural  ou  du  manœuvre,  il  n'accepte  pas  d'être  celui  qui 
travaille  sous  les  ordres  de  tous,  mais  celui  qui  collabore  ou 
commande.Vous  ne  le  trouverez  presque  jamais  au  dernier  échelon 
des  subordinations  sociales.  Il  ne  commence  de  vivre  qu'à  i'avant- 
demier. 

On  dit  qu'il  aime  l'argent.  Cette  avarice,  il  la  partage  avec 
bon  nombre  d'honnêtes  chrétiens.  De  tous  les  épiciers  de  Bou- 
housi, un  seul  est  Roumain  :  c'est  contre  lui  que  les  paysans 
élèvent  le  plus  de  griefs  et  de  doléances.  Certes  le  Juif  a  pour  le 
gain  une  âpreté  formidable.  Mais  je  ne  connais  que  les  associa- 
tions ouvrières,  abominablement  exploitées  par  leurs  agitateurs 
bourgeois,  où  l'on  rencontre  autant  de  générosité  que  dans  les 
communautés  juives.  Chaque  fois  que  la  cause  d'Israël  réclame 
des  subsides,  il  n'y  a  pas  d'humble  Juif,  dans  le  plus  humble 
bourg  moldave,  qui  essaie  de  se  dérober  à  la  contribution  de 
guerre.  L'argent  n'est  à  leurs  yeux  qu'un  des  moyens  d'atteindre 
cette  domination  dont  ils  sont  si  étrangement  passionnés.  Toute 
la  vie  juive  gravite  autour  du  même  objet  qui  est  de  conquérir, 
non  pas  le  plus  d'argent,  mais  le  plus  d'influence  possible.  Un 
rêve  d'impérialisme  couve  sous  des*  fronts  qui  semblent  si 
humbles.  Nous  ne  saurions  nous  dissimuler  que  nous  dépendons 
plus  de  notre  cordonnier  qu'il  ne  dépend  de  nous,  et  de  notre 
tailleur,  et  de  notre  chapelier,  et  de  notre  boucher.  Le  Juif,  en 
s'emparant  de  ces  petits  métiers,  se  rend  maître  de  toute  la  per- 


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90  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

sonne  du  Roumain  des  pieds  à  la  tête,  y  compris  l'estomac.  Mais 
ce  n'est  qu'une  première  étape.  Si,  dans  un  pays  et  surtout  un 
pays  agricole,  je  parviens  k  me  faufiler  entre  le  producteur  et  le 
consommateur,  et  que,  par  mon  ingénibsité  et  ma  promptitude,  je 
facilite  leurs  transactions,  ma  puissance  grandit.  J'aurai  bientôt 
à  ma  merci  ceux  qui  travaillent  et  ceux  qui  jouissent.  Les  risques 
seront  peut-être  pour  moi  :  je  ne  les  crains  pas,  et  la  séduisante 
idée  de  mon  importance  me  console  de  vos  affronts.  L'homme, 
qui  se  réveille  à  trois  heures  du  matin  et  qui  fait  des  lieues  sous 
la  pluie  pour  acheter  aux  paysans  des  œufs  et  des  poulets  qu'il 
revendra  au  marché,  assaisonne  son  mince  profit  d'un  plaisir  de 
conquête.  L'aubergiste,  qui  prévoit  et  prévient  "tous  les  besoins 
de  son  village,  y  respire  obscurément  des  fumets  de  royauté. 
Quand  les  autorités  le  menacent  d'expulsion,  les  paysannes  in- 
tercèdent en  sa  faveur  :  «  Si  vous  nous  l'enleviez,  nous  serions 
obligées  d'aller  nous-mêmes  quérir  à  la  ville*^  une  pelote  de  fil  ou 
un  mètre  de  cotonnade.  Laissez-nous  notre  Juif.  » 

Je  me  suis  promené  sur  le  champ  de  foire  de  Bouhousi  :  il 
était  morne.  Le  costume  national  disparaît  plus  vite  là  ob  le  Juif 
colporte  les  étoffes  allemandes.  Les  paysans,  au  doux  visage  et 
aux  longs  cheveux,  les  épaules  opprimées  par  leur  lourd  man- 
teau brun  que  l'averse  avait  encore  alourdi,  des  femmes,  les 
pieds  nus  dans  la  boue,  attendaient  aussi  résignés  que  leurs 
bêtes.  Au  milieu  d*eux,  circulaient,  le  gourdin  k  la  main,  des 
Juifs  de  Bacau.  De  temps  en  temps  une  bête  était  détachée  de 
son  piquet  et  conduite  au  barrage.  Le  Juif  l'emmenait,  et  le 
paysan,  qui  avait  touché  la  somme,  se  dirigeait  vers  l'auberge 
où  d'autres  Juifs  lui  versaient  à  boire.  On  se  sentait  enveloppé 
d'une  marée  d'hommes  irrésistibles  qui  obéissent  à  la  même 
consigne ,  mais  dont  chacun  aspire  à  se  former  une  petite  pro- 
vince au  sein  de  l'empire  universel.  Ils  sont  patiens,  tenaces, 
sans  délicatesse  mais  non  sans  force  morale,  aussi  étroitement 
unis  dans  les  intérêts  généraux  que  profondément  ancrés  dans 
leurs  intérêts  particuliers.  Les  vertus  qui  pâlissent  autour  d'eux 
gardent  encore  à  leur  foyer  une  verdeur  primitive  :  la  piété,  le 
respect  des  traditions,  le  culte  des  ancêtres,  l'amour  de  la  famille 
qui  a  chez  eux  la  puissance  d'un  instinct  dynastique.  Je  les 
admire.  Pour  comprendre  leur  valeur,  il  suffit  de  les  comparer 
aux  déplorables  Arméniens,  l'espèce  de  maquignons  d'affaires  la 
plus  honnie  peut-être  dans  TOrient  de  TEurope.  L'Arménien 


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À   TRAVERS^^A   I^OUMANIE.  9! 

cultive,  trafique,  brocante,  s'enrichit;  sa  fortune  s'enfle  à  la 
surface  de  la  terre,  y  crève  et  n'y  fait,  hélas  !  qu'une  tache  de 
sang.  Le  Juif  est  un  des  plus  extraordinaires  fermens  de  l'huma- 
nité.  Là  où  il  s'établit,  le  sol  même  entre  en  efl^ervescence.  Que 
sera  la  Modalvie  dans  cinquante  ans,  dans  un  siècle,  dans  deux 
siècles?  Il  faut  jeter  un  taled  sur  la  face  de  l'avenir  !  Le  Rou- 
main ne  périt  pas,  dit  le  proverbe  :  le  Juif  non  plus.  Deux 
races  dliommes,  après  des  souffrances  et  des  persécutions  sans* 
nombre,  se  rencontrent  sur  les  champs  de  foire  moldaves.  Pour- 
quoi ce  spectacle  m'éprouve-t-il  jusqu'à  l'angoisse? 

V.    —   DANS   LES   LABOURS 

Huit  heures  de  chetnîn  de  fer,  quatre  heures  de  voiture,  ei 
nous  touchons  au  nord  de  la  Moldavie.  Nous  sommes  entrés 
dans  le  grand  désert  des  labours,  et  nous  vivonsvau  milieu  de 
ce  désert,  en  pleine  oasis.  Faut-il  choisir  entre  les  trésors  d'un 
roi  d'Asie  et  trois  mille  hectares  de  glèbe  bien  noire  et  bien  lui- 
sante? J'opte  pour  la^  terre.  Toute  destinée  me  paraît  médiocre, 
qui  n'enfonce  pas  dans  la  graisse  des  sillons.  Notre  hôte, 
M.  Vasesco,  ancien  élève  de  Fontainebleau,  officier  démission- 
naire et  député,  s'est  consacré  à  l'agriculture.  Il  nous  a  reçus, 
comme  des  amis  au  milieu  de  ses  amis,  dans  sa  belle  vieille 
maison  roumaine  si  spacieuse,  où  sa  mère  et  ses  filles  donnent 
à  l'hospitalité  moldave  une  grâce  inoubliable.  Je  suis  émerveillé 
de  son  parc,  de  ses  vergers,  de  ses  jardins,  de  la  solitude  qui 
enclôt  cette  lie  de  feuillage,  —  et  plus  encore  du  bien  qu'il  fait 
autour  de  lui.  Quand  le  propriétaire  roumain  consent  à  résider 
sur  ses  terres,  surtout  quand  il  a  l'intelligence  et  la  libéralité 
de  M.  Vasesco,  il  ramène  aux  villages  de  ses  paysans  la  verdure 
et  l'amour  de  la  vie.  Pénétrez  sous  le  chaume  des  maisonnettes  de 
Cotuscà,  de  ces  maisonnettes  dont  les  murs  de  torchis  à  la  teinte 
bleuâtre  sourient  dans  le  fouillis  des  maïs  :  la  ménagère  y  sus- 
pend aux  poutres  du  plafond  des  bouquets  de  feuilles  odorantes. 

Ce  pays  dégage  un  charme  puissant.  Si  loin  que  s'étendent 
les  regards,  et  pendant  des  lieues  et  des  lieues,  ce  ne  sont  que  des 
mamelons  et  d'immenses  ondulations  oaus  arbre  et  sans  ombre. 
La  terre  n'égare  pas  une  parcelle  de  sa  sève  en  beautés  inutiles. 
Sa  tâche  est  de  pousser  du  blé,  du  maïs,  de  l'orge,  toutes  les 
céréales  :  elle  accomplit  sa  tâche  avec  une  sorte  d'ivresse  con- 


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92  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

centrée  et  de  sombre  joie.  Elle  ne  se  désaltère  pas  aux  eaux  des 
rivières  et  des  lacs.  Sa  sobriété  se  contente  des  averses.  «  Aide- 
toi,  le  ciel  t'aidera.  »  Elle  est  ricbe  :  deux  mois  de  sécheresse 
n'ont  pas  encore  pâli  et  desséché  ses  mottes  noires,  grasses  et 
fumantes.  Elle  a  le  sauvage  aspect  des  déserts  qui  produisent  de 
For.  Ses  vallonnemens  et  ses  mornes  impriment  k  son  labeur 
je  ne  sais  quoi  de  tourmenté.  Elle  ne  gémit  pas;  elle  ne  bruit 
pas.  De  loin  en  loin  elle  ouvre  vers  le  ciel  l'œil  vitreux  et 
glauque  d'un  petit  étang.  Et  parfois  son  silence  tient  du  recueil- 
lement. Vous  y  entendriez  germer  le  grain  de  blé.  Les  moutons 
k  la  queue-leu-leu,  presque  immobiles,  broutent  le  long  des 
pentes,  la  tête  sous  Tarrière-train  de  celui  qui  les  précède,  afin 
d'y  trouver  un  peu  d'ombre.  Çà  et  là,  des  vols  de  corbeaux 
s'abattent,  et  les  sillons  frissonnent  au  passage  des  cailles.  Un 
héron  regarde  sur  l'eau  d'une  mare  le  reflet  d'une  émigration  de 
cigognes.  Et  dans  le  lointain  des  chevaux  galopent  en  liberté. 

Mais  souvent  de  grands  bœufs  cheminent,  cinquante, 
soixante,  quatre-vingts  bœufs  à  robe  blanche,  qui  s'en  vont  d'un 
domaine  à  l'autre,  traînant  les  machines.  Le  matin,  je*  les  voyais 
partir.  La  splendeur  du  soleil  voguait  sur  leur  dos  et  leurs  flancs 
immaculés.  Leur  caravane  sacerdotale  fendait  lentement  les 
champs  hérissés  de  verdure  et  d'or.  Ils  avaient  l'air  d'une  pro- 
cession de  flamines  en  route  pour  un  sacrifice  aux  dieux  de  la 
terre.  Et  le  soir,  à  l'heure  où  les  couleurs  se  fondent  en 
nuances  et  la  magnificence  des  moissons  en  douceur,  ils  ren- 
traient du  même  pas  grave,  toujours  en  harmonie  avec  les  choses. 
Hs  s'agenouillaient  alors  dans  un  pré,  pareils  à  des  bètes  de 
marbre,  tandis  que  leurs  petits  bouviers,  des  enfans  criards, 
barbouillés  de  terre  et  de  poussière,  aussi  sales  que  des  ramo- 
neurs, mais  qui,  mieux  que  les  hommes,  savent  conduire  ces 
colosses,  venaient  rôder  autour  de  la  marmite  où,  sur  un  feu 
de  paille,  cuisait  la  mamaliga  des  moissonneurs.  Un  adolescent, 
armé  de  deux  bâtons,  y  barattait  la  farine  de  maïs,  et,  lors- 
qu'elle formait  une  solide  pâte  jaune,  les  gens,  pour  se  la  par- 
tager, la  coupaient  au  moyen  d'une  ficelle.  Les  machines  ache- 
vaient de  gronder  :  on  mettait  en  sac  les  derniers  grains  des 
dernières  gerbes  ;  et  déjà  l'herbe  tendre  du  blé  naissant  recou- 
vrait les  pentes  voisines.  Les  lueurs  du  jour  s'attardaient  dans  la 
pâleur  rousse  des  maïs  encore  debout.  Quelle  envergure  avait  la 
nuit  en  ces  vastes  étendues  ! 


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pyniyuii'i-- 


A  TRAVERS   LA    ROUMANIE.  93 

Si  par  hasard,  du  fond  d'un  village  moldave,  vous  entendiez 
à  la  belle  étoile  des  coups  de  fusil,  ce  pourrait  être  un  chasseur 
de  loups,  car  les  loups  n'infestent  pas  le  pays  seulement  en 
hiver.  Leurs  femelles  mettent  bas  dans  les  avoines,  dans  les 
maïs,  et  souvent  aussi  dans  les  ronces  des  terres  dormantes. 
L'an  dernier,  une  paysanne  qui  était  venue  battre  le  blé,  avait 
déposé  son  petit  enfant  derrière  elle,  sur  la  lisière  d'un  champ 
de  maïs  :  une  louve  s'approcha  et  dévora  la  tète  de  l'enfant. 

On  vous  racontera  des  histoires  sinistres  ;  on  vous  en  racon- 
tera aussi  de  plaisantes,  comme  celle  de  ce  chasseur  qui,  em- 
busqué dans  un  arbre,  aperçut  tout  à  coup  six  paires  d'yeux 
luisans  braqués  sur  lui.  Il  en  éprouva  une  telle  émotion  qu'il 
perdit  l'équilibre  et  tomba  au  milieu  des  loups,  lesquels  eurent 
encore  plus  peur  et  détalèrent. 

Mais  si  ces  coups  de  fusil  que  vous  entendez  sont  accompa- 
gnés de  longs  appels,  ce  n'est  pas  un  loup  qu'on  tue,  c'est  une 
fille  qu'on  vole.  La  tradition  n'admet  pas  qu'une  jeune  fille 
suive  un  homme  de  son  plein  gré,  et  la  cérémonie  des  fian- 
çailles n'est  qu'un  rapt  simulé.  L'amant  a  réuni  une  douzaine 
des  plus  joyeux  compagnons  du  village.  Tous,  en  habits  de  fôte, 
se  glissent  silencieusement  vers  la  maison  de  la  belle;  et,  là, 
les  fusils  éclatent,  des  clameurs  d*assaut  retentissent.  On  force 
la  porte  qui  se  laisse  forcer,  on  écarte  les  parens  qui  se  lais- 
sent écarter,  on  s'empare  de  la  jeune  fille  qui  feint  la  résis- 
tance, et  on  la  dépose  dans  une  charrette  attelée  de  solides 
chevaux  qui  emportent  les  deux  fiancés  k  travers  les  moissons 
et  la  nuit.  Les  parens,  fussent-ils  même  opposés  k  ce  mariage, 
se  consolent  en  pensant  que  leur  fille  obéit  à  la  destinée.  Et, 
comme  les  camarades  du  ravisseur  sont  restés  dans  la  maison 
envahie  et  que  la  pauvreté  du  Moldave  ne  l'empêche  point  d'être 
hospitalier,  la  mère  étend  sur  la  table  sa  plus  belle  nappe  bro- 
dée, le  père  va  quérir  ses  dernières  bouteilles  de  vin,  et  les 
jeunes  gens  mangent,  boivent  et  chantent  jusqu'au  petit  jour  la 
victoire  de  leur  ami.  Jamais  fille  volée  n'est  rendue.  tJn  mois 
après  l'enlèvement,  le  jeune  homme  vient  donner  aux  parens  i 
des  nouvelles  de  leur  fille  et  fixer  avec  eux  la  date  du  mariage. 
Mais  d'ordinaire,  m'a-t-on  dit,  on  attend  pour  aller  à  l'église  la 
naissance  de  Tenfant,  car  le  mariage  coûte  cher  :  il  faut  payer  les 
popes  et  les  chantres.  Heureusement  les  invités  sont  généreux  : 
l'un  fait  présent  d'une  mesure  d'orge  et  de  froment,  l'autre  d'uo 


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94  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mouton/ Taufre  d'un  jeime  veau;  parfois  même,  quelque  parent 
riche  amène  un  bœuf  qui  n'a  pas  encore  porté  le  joug.  Et  c'est 
alors  que  Tépousé^  ceint  sa  tête  du  bandeau  des  matrones  qu'elle 
ne  quittera  qu'à  la  mort  :  le  soleil  ne  doit  plus  baiser  les  che- 
veux d'une  femme  mariée. 

Que  de  vieux  usages  se  conservent  sous  la  poussière  de  ces 
routes!  Ce  sont  à  peu  près  les  mêmes  qu'en  Valaehie,  mais  ici 
la  tristesse  qui  les  miveloppe  les  rend  encore  plus  touehans. 
J'aime,  dans  les  cimetières,  ces  longues  branches  plantées  sur 
les  tombes  de  ceux  qui  moururent  avant  d'être  mariés,  ces 
branches  bientôt  flétries,  que,  jeunes  époux,  ils  eussent  portées 
à  la  main  le  jour  de  leur  mariage,  et  dont  la  mort  ombrage 
parcimonieusement  leur  couche  solitaire.  Et  j'aime  ces  puits 
creusés  dans  les  champs  pour  le  repos  d'une  âme.  Là  où  le 
passant  se  rafraîchit,  c'est  la  mémoire  d'un  père,  d'une  mère, 
que  la  pi^  filiale  honore.  Dieu  veuille  que  cette  eau  des  morts 
soit  douce  aux  vivans  ! 

L'eau  du  Pruth  ne  le  fut  pas.  Nous  avons  été  jusqu*à  la 
frontière  russe.  Cette  petite  rivière  du  Pruth,  la  plus  fantasque 
des  rivières,  coulait,  calme  et  bleue,  devant  son»  rideau  de  peu- 
pliers. On  eût  dit  à  la  voir  un  sage  cours  d'eau  qui  n'a  d'autre 
souci  que  de  rouler  un  peu  d'azur  entre  les  mais  'roumains  et 
les  vignobles  de  la  Bessarabie.  Mais,  au  printemps,  elle  s'enfle  et 
se  répand  à  travers  les  champs  avec  toute  la  folie  d'une  imagi^^ 
nation  slave.  Point  d'année  où  cette  capricieuse  ne  change  de 
lit.  Elle  laisse  derrière  elle  des  lambeaux  de  grève  blanche  qui 
scintillent  au  soleil  comme  des  parures  abandonnées.  Les  saute-^ 
relies  la  traversent  en  été  ;  en  hiver,  les  loups.  Le  paysan  rou-* 
main  la  redoute  à  Tégal  d'un  fleuve  des  enfers.  11  la  voudrait 
si  large  que  le  rivage  n'y  pût  apercevoir  le  rivage»  ni  la  vmx 
entendre  la  voix,  ni  les  yeux  rencontrer  les  yeux^  si  large  que 
les  sauterelles,  les  choléras,  les  armées  ennemies,  tout  ce  qui 
menace  de  la  franchir  se  noyât,  s'ablmftt  dans  ses  eaux  troubles. 
y^  Ah,  Pruth,  rivière  maudite!  »  Et  cependant  cette  Bessarabie» 
dont  nous  distinguons  les  villages  et  les  églises,  est  habitée  par 
d'anciens  Roumains.  Mais  le  paysan  se  rappelle  les  invasions 
russes*  Il  maudit  le  Pruth  de  n'avoir  pas  su  le  protéger.  Il  lui 
attribue  un  pouvoir  de  génie  malfaisant.  Et  sur  cette  terre  dé* 
couverte,  que  sa  richesse  semble  étaler  comme  une  proie  facile, 
tne  vous  étonnez  pas  qu'il  ne  soit  pas  encore  revenu  4e  ses  an* 


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A   TRAVEnS   LA   ROUMANIE.  95 

ciennes  terreurs  et  qu'il  se  sente,  même  aujourd'hui,  exposé, 
sans  défense,  à  des  forces  cruelles. 

D'ailleurs  pour  qui  travaille  cette  terre?  Est-ce  pour  le  pay- 
san que  les  champs  jaunissent?  Il  est  pauvre  :  ses  hameaux  ne 
bordent  pas  les  routes;  ce  sont  des  mendians,  honteux  de  leur  ^ 
misère,  et  qui  n'osent  pas  s'approcher  du  grand  chemin.  Ils  se 
tapissent  dans  l'entre-deux  des  mamelons.  Les  murs  aveugles 
penchent,  leurs  clôtures  chancellent,  les  arbustes  de  leurs  jar- 
dinets rabougris,  poudreux,  laissent  pendre  un  feuillage  aussi 
gris  et  déchiqueté  que  des  toiles  d'araignée.  La  mare  voisine  les 
envahit  d'une  odeur  de  vase.  On  jurerait  des  paillotes  de  nègres, 
si  les  enfans,  seuls  êtres  qu'on  y  voie  et  qui  se  roulent  en  che- 
mise dans  la  poussière,  n'avaient  les  cheveux  d'un  blond  pâle. 
Nulle  part  je  ne  retrouve  la  dignité  naturelle  aux  paysans 
valaques.  Le  Moldave,  même  heureux,  a  des  façons  plus  hum- 
bles. Il  vous  traite  d'Altesse.  Il  garde  la  courbature  de  l'ancien 
servage.  M.  Yasesco  me  vantait  son  intelligence,  sa  remar-* 
quable  aptitude  à  comprendre  les  machines  agricoles  les  plus 
compliquées.  Mais  ces  machines  ne  lui  appartiennent  pas  ;  sa 
charrue  n'est  pas  k  lui  ;  il  ne  possède  rien  de  son  outillage.  Si 
la  terre  est  mieux  cultivée  qu'en  Valachie,  parce  que  le  proprié- 
taire, de  qui  tout  dépend,  y  introduit  les  nouveaux  procédés  de 
culture,  le  paysan,  simple  journalier,  y  demeure  dans  un  état  de 
sujétion,  dont  ses  frères  du  Danube  et  de  l'Olténie  commencent 
ài  sortir.  Je  ne  sais  ce  que  vaut  le  métayage  au  point  de  vue 
purement  agricole,  mais  il  me  paraît  ofTrir  des  avantages  mo- 
raux :  il  forme  des  hommes;  il  développe  l'initiative  et  l'indé- 
pendance. J'ai  lu  un  rapport  que  le  comte  d'Hauterive,  secrétaire 
de  Tancien  hospodar  Mavrocordato,  rédigea  en  1787  sur  la 
Moldavie  et  présenta  au  nouvel  hospodar  Ypsilanti.  C'est  à  peine 
si  je  retoucherais  la  peinture  qu'il  y  fait  des  paysans  moldaves, 
ou  plutôt  je  ne  la  retoucherais  que  pour  en  affaiblir  l'expression 
ie  hardiesse  et  de  gatté.  Tout  ce  qu'il  dit  de  leur  indolence  et  de 
leur  misère  n'a  guère  vieilli.  Leur  condition  politique  s'est  plus 
modifiée  que  leur  condition  sociale  et  que  leur  âme.  Ils  restent 
toujours  ceux  dont  on  pourrait  écrire  :  «  S'ils  arrosaient  la  terre 
de  leurs  sueurs,  ils  auraient  plus  d'aisance  ;  mais  cette  aisance 
serait  une  caution  qu'ils  donneraient  à  leurs  maîtres.  »  C'est 
peut-être  le  spectacle  le  plus  pénible  de  la  Moldavie  que  cette 
pauvreté  des  paysans,  au  milieu  de  l'abondance  des  moissons. 


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96  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Lorsque  je  les  vis,  ils  portaient  sur  leurs  traits  tirés  les  deux 
semaines  de  jeûne  qui  avaient  précédé  l'Assomption  et  prome- 
naient nonchalamment  dans  la  richesse  des  blés  leurs  ligures  de 
carême. 

Non,  ce  n'est  point  pour  eux  que  travaillera  terre.  Mais  pour 
qui?  Si  Ton  s'en  rapporte  k  l'impôt  foncier,  la  valeur  des  proprié- 
tés exploitées  par  les  Roumains  du  district  de  Dorohoi  s'élève, 
dans  les  communes  urbaines,  à  trois  millions  de  francs;  la  valeur 
des  propriétés  exploitées  par  les  Juifs  à  sept  millions.  Au  district 
limitrophe  de  Botosani,  les  Roumains  en  conservent  à  peu  près 
treize  millions,  mais  les  Juifs  en  ont  acquis  quatorze.  Il  est  juste 
de  dire  que  ce  sont  les  deux  districts  les  plus  aliénés  de  la  Mol- 
davie puisque,  d'après  les  dernières  statistiques,  les  Juifs  ne 
possèdent  que  trente  et  un  pour  cent  de  la  propriété  foncière  des 
communes  urbaines.  Seulement,  la  plupart  des  communes  ru- 
rales sont  tombées  en  leur  pouvoir,  car  les  plus  beaux  domaines 
moldaves  sont  administrés  par  des  fermiers  juifs.  Leurs  pro- 
priétaires ont  oublié  que  la  fortune  crée  des  devoirs,  et  que  la 
grande  propriété  ne  se  comprend  vraiment  que  si  l'homme  qui 
en  dispose  assume  la  charge  des  hommes  qui  y  vivent.  Mais  il  est 
plus  agréable  de  courtiser  l'intrigue  parlementaire  à  Bucarest  que 
de  s'occuper  de  ses  terres  et  de  ses  paysans.  La  politique  exerce 
la  même  attirance  sur  ces  opulens  terriens  que  jadis  la  cour  de 
Versailles  sur  les  seigneurs  de  la  province.  Et,  comme  ces  der- 
niers perdaient  leur  raison  d'être  en  s'affranchissant  de  leurs 
anciennes  obligations  féodales,  ceux-ci  perdent  au  moins  toute 
raison  de  se  plaindre  en  abandonnant  leur  domaine  aux  soins  d'un 
étranger.  Cependant  ils  se  plaignent.  Le  soir,  dans  la  fumée  des 
cigares,  ils  s'entretiennent  des  méfaits  du  Juif,  de  son  avarice, 
de  son  ingéniosité  à  pressurer  le  paysan.  J'ai  peine  à  com- 
prendre cet  antisémitisme.  Si  le  Juif  empoisonne  et  abrutit  vos 
paysans,  que  penserai-je  de  vous  qui  les  lui  livrez?  Les  cent  ou 
deux  cent  mille  francs,  dont  il  vous  achète  par  an  votre  auto- 
rité, devraient  vous  fermer  la  bouche.  Quel  est  le  plus  avare, 
du  Juif  qui  travaille  ou  de  celui  qui  bénéficie  paresseusement 
sur  le  travail  du  Juif?  Le  paysan  ne  s'y  trompe  pas,  lui.  On  m'a 
cité  l'exemple  de  paysans  moldaves  qui,  apprenant  que  leur 
propriétaire  voulait  affermer  ses  propriétés,  étaient  venus  le 
supplier  de  ne  pas  les  laisser  devenir  la  proie  des  Juifs.  J'ignore 
ce  qu'a  fait  le  propriétaire;  mais,  ce  que  je  sais  bien,  c'est  que 


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p^mPr-u^-i 


A   TRAVERS   LA   ROUMANIE.  97 

le  paysan,  avec  le  bon  sens  que  la  misère  n'arrive  pas  à  obscnr- 
cir,  accuse  moins  Tâpreté  du  fermier  que  Tinsouciance  de  son 
maître.  Les  Juifs  ne  détiennent  pas  seulement  les  deux  tiers  des. 
maisons  de  commerce,  les  trois  quarts  des  entreprises  indus- 
trielles, la  plus  grande  partie  des  exploitations  forestières, 
presque  tous  les  capitaux  :  ils  ont  aussi  capté  Tesprit  du  paysan 
et,  sinon  sa  confiance,  du  moins  sa  soumission.  «  Nous  sommes 
tes  vrais  maîtres,  lui  disent  les  gros  Israélites  :  vois  notre  or. 
—  Nous  sommes  tes  vrais  amis,  lui  disent  les  pauvres  Juifs  : 
vois  nos  haillons.  » 

M.  Vasesco  a  pour  voisin  un  ancien  et  futur  ministre,  pro- 
priétaire de  3500  hectares,  un  homme  très  fin  et  en  même  temps 
assez  énergique.  Il  réalise  autour  de  lui  de  petites  réformes  dont 
ses  paysans  sont  les  premiers  à  profiter.  Dans  cette  contrée  où 
jadis,  avant  que  les  Hongrois  fussent  devenus  intraitables.  Télé- 
vdLge  était  une  des  plus  grandes  ressources,  les  gens  n'avaient 
rien  imaginé  de  mieux  pour  protéger  les  bœufs  des  vents  de 
rhiver  qu'une  simple  palissade  :  quand  la  bise  soufflait  d'un  côté, 
on  les  rangeait  de  l'autre.  Notre  hôte  a  bâti  des  étables,  et  l'hor- 
rible hutte  du  pâtre  s'est  changée  en  maisonnette  de  briques.  Il 
a  planté  sur  plus  de  cent  hectares  des  chênes,  des  sapins,  des 
acacias,  au  grand  ébahissement  des  campagnards  qui  doutaient  si 
ce  monsieur  n'était  pas  un  peu  fou  de  dépenser  tant  d'argent  à 
faire  de  l'ombre.  Il  appartient  au  parti  libéral,  c'est-à-dire  au 
parti  le  plus  nationaliste  de  la  Roumanie.  Sa  fortune  lui  assure 
l'indépendance;  son  double  rôle  d'homme  politique  et  d'éminent 
avocat,  une  légitime  réputation.  Eh  bien!  il  nous  suffira.de  par- 
courir ses  propriétés  pour  nous  rendre  compte  que  cet  homme 
en  Moldavie  ne  pourrait  rien  sans  le  secours  des  étrangers. 

Nous  partons  au  soleil  levant  â  travers  les  champs  infinis,  et 
notre  voiture  s'arrête  une  première  fois  devant  les  granges  de 
blé  où  des  hommes  pèsent  et  expédient  les  sacs,  sous  l'œil  d'un 
Juif.  Ce  Juif,  longue  casaque  et  hautes  bottes,  barbe  grisonnante 
et  regard  humide,  est  depuis  trente  ans  l'agent  d'une  maison 
juive  de  Dorohoi.  Il  nous  raconte  que  ses  deux  fils  ont  émigré 
ea  Amérique,  parce  qu'ils  ne  trouvaient  plus  rien  k  gagner  dans 
on  pays  où,  selon  lui,  les  Juifs  sont  trop  nombreux.  Ses  fonctions 
consistent  à  visiter  les  campagnes,  à  juger  des  récoltes;  puis, 
(jnand  ses  maîtres  avertis  les  ont  achetées,  il  vient  en  surveiller 
la  livraison.  Il  gagne  quatre-vingts  francs  par  mois  et  ses  frais 
ToiiB  XXVI.  —  1905.  7 


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98  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  déplacement.  Il  n'a  pas  souvenance  d'avoir  jamais  eu  maille 
à  partir  avec  le  moindre  paysan.  «  Ce  sont  de  bonnes  gens, 
dit-il,  et  si  mes  deux  fils  avaient  eu  de  Touvrage,  je  m'estime- 
rais tout  à  tait  heureux.  » 

De  là,  nous  nous  rendons  à  la  batteuse  :  des  paysans  y  tra- 
vaillaient, sous  l'œil  d'un  Juif.  Sitôt  qu'il  nous  aperçut,  il  se 
précipita  sur  nos  mains  et  voulut  &  toute  force  les  baiser.  Sa 
face  rose  s'épanouissait  dans  son  collier  de  barbe  noire  comme 
une  rose  de  Saron.  Il  renversait  la  tète  en  parlant;  il  étendait 
les  bras  et  relevait  ses  larges  paumes;  il  avait  des  mouvemens 
d'épaules  inimitables;  il  fondait  en  sourires,  et,  quand  un  de  nos 
compagnons  le  traita  de  farceur,  je  crus  qu'il  allait,  sauf  votre 
respect,  lui  sauter  au  cou.  Mais,  tout  en  causant,  il  ne  perdait 
pas  de  vue  son  équipe  de  journaliers,  et  s'interrompait  pour 
reprendre  l'un,  stimuler  l'autre.  Et  il  le  faisait  d'une  voix  très 
douce,  sur  un  ton  de  prière. 

—  C'est  le  racoleur  d'ouvriers,  me  dit  mon  hôte,  l'homme 
peut-être  le  plus  indispensable.  Sans  lui,  mes  machines  &  battre 
chômeraient.  Les  paysans,  qui  ne  répondraient  point  à  mon 
appel,  obéissent  &  son  premier  signe. 

Cinq  cents  mètres  plus  loin,  on  avait  recommencé  de  labourei 
la  terre.  Un  Juif  trapu,  botté,  enjamba  les  sillons  et  accourut  à 
notre  rencontre.  Celui-là,  c'était  le  loueur  de  charrues,  de  che- 
vaux et  de  bœufs.  L'exploitation  des  propriétés  moldaves  exigeant 
un  énorme  matériel,  le  propriétaire  a  souvent  besoin  de  son 
office.  Mon  hôte  lui  demanda  des  nouvelles  de  sa  fille.  Elle 
s'était  embarquée  pour  New- York,  Tannée  où  leurs  seize  chevaux 
étaient  morts  de  maladie;  mais,  depuis  qu'il  avait  réparé  ce 
désastre,  sa  fille  était  revenue,  et  ses  affaires  marchaient  &  souhait. 

—  Vous  le  voyez,  me' dit  l'ancien  ministre  avec  un  léger  sou- 
rire, ce  sont  des  charrues  juives  qui  labourent  quelques-unes  de 
mes  jachères  ;  ce  sont  des  paysans  embauchés  par  des  Juifs  qui 
battent  ma  moisson  ;  et  ce  sont  des  Juifs  qui  l'achètent.  Ils  n'ont 
jamais  de  paroles  rudes  envers  ceux  qu'ils  emploient  et  com- 
mandent. Mais  leur  douceur  est  implacable.  L'hectare  que  nous 
louons  vingt  francs  au  paysan,  ils  le  lui  afferment  vingt-cinq,  et 
le  paysan  cède.  Leurs  commissionnaires  ont  un  coup  d'œil 
admirable.  L'an  dernier,  l'un  d'eux  vint  acheter  la  récolte  d'une 
de  mes  amies.  II  se  fit  conduire  un  matin  dans  ses  champs  de 
blé  et  de  maïs  encore  verts,  et  lui  dit  au  retour  de  sa  prome- 


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Illiupii.l. 


A    TRAVERS   LA    ROUMANIE.  99 

nade  :  «  Vous  aurez  cinquante  wagons  de  blé,  quarante  de  maïs  : 
je  vous  prends  votre  blé,  à  raison  de  mille  francs  le  wagon, 
votre  maïs  à  raison  de  huit  cents  francs.  »  Et  il  lui  tendit  le 
contrat.  —  J'en  .aurai  davantage,  répondit  la  dame.  —  Soit,  re- 
partit le  Juif,  je  vous  donnerai  quinze  cents  francs  de  tout  wagon 
supplémentaire.  »  Et  il  signa.  Elle  eut  exactement  les  quarante 
wagons  de  maïs  et  les  ^cinquante  de  blé  que  notre  homme  avait 
calculés  du  haut  de  sa  voiture. 

Cependant  nous  continuions  notre  marche,  et  parfois  mon 
hôte  interrogeait  les  paysans  et  les  paysannes  que  nous  rencon- 
trions au  seuil  de  leur  chaumière  et  dans  leur  petit  champ.  — 
Eh  !  Tami,  combien  vendras-tu  ton  orge  ?  — Ce  que  le  Juif  m'en 
offrira.  —  Mais  t'es-tu  informé  des  prix  en  cours  ?  »  Le  paysan 
haussait  les  épaules  :  —  «  Je  n'ai  pas  le  temps.  »  Une  paysanne, 
le  fichu  noué  autour  de  la  tête,  coupait  ses  maïs  :  «  Es-tu  con- 
tente de  ta  récolte?  —  Non,  nous  avons  payé  l'hectare  trop  cher, 
et  notre  maïs  nous  reviendra  au  môme  prix  que  si  nous  Tache- 
tions au  marché.  —  Qui  t'a  loué  cet  hectare?  —  Le  Juif* 

Nous  arrivâmes  au  bourg  de  Darabani,  un  de  ces  grands 
radeaux  de  misère  pouilleuse  qui  dorment  sur  l'océan  des  mois- 
sons roumaines  à  l'ancre  du  Talmud.  Les  maisons  pressées  sur 
le  bord  de  la  route  semblaient  trop  étroites  pour  contenir  leur 
population.  Sous  les  auvens,  au  milieu  du  chemin,  le  long  des 
fossés,  partout,  la  vie  débordait.  De  jolies  filles  s'entassaient  aux 
fenôtres  ;  des  vieilles  femmes  au  nez  crochu  tricotaient  dans  la 
poussière.  Des  patriarches,  appuyés  sur  leur  grosse  canne, 
balayaient  des  pans  de  leurs  lévites  la  marmaille  qui  grouillait 
à  leurs  pieds.  Un  boulanger,  les  deux  mains  à  fond  dans  les 
poches,  la  bedaine  en  avant,  remplissait  l'embrasure  de  sa  porte 
d'une  face  aussi  rayonnante  qu'un  soleil.  La  plus  belle  maison 
du  bourg,  vis-à-vis  de  la  principale  synagogue,  était  une  au- 
berge. L'aubergiste,  un  Juif  naturalisé,  fendit  la  foule  et  vint 
serrer  la  main  de  l'ancien  ministre  avec  une  complaisance  mar- 
quée; puis  il  nous  invita  à  entrer  chez  lui.  J'observais  ses  airs 
d'importance,  et  les  regards  de  parvenu  qu'il  promenait  sur  ses 
coreligionnaires.  «  Vous  voyez,  disaient  ces  regards,  moi,  je 
Berre  la  main  de  ces  gens-là  :  je  suis  leur  camarade.  »  Les  autres 
le  contemplaient  d'un  œil  d'envie,  et  manifestaient  en  nous  coii- 
aidérant  la  même  vague  appréhension  qu'ils  eussent  fait  d'une 
descej  'o  de  police. 


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JOO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  fille  de  l'aubergiste,  très  coquette,  ici  presque  grande 
dame,  jupe  noire  et  corsage  blanc,  les  yeux  pétillant  d'aise  der- 
rière son  pince-nez,  nous  ouvrit  gracieusement  un  joli  petit 
salon,  qui  n'était  séparé  de  la  salle  d'auberge  que  par  une  cloison 
fort  mince.  Le  bruit  des  hoquets  nous  y  arrivait  dans  une  odeur 
d'eau-de-vie  et  de  vase.  —  Allons-nous-en,  dit  l'ancien  ministre, 
dont  le  visage  avait  pâli.  Mais  au  moment  où  nous  sortions,  la 
porte  du  cabaret  céda  sous  la  poussée  de  paysans  ivres;  deux 
paysannes,  plus  ivres  encore,  chantaient,  et  Tune  releva  sa  jupe 
et  nous  montra  en  ricanant  sa  cheville  enveloppée  de  bandages 
ensanglantés.  Des  sergens  de  ville  les  refoulèrent  dans  l'auberge. 
—  Allons-nous-en!  répéta  mon  hôte:  c'est  atroce. 
'  Quelques  instans  après,  nous  recevions,  dans  une  villa  qu'il 
possède  à  l'entrée  du  bourg,  la  visite  des  membres  les  plus 
notables  de  la  communauté  juive.  On  les  pria  de  formuler  leurs 
griefs  et  leurs  désirs.  Ils  parlèrent  longtemps  et  se  frappaient  la 
poitrine,  où  leur  lévite  noire  était  bossuée  par  le  gonflement 
luisant  du  portefeuille.  Que  demandaient-ils?  Qu'on  ne  leur 
défendit  plus  le  séjour  des  communes  rurales  et,  sur  ces  com- 
munes, la  vente  du  tabac,  des  allumettes  et  de  l'alcool.  Il  sem- 
blait que  les  cabarets  fussent  leur  industrie  nationale  et  qu'en 
la  leur  interdisant,  l'État  leur  portait  un  mortel  préjudice.  On 
leur  objecta  qu'il  leur  était  permis  de  séjourner  dans  les  com- 
munes rurales,  puisque  les  propriétaires  et  les  fermiers  pou- 
vaient les  y  embaucher  comme  ouvriers.  Mais  je  vis  bien  que  la 
misère  même  ne  saurait  les  réduire  à  cette  condition  de  subal- 
ternes, car  ils  se  contentèrent  de  nous  répondre  :  «  Nous  ne 
sommes  pas  plus  mauvais  que  les  Roumains:  pourquoi  ne 
ferions-nous  pas  les  commerces  qu'ils  font  ?  » 

Le  médecin  de  Darabani  leur  succéda,  un  jeune  homme  très 
bien  mis,  parlant  le  français  sans  aucune  difficulté.  Je  craignais 
que  la  présence  de  mes  compagnons  roumains  ne  l'intimidât, 
mais  je  m'aperçus  bientôt  que,  loin  de  le  gêner,  elle  l'excitait. 
Singulière  figure  :  l'œil  était  ironique  et  froid,  la  voix  âpre, 
toute  la  personne  raidie.  On  devinait  un  bouillonnement  d'amer- 
tume sous  cette  parole  qui  vous  prenait  à  la  gorge  comme  un 
acide.  Il  me  raconta  qu'il  avait  fait  ses  études  à  Fotosani  «  où 
les  professeurs  aiment  les  bons  élèves  même  quand  ils  sont 
juifs,  »  et,  du  reste  «  pourquoi  n'aimerait-on  pas  des  élèves  qui 
payent  deux  fois  plus  cher  que  les  autres  ?»  Il  avait  suivi  les 


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PHWP^J^'JJil 


A   TRAVERS   LA    ROUMANIE.  101 

cours  de  médecine  à  lassi,  et,  là,  obligé  pour  \î\Te  d'enseigner 
dans  une  institution  libre,  il  avait  été  indignement  exploité  par 
le  Roumain  qui  en  était  le  chef.  Puis  il  avait  fait  son  service 
militaire  :  tous  ses  camarades  étaient  lieutenans;  liri  n'était  rien, 
pas  même  citoyen.  Et  maintenant  il  végétait  dans  ce  bourg. 
L'Alliance  israélite  lui  allouait  un  traitement  annuel  d'environ 
mille  francs.  Ses  consultations  lui  étaient  payées  cinquante  cen- 
times. Les  Juifs  étaient  malheureux,  pas  plus  malheureux  que 
les  paysans,  «  mais  les  paysans  souffraient  de  la  crise  et  les  Juifs 
souffraient  des  lois.  »  Les  lois  s'acharnaient  à  ne  voir  en  eux 
que  des  étrangers  sur  une  terre  où  ils  étaient  nés  et  où  leurs 
pères  étaient  morts.  Cependant  ils  ne  réclamaient  point  les  droits 
politiques.  «  Vous  les  avez  regardés  :  qu'en  feraient-ils,  je  vous 
prie?  »  Ils  n'ambitionnaient  que  les  droits  civils,  et  la  vente  des 
monopoles.  Mais  ils  ne  trouvaient  de  justice  que  dans  Tâme  des 
paysans,  aussi  pau^Tes  qu'eux  et  qui  ignoraient  jusqpi'au  mot 
d'antisémitisme.  Je  lui  demandai  si  les  millionnaires  de  Dorohoi 
aidaient  leurs  frères  des  bourgs.  Il  hésita  un  instant:  «  Oh  cer- 
tainement !  »  fit-il. 

Quand  il  se  fut  retiré,  je  songeai  tristement  au  sort  de  ce 
jeune  homme,  instruit  et  laborieux,  qui,  dans  ce  canton  de  la 
Moldavie,  subissait  des  tortures  de  paria.  Je  sentais  que  sa  culture 
intellectuelle  l'avait  détaché  des  joies  obscures  de  la  commu- 
nauté juive  et  l'enivrait  d'humiliation.  L'accent  dont  il  m'avait 
parlé  de  ses  coreligionnaires  me  le  montrait  aussi  déclassé  parmi 
les  siens  qu'étranger  parmi  les  autres.  Je  le  plaignais,  et  pour- 
tant quelque  chose  glaçait  ma  sympathie,  l'idée  peut-être  qu'il 
n'en  avait  pas  besoin,  mais  surtout  cette  haine,  légitime  hélas  ! 
qui  fermentait  derrière  ses  yeux  durs. 

Mon  hôte  avait  gardé  sur  ses  lèvres  un  énigmatique  sourire. 
—  Il  est  temps  de  repartir,  me  dit-il.  Vous  avez  vu  et  entendu  : 
jugez. 

Le  crépuscule  nous  surprit  au  milieu  de  la  route,  et  nous 
coupâmes  à  travers  champs.  Les  pentes  fauchées  des  mamelons, 
et  leur  chaume  pâle,  ressemblaient  à  de  vastes  ruisseliemens  de 
blé.  Une  charrue  qui  achevait  son  sillon  cheminait  dans  la  pé- 
nombre ainsi  qu'un  animal  fantastique.  Les  sombres  abreuvoirs 
se  confondaient  avec  les  noirs  labours;  et  parfois  la  lumière 
d'une  petite  cabane  brillait  au  ras  de  la  terre  comme  une  con- 
stellation tombée. 


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102  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


YI.   —   A   lASSI 

Je  suis  reSescendu  vers  le  Sud  et  je  m'arrête  à  lassi,  la  capi- 
tale moldave.  Un  député  roumain  me  disait  :  «  Quand  je  vais  à 
lassi,  j'appelle  les  Juifs  des  Hindous  et  je  me  crois  à  Calcutta.  » 
Moi,  je  me  crois  en  Allemagne.  Il  est  impossible  de  se  laver 
dans  cette  ville  avec  d'autres  savons  que  des  savons  fabriqués  à 
Hambourg  ou  à  Cologne,  impossible  d'acheter  un  mouchoir  de 
poche  qui  n'ait  pas  été  tissé  dans  la  vertueuse  Germanie.  Je  note 
que  les  produits  allemands  ne  s'y  déguisent  plus  sous  l'étiquette 
française.  Hs  ont  rejeté  masques  et  faux  nez,  et  leur  belle  assu- 
rance ne  nous  laisse  aucun  doute  sur  leur  conquête. 

A  une  des  tables  de  l'hôtel  oii  je  déjeune,  voisine  de  la 
mienne,  un  grand  Roumain  d'aspect  militaire  est  venu  s'asseoir. 
On  nous  a  servi  un  beefsteak,  mais  ce  beefsteak  excite  visible- 
ment sa  méchante  humeur.  Tout  à  coup  il  se  tourne  vers  moi  : 
«  Vous  êtes  Français,  monsieur? —  Oui,  monsieur.  —  Permet- 
tez-moi de  vous  demander  comment  vous  trouvez  ce  beefsteak? 
—  Ni  bon,  ni  mauvais,  monsieur.  —  Il  est  exécrable  !  »  Et  le 
pressant  du  plat  de  son  couteau  :  «  Regardez  :  pas  de  sang  dans 
cette  viande  I  —  Peut-être  est-il  trop  cuit,  dis-je.  —  Non,  mon- 
sieur, il  n'est  pas  trop  cuiti  II  est  kascher,  abominablement 
kascher  :  voilà  ce  qu'il  est  !  On  ne  peut  plus  manger  à  lassi  que 
la  viande  kascher!  Et  pourtant,  jura-t-il,  je  n'ai  pas  fait  vœu  do 
manger  de  la  viande  kascher/  Garçon,  enlevez-moi  ce  beefsteak 
et  apportez-moi  le  fromage  !...  Ah!  monsieur,  reprit-il  après  un 
instant  de  silence,  nous  en  voyons  de  dures  à  lassi  I  C'est  en 
vain  que  nos  magistrats  chargés  de  la  surveillance  des  abattoirs 
essayèrent  de  substituer  à  la  tuerie  kascher  la  ponction  cépha- 
lique.  Cette  révolution  dura  quatre  jours  pendant  lesquels  les 
Juifs  égorgèrent  tous  les  poulets  de  la  ville  et  des  environs. 
Mais  le  cinquième  jour  Bucarest  envoya  l'ordre  de  rétablir  ces 
rites  sauvages.  Et  depuis,  il  nous  faut  mâcher  des  viandes  qui 
n'ont  pas  plus  de  jus  qu'une  semelle  de  botte  !  Et  tout  cela,  c'est 
de  votre  faute.  — De  ma  faute??...  — Oui,  monsieur!  J'en  rends 
responsable  la  France.  Rappelez-vous  le  Congrès  de  Berlin  en 
1878.  C'est  vous  qui,  suggérés  par  Disraeli  ou  par  le  Diable, 
avez  réclamé  l'égalité  politique  et  civile  pour  les  trois  cent  mille 
Juifs  qui  nous  oppriment.  —  Mais  puisque  vous  ne  la  leur  avez 


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A  TRAVERS   LA   ROUMANIE.  103 

pas  accordée  I.;.  —  S'ils  ne  l'ont  pas  obtenue,  comme  vous  nous 
l'imposiez,  du  moins  ce  Congrès  de  Berlin  est  devenu,  grâce  à 
vous,  la  forteresse  d'où  ils  nous  narguent  et  nous  harcèlent.  Quel 
mal  vous  avaient  tait  les  Roumains  ?  Ils  vous  aimaient.  Saviez- 
vous  vous-mêmes  ce  que  vous  demandiez  en  les  obligeant  d'un 
coup  à  naturaliser  leurs  trois  cent  mille  Juifs  ?  Ignoriez-vous  que 
ces  Juifs  parlent  allemand,  qu'ils  forment  l'avant-garde  de  l'in- 
fluence allemande  et  qu'ils  propagent  les  contrefaçons  allemandes 
comme  les  rats  la  peste  ?  Vous  demandiez  que  les  Roumains 
ouvrissent  leur  cité  à  trois  cent  mille  artisans  et  commerçans  dont 
Pactivité  achèverait  d'y  tuer  l'industrie  française  !  Et  qui  nous  a 
tirés  de  l'impasse  où  vous  nous  aviez  enfoncés?  Qui?  Bismarck  I 
Il  était  bien  sûr  d'ailleurs  que  ces  Juifs,  d'attaches  germaniques, 
réussiraient  à  vous  évincer  des  marches  roumains,  et  il  pouvait, 
sans  danger,  acquérir  des  droits  à  notre  reconnaissance.  —  Mon- 
sieur, lui  dis-je,  je  ne  connais  p&s  les  diplomaties  du  Congrès  de 
Berlin.  Il  me  souvient  cependant  que  l'intervention  de  la  France 
vous  a  valu  un  agrandissement  de  territoire.  Et  vous  auriez 
tort  de  lui  en  vouloir  si  là,  comme  partout,  elle  a  réglé  sa  con- 
duite sur  la  beauté  des  principes  plutôt  que  sur  ses  intérêts 
matériels.  Je  ne  pense  pas  que  ce  soit  Disraeli  qui  ait  rédigé  la 
Déclaration  des  Droits  de  l'Homme.  —  Alors,  c'est  le  Diable  ! 
s'écria-t-il  en  riant.  Mais  ne  vous  imaginez  pas  (jue  je  boude 
contre  la  France.  Je  regrette  seulement  que  son  panache  d'idéal 
lui  tombe  quelquefois  sur  les  yeux,  et  qu'on  la  paie  si  mal  de 
ses  générosités...  Garçon,  un  journal  étranger!  »  Le  garçon 
revint  avec  le  Berliner  Tagblatt.  —  A  Bucarest,  on  nous  aurait 
apporté  le  Gaulois  ou  le  Figaro.  Mais  ici  I...  Savourez  la  beauté 
des  principes. 

Il  se  peut  que  les  beefsteaks  soient  médiocres  ài  lassi, 
puisque  mon  voisin  me  l'assure  ;  mais  la  ville  me  paraît  char- 
mante. Je  la  trouve  tout  à  fait  aimable,  cette  capitale  des  Princes 
moldaves,  rouge  et  verdoyante  dans  sa  ceinture  de  souples  col- 
lines. Sa  proximité  de  la  frontière  russe  l'a  empêchée  de  de- 
venir la  capitale  de  la  Roumanie,  et  l'union  des  deux  Princi- 
pautés en  a  fait  une  ville  un  peu  sacrifiée,  im  peu  mourante. 
L'industrie  s'en  retire  :  si  j'ai  bonne  mémoire,  elle  ne  possède 
qu'une  fabrique  de  cordages  tenue  par  un  étranger.  Les  grands 
négoces  n'y  entrent  pas;  les  petits  commerces  y  fourmillent. Sur 
78000  habitans,  elle  ne  compte  que  38000  Roumains.  Les  autres 


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I 


104  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sont  des  boutiquiers,  des  revendeurs,  d'humbles  artisans  instal- 
lés à  leur  compte.  Comme  à  Bucarest  et  dans  toute  la  Roumanie, 
les  Roumains  y  ont  bâti  de  superbes  édifices.  Son  Université  qui 
la  domine,  au  milieu  de  grands  jardins,  est  surchargée  d'orne- 
mentations. Les  peintres  y  ont  tant  prodigué  leurs  peintures  que 
les  livres  à  moitié  chassés  de  la  bibliothèque  sont  descendus  au 
sous-sol.  Le  palais  du  prince  héritier  encore  itout  neuf  se  dé- 
labre déjà.  Je  ne  crois  pas  qu'il  ait  jamais  été  habité.  On  m'a 
montré,  presque  au  centre  de  la  ville,  des  tas  de  pierres  prove- 
nant de  maisons  démolies  et  qui  sont  là  depuis  sept  ans.  Les 
quartiers  misérables  s'étendent  sur  un  large  espace.  Ce  sont  des 
amas  de  bicoques  où  Ton  vend  des  décombres.  J'y  ai  vu  des 
entassemens  incroyables  de  bardes,  de  cordes,  de  bonnets,  de 
licous,  de  souliers,  de  roues  et  de  vieilles  ferrailles. 

Mais  du  sein  de  ces  bric-à-brac  se  dégage  l'église  de  Saint- 
Nicolas  avec  ses  murs  rouges  et  ses  faïences  enluminées  de  saintes 
figures.  C'est  conmie  si,  après  avoir  traversé  d'innombrables 
pouillerîes,  vous  aperceviez  tout  à  coup  dans  une  salle  heureuse 
un  bel  arbre  de  Noël  tout  illuminé.  Quelle  joie  enfantine  pour 
les  yeux  que  cette  église  de  Saint-Nicolas  !  Et  qu'elle  est  bien  à 
sa  place  dans  cette  ville  moldave  dont  la  population  indigène 
semble  n'attendre  sa  prospérité  que  de  la  visite  des  Saints  du 
ciel  !  Je  préfère  pourtant  l'église  des  Trois  Hiérarques.  Ah!  celle- 
là,  je  le  confesse,  si  j'avais  pu  la  voler  et  m'enfuir,  aucune  con- 
sidération ne  m'aurait  retenu  !  Je  n'ai  jamais  éprouvé  pareille 
tentation  d'emporter  une  église.  Mais  aussi,  que  fait-elle  dans  ce 
terrain  vague,  devant  cette  rue  où  ne  passent  que  des  fripiers? 
Est-il  permis  d'exposer  à  notre  convoitise  un  si  délicieux  bijou? 
Et  pourquoi  notre  compatriote,  M.  Lecomte  du  Nouy,  l'habile 
restaurateur,  lui  a-t-il  rendu  toute  la  grâce  de  la  jeunesse?  Elle 
est  byzantine,  elle  est  russe,  elle  est  persane,  elle  est  ensorcelante 
comme  une  exquise  mariée  sous  son  voile  de  dentelle  et  d'or.  On 
a  peur  que  les  vents  des  steppes  russes  ne  l'enlèvent  un  soir 
d'hiver.  Son  intérieur  :  un  brasier  d'or  sous  cette  neige  de  pierre. 
Je  reproche  aux  églises  orthodoxes  de  m'éblouir.  Mon  rêve 
cherche  en  vain  à  se  frayer  un  passage  au  travers  de  leur  flam- 
boiement et  de  leur  splendeur.  Mais  je  ne  reproche  rien  à 
l'église  des  Trois  Hiérarques  et  je  jouis  de  mon  éblouissement. 

Nous  en  sortîmes  à  l'heure  où  les  anciens  d'Israël  tiennent 
leurs  conciliabules  dans  les  rues.  H  semble  que  tous  les  pa- 


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A   TRAVERS    LA   ROUMANIE.  105 

triarches  bibliques  aient  quitté  les  iconostases  des  églises,  et, 
dissimulés  sous  des  lévites  aussi  antiques  qu'eux-mêmes,  soient 
venus  prendre  le  frais  sur  les  trottoirs.  Ils  sont  admirables  de  vie 
et  de  beauté.  Ils  ont  des  barbes  blanches  où  descendent  des  papil* 
lotes  noires.  Ils  se  rassemblent,  rapprochent  leurs  tôtes  et  sans 
doute  s'entretiennent  du  temps  que  la  terre  «  était  encore  molle 
du  déluge.  »  Et  ce  sont  des  brocanteurs,  à  moins  que  ce  ne  soient 
des  prophètes. 

Il  y  a  des  prophètes  à  lassi  :  j'en  connais  au  moins  un.  J'étais 
entré  dans  une  assez  pauvre  boutique  d'antiquaire,  où  j'avais 
aperçu  un  vieux  bouquin  que  je  désirais.  Je  m'étonnai  des  pré- 
tentions de  la  marchande,  mais  j'allais  m'exécuter,  quand,  d'une 
petite  pièce  voisine,  un  jeune  homme,  qui  nous  avait  entendus, 
engagea  avec  cette  femme,  probablement  sa  mère,  un  âpre  dia- 
logue dans  un  jargon  allemand.  La  femme  furieuse  finit  par  lui 
jeter  le  livre  entre  les  mains,  tourna  le  dos  et  disparut  par  une 
autre  porte.  Il  s'avança,  et  me  demanda  la  moitié  du  prix  qui 
m'avait  été  fait.  Je  considérai  l'extraordinaire  jeune  homme  :un 
visage  aux  lèvres  minces  et  au  nez  très  aquilin,  que  travaillait 
l'âcreté  du  sang  et  que  dévoraipnt  de  grands  yeux  pleins  de 
fièvre.  Comme  il  s'exprimait  facilement  en  français,  je  me  mis  à 
l'interroger.  Il  me  répondit  avec  la  préoccupation  manifeste  de 
savoir  qui  j'étais  et  pourquoi  j'étais  à  lassi.  Je  le  lui  dis.  Sa 
mère,  un  peu  calmée,  était  revenue,  attirée  par  de  nouveaux 
cliens.  «  Voulez-vous  passer  dans  ma  chambre,  fit-il  :  nous 
serons  plus  à  l'aise.  »  Des  livres  traînaient  sur  la  table.  «  Vous 
travaillez?  lui  dis-je.  —  Je  lis  un  peu  :  tenez,  voici  ce  que  je 
lis.  »  Il  me  montra  quelques  tomes  dépareillés  de  J.-J.  Rousseau 
et  des  livres  de  Lassalle.  Et  brusquement  :  «  Vous  m'avez  de- 
mandé si  nous  étions  malheureux,  si  on  nous  tracassait.  Oui,  on 
nous  tracasse  ;  oui,  nous  sommes  malheureux.  Mais  en  quel 
pays  les  pauvres  ne  le  sont-ils  pas?  Cela  ne  nous  empêchera 
point  de  faire  de  grandes  choses.  Nous  aimez-vous?  —  Je 
cherche  à  vous  connaître,  »  lui  répondis-je.  Il  me  regarda  avec 
une  singulière  fixité  :  «  Vous  aussi,  vous  ne  nous  aimez  pas. 
Je  vous  parlerai  tout  de  même  à  cœur  ouvert  :  j'ai  beaucoup 
réfléchi;  je  crois  que  le  monde  nous  appartiendra.  Oh!  pas 
comme  vous  l'entendez  !  On  dit  que  nos  capitalistes  gouvernent 
l'Europe,  ces  capitalistes  que,  par  respect  de  la  fortune,  vous 
appelez  des  «  Israélites  »  et  qui  ne  sont  que  des  Juifs  dépravés. 


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106  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  gouvernent-ils  vraiment?  Mais  ils  la  gouverneront^  c'est  sûr. 
Il  faut  que  cela  soit.  Il  faut  que  tout  le  crédit  et  tout  Tor  se  con- 
centrent en  leurs  mains.  Nous  en  ferons  du  bonheur  et  de  la 
justice,  car  nous  viendrons  après  eux,  nous  qu'ils  essaient  d'en- 
dormir et  de  livrer  endormis  à  l'avidité  de  leurs  rabbins.  Vous 
vous  figurez  peut-être  que  nous  sommes  unis;  et  cependant  c'est 
chez  nous,  en  nous,  dans  ce  petit  groupe  dispersé  aux  quatre 
coins  de  l'univers,  que  s'engagera  le  combat  décisif  qui  changera 
la  société.  »  Ses  yeux  brillaient;  mais,  à  mesure  qu'il  s'échauf- 
fait intérieurement,  sa  voix  devenait  plus  basse  :  «  Le  premier, 
reprit-il ,  qui  a  osé  prononcer  le  mot  de  socialisme  en  Rou- 
manie, c'est  un  Juif.  Il  s'était  associé  à  un  nihiliste  russe  et  à 
un  tsigane.  Vous  l'a-t-on  dit?  Mais  il  y  manquait  quelqu'un, 
poursuivit. le  jeune  homme  :  il  y  manquait  un  paysan.  Dans 
trente  ans  d'ici,  les  paysans  seront  avec  nous.  Seulement,  je  ne 
serai  pas  avec  eux.  Je  grelotte  de  fièvre  chaque  soir,  et  je  tousse 
à  me  déchirer  le  poitrine.  Alors,  vous  comprenez,  je  me  hftte 
de  rêver  et  d'imaginer  tout  ce  que  je  ne  verrai  pas,  tout  ce  que 
je  voudrais  tant  voir  I  » 

Sa  mère  se  montra  dans  l'embrasure  de  la  porte,  inquiète  de 
notre  long  entretien,  l'œil  soupçonneux.  Il  la  regarda  et  sourit  : 
«  Elle  craint  que  je  me  fatigue.  On  m'a  défendu  de  parler  et 
même  d'ouvrir  un  livre.  Mais  j'ai  tant  à  dire  et  tant  &  lirel  » 

Je  m'étais  attardé  :  je  n'eus  que  le  temps  de  sauter  dans  une 
de  ces  jolies  voitures  à  un  cheval  et  au  joug  surélevé,  dont  les 
cochers  russes  sillonnent  la  ville  ;  et  je  passai  ma  soirée  en  com- 
pagnie d'agréables  Roumains  qui  —  Dieu  soit  loué  I  —  ne  me 
parlèrent  point  de  révolution  sociale  ni  de  lutte  entre  les  classes, 
et  qui  m'entretinrent  des  belles  chasses  en  hiver  autour  de  lassi, 
à  travers  ces  collines  giboyeuses  où  la  Russie  leur  envoie,  par 
le  pont  glacé  du  Pruth,  non  seulement  les  lièvres,  mais  les 
loups,  les  sangliers  et  les  ours. 

Il  est  difficile  h  un  étranger  de  saisir  les  différences  d'humeur 
qui  caractérisent  les  provinces  d'un  môme  pays.  Toutefois,  s'il 
me  fallait  discerner  le  Moldave  du  Valaque,  je  dirais  que  ce 
dernier  est  plus  pratique  et  le  premier  plus  artiste.  lassi  a  donné 
à  la  Roumanie  presque  tous  ses  poètes  et  ses  meilleurs  écrivains. 
Et  lassi  a  l'honneur  d'avoir  fondé  entre  le  parti  libéral  et  le 
parti  conservateur,  mais  plus  près  de  celui-ci,  le  parti  de  la 
JeunessCi  la  Junima.  D'abord  cénacle  littéraire,  épris  de  litté^ 


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A  TRAVERS   LA  ROtrtIANIË.  107 

rature  nationale,  les  Junimistes  ont  bientôt  tourné  au  groupe 
parlementaire.  C'est  une  loi,  dans  les  pays  qui  se  forment,  que 
les  préoccupations  de  la  politique  absorbent  rapidement  Tacti* 
vite  de  tous  ceux  qui  rêvent  ou  qui  pensent.  La  littérature  rou-^ 
maine,  si  j'en  excepte  les  deux  poètes  Alexandri  et  Eminesco, 
doit  peut-^tre  ses  meilleures  pages  à  l'inspiration  politique.  Les 
Roumains,  nés  orateurs,  ont  besoin  d'une  cause  à  plaider.  Et 
les  Junimistes  ont  éloquemment  plaidé  toutes  les  causes  de  la 
jeune  Roumanie.  Leur  chef  est  M.  Garp  :  il  passe  une  partie  de 
l'année  sur  son  domaine  de  Tibanesti,  à  une  heure  de  chemin 
de  fer  et  quatre  heures  de  voiture  des  portes  de  lassi. 

VII.    —  UKE  VISITE  A  M.  CARP 

On  m'avait  dit  :  «  M.  Carp  a  l'humeur  orageuse  comme  le 
ciel  des  Garpathes  et  changeante  comme  les  flots  du  Pruth.  Il 
tonne,  il  éclaire,  il  déborde,  —  ou  il  est  charmant;  et  l'on  né 
sait  jamais,  quand  en  va  le  trouver,  si  l'on  recevra  de  lui  des 
rayons  ou  de  la  grêle.  »  Lorsque,  après  avoir  traversé  huit 
bonnes  lieues,  sous  la  pluie,  d'ime  route  noire  entre  des  champs 
de  mais  trempés  et  des  mamelons  jaunis,  après  avoir  vu  de  vieux 
fantômes  ruisselans  nous  ouvrir  d'espace  en  espace  des  barrières 
féodales,  j'arrivai  h  la  masse  de  verdure  où  se  cache  la  maison 
de  Tibanesti,  je  compris  tout  de  suite  que  je  n'avais  rien  à 
craindre  et  que,  par  ce  merveilleux  esprit  de  contradiction  dont 
se  plaignent  ses  adversaires,  M.  Carp  opposait  aux  intempéries 
de  la  nature  une  imperturbable  sérénité. 

On  prétend  que  M.  Garp  préfère  la  civilisation  germanique  à 
la  française.  Mais  je  ne  saurais  oublier  que  cet  homme,  ministre 
en  1870,  déclara  fièrement  dans  les  Ghambres  roumaines  ses 
sympathies  pour  la  France  ;  et,  s'il  affecte  peut-être  la  brusque- 
rie d'un  vieux  général  allemand  aux  moustaches  tombantes,  toute 
la  gaité  française  rit  dans  son  œil  clair.  Du  moment  où  nous 
nous  levâmes  de  table  jusqu'à  l'heure  où,  sur  ma  prière,  il  me 
fit  reconduire  à  la  gare,  de  midi  jusqu'au  soir,  M.  Garp  fut  dans 
son  salon,  quHl  ne  cessa  d'arpenter,  comme  sur  une  tribune  aux 
harangues.  Tour  à  tour  éloquent  et  spirituel,  mordant  et  fami* 
lier,  il  ne  s'arrêtait  que  pour  relever  les  quelques  objections  que 
je  lui  adressais  et  qui  venaient  mourir  à  ses  pieds  :  il  les  relevait 
et  repartait  plus  allègrement.  J'avais  l'impression  d'être^  à  moi 


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108  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

seul,  Tauditoire  d'un  homme  d'État;  et  ce  n'est  pas  un  mince 
plaisir,  ni  un  plaisir  que  l'on  goûte  tous  les  jours.  Je  reverrai 
longtemps  sa  silhouette  nerveuse  passer  et  repasser  devant  ces 
hautes  fenêtres  et  le  paysage  de  cette  première  journée  d'au- 
tomne :  un  grand  parc  et  plus  loin  des  terres  labourées  et  des 
collines  pâles  comme  des  grèves.  Les  Juifs,  les  paysans,  les 
partis  politiques,  graves  questions,  passaient  et  repassaient  avec 
lui  sur  le  ciel  un  peu  brouillé  de  ce  vaste  horizon. 

...  ((  Vous  me  dites  que  vous  n'avez  pas  rencontré  de  Juifs 
persécutés?  Mais  quand  un  préfet  révoque  l'autorisation  donnée 
à  un  Juif  de  séjourner  sur  une  commune  rurale  et  que  son  bon 
plaisir  ruine  ce  Juif,  père  de  cinq  ou  six  enfans,  n'est-ce  pas  là 
de  la  persécution?  Persécution  administrative,  la  pire  de  toutes! 
Que  leur  reproche-t-on,  à  ces  Juifs?  D'occuper  des  places  dont 
nous  ne  voulions  pas!  Gomme  les  peuples  uniquement  agri- 
coles, nous  sommes  dénués  d'initiative.  Et  nous  refuserions  de 
nous  incorporer  ces  étrangers  que  nous  avons  appelés  nous- 
mêmes  et  de  nous  infuser  ainsi  les  qualités  qui  nous  manquent? 
Je  n'exploité  pas  mes  biens;  donc  personne  ne  les  exploitera! 
L'admirable  raisonnement!  On  affirme  que  les  Juifs  sont  mé- 
prisés et  détestés.  Avez-vous  constaté  chez  le  paysan  le  moindre 
signe  de  mépris  ou  de  haine?  J'ai  protégé  récemment  contre 
l'administration  un  Juif  dont  mes  paysans  me  suppliaient  de 
prendre  la  défense.  Notre  antisémitisme  n'est  qu'une  forme  de 
la  peur  que  nous  inspirent  les  capitaux  et  l'industrie  des  étran- 
gers. Cependant  les  Bulgares,  les  Bukovins,  les  Hongrois  em- 
portent, bon  an,  mal  an,  six  millions  que  pourraient  gagner  les 
habitans  de  ce  pays.  J'ai  sur  mes  terres  quinze  cents  paysans. 
Je  trouve  des  bergers  tant  que  j'en  veux;  mais  pas  de  vachers, 
et  jamais,  jamais,  un  porcher.  Les  descendans  de  Trajan,  garder 
des  porcs  :  fi  donc!  Ils  ne  sentent  pas  la  nécessité.  Personne  ne 
meurt  de  faim  dans  nos  villages.  Et  l'on  continue  d'y  travailler 
la  terre  comme  du  temps  de  Basile  le  Loup! 

...  «  Ah!  vous  semblez  croire  que  nous  nous  désintéressons 
du  sort  des  paysans!  Mais  nous  sommes  un  certain  nombre 
d'honnêtes  propriétaires  qui  vivons  sur  nos  propriétés  et  qui  es- 
sayons de  secouer  Tapathie  de  nos  campagnards.  Nous  l'essayons  : 
seulement,  nous  n'y  parvenons  point.  Mes  labours  de  maïd,  àmoi, 
sont  achevés  aux  derniers  jours  de  lautomne.  L'humidité  pénètre 
la  terre,  la  gelée  y  tue  les  herbes  parasites,  tandis  qu'au  sortir 


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A   TRAVERS   LA   ROUMANIE.  109 

de  rhîver,  les  bœufs  sont  trop  faibles  pour  labourer  assez  pro- 
fondément. J'obtiens  ainsi  une  moisson  d'un  quart  plus  riche,  qui 
crève  les  yeux  de  mes  paysans.  Pensez-vous  qu'ils  suivent  mon 
exemple?  Ils  se  disent  que  le  maïs  du  propriétaire,  ça  doit  toujours 
mieux  pousser  et  que  c'est  l'ordre  du  monde  qui  veut  ça.  J'ai  entre- 
pris de  les  amener  à  une  idée  plus  exacte  de  Tordre  du  monde, 
et,  une  année,  j'ai  fait,  à  mes  frais,  labourer  leur  lopin  de  terre. 
Résultat:  une  récolte  excellente.  Ils  s'en  réjouirent...  et  ne  re- 
commencèrent pas  !  Nous  avons  institué  une  école  d'agriculteurs. 
Mais,  en  trente  ans,  elle  a  produit  dix  agriculteurs.  J'ai  proposé 
à  des  jeunes  gens  qui  en  sortaient  de  venir  sur  mes  terres  : 
«  Monsieur,  m'ont-ils  répondu,  nous  sommes  diplômés  et  nous 
voulons  des  traitemens  de  quatre  mille  francs.  —  Bien,  mes 
amis,  faites-vous  bureaucrates!  »  Et  depuis  ils  labourent  con- 
sciencieusement des  feuilles  de  papier.  Ces  gaillards-là  trans- 
forment le  licdu  en  rond  de  cuir! 

...  «  Nous  ne  sommes  pas  en  monarchie;  nous  sommes  en 
bureaucratie  !  Les  libéraux,  fils  de  petits  boyars  enragés  contre 
les  grands,  étaient  fort  empêchés  de  s'appuyer  sur  le  Tiers-Etat, 
puisque  le  Tiers-État  n'existait  point  :  ils  se  créèrent  une  clien- 
tèle bureaucratique,  et  les  conservateurs  s'en  créèrent  une  autre. 
En  ce  moment,  le  pays  est  divisé  en  deux  factions;  l'une  qui 
attend  que  Carp  ou  Cantacuzène  arrive  au  pouvoir  afin  d'envahir 
les  préfectures,  les  mairies  et  les  bureaux;  l'être  qui  les  a 
envahis...  Mon  programme?  Il  est  simple.  Absorbons  nos  Juifs. 
Je  ne  dis  pas  :  naturalisons-les  en  masse.  Je  dis  :  absorbons-les. 
attirons  les  capitaux  étrangers.  Cessons  de  considérer  les  hommes 
qui  habitent  au  delà  des  frontières  comme  des  ennemis  toujours 
prêts  à  jeter  un  filet  d'or  sur  notre  indépendance.  Les  Roumains 
sont  attaqués  d'une  maladie  terrible,  la  maladie  des  idées  géné- 
rales. Elle  commence  par  l'inaptitude  à  toute  espèce  d'entreprise 
mdustrielle  et  par  l'illusion  qu'on  est  un  homme  d'État  :  elle 
finit  par  la  paralysie  complète  devant  un  bureau  d'expéditeur, 
le  n'y  vois  d'autre  remède  qu'une  politique  sans  clientèle.  Mes 
amis  et  moi,  nous  coupons  derrière  nous  cette  queue  de  parti- 
sans qui,  dans  le  combat  des  idées,  no  cherchent  qu'à  dépouiller 
Ifô  vaincus.  Instruisons  les  paysans;  mais,  pour  l'amour  do 
Bieu,  ne  leur  farcissons  pas  le  cerveau  des  subtilités  du  parfait 
et  du  plus-que-parfait!  Nos  programmes  d'enseignement  encyclo- 
pédique et  nos  cantines  scolaires  me  rappellent  cette  caricature 


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110  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

française  où  deux  jeunes  gens  se  montraient  une  pièce  de  cent 
sous:  ((  Irons-nous  dîner,  demandait  l'un,  ou  danser  au  bal  de 
rOpéra?  »  Et  l'autre  répondait  :  «  A  quoi  bon  se  donner  le  né- 
cessaire, quand  on  peut  s'offrir  le  superflu?  » 

...  «  Il  y  a  quelque  mélancolie  peut-être  à  se  dire,  lorsqu'on 
a  mon  &ge,  qu'on  représente  le  parti  de  l'avenir.  Mais  cette  mé- 
lancolie ne  va  pas  sans  une  certaine  fierté.  Je  laboure,  à  la  fin  de 
mon  automne,  pour  une  moisson  que  je  ne  récolterai  pas. 
L'hiver  neigera  sur  la  terre  comme  sur  ma  tête.  Vieux  cultiva- 
teur de  maïs,  j'ai  confiance  dans  l'hiver.  Et  l'on  me  rendra  au 
moins  cette  justice  que  je  n'ai  jamais  trottiné  derrière  la  popu- 
larité ni  courbé  les  épaules  devant  la  majesté  du  pouvoir...  » 

L'âme  de  la  Roumanie  est  foncièrement  optimiste,  et  son 
optimisme  se  communique  presque  à  tous  ceux  qui  foulent  ses 
fertiles  terroirs.  Le  moyen  de  douter  de  l'avenir,  quand  on  entend 
sourdre  sons  ses  pas  des  promesses  d'abondance?  Gomme  mon 
petit  .prophète  de  lassi,  et  h  l'autre  extrémité  de  la  sociétéi 
M.  Carp  salue  déjà  le  soleil  qui  luira  sur  les  hommes  de  demain. 
C'est  en  somme  l'expression  la  plus  haute  et  la  plus  désintéressée 
que  puisse  prendre  notre  amour  de  la  vie. 

La  pluie  avait  cessé,  quand  je  m'éloignai  de  Tibanesti.  La 
pleine  lune  s'était  levée  sur  ces  solitudes.  Le  sabot  des  chevaux 
faisait  de  sourds  clapotemens  dans  la  terre  grasse.  A  moitié 
route,  le  bourg  juif  de  Negresti  nous  apparut,  et  des  parfums 
m'arrivèrent  enveloppés  d'une  musique  de  danse.  J'aperçus  à 
travers  une  foule  de  paysans  assemblés  à  la  porte  d'une  demeure 
ouverte  un  bal  où  tournoyaient  des  robes  blanches.  Ce  ne  fut 
qu'un  éclair  :  la  steppe  nous  ressaisit. 

...  Encore  un  arrêt  dans  les  champs  moldaves:  une  salle 
d'auberge  ;  deux  paysans  qui  boivent  de  la  souika,  un  Juif  qui 
les  sert,  et  un  tsigane,  son  violon  sous  le  bras,  qui  regarde  par 
l'étroite  lucarne  le  clair  de  lune.  J'aurais  voulu  être  peintre. 
Comme  plancher,  de  la  terre  battue;  comme  table,  un  tréteau; 
comme  comptoir,  deux  tonneaux  sous  un  rayon  de  bouteilles  : 
les  paysans  aux  cheveux  longs  et  rares,  les  yeux  rivés  à  la  table; 
le  Juif,  tête  carrée  par  le  haut  et  pointue  par  le  bas,  Tair  impas- 
sible ;  le  tsigane,  le  collet  relevé  sur  sa  tête  d'oiseau  sauvage  :  les 
quatre  hommes  silencieux.  Quelle  histoire  de  la  souffrance  hu- 
maine, et  qui  remplirait  dos  nuits  entières,  si  tout  le  passé  de 
ces  hommes  à  travers  les  âges  leur  montait  aux  lèvres!  Que  de 


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A   TRAVERS   LÀ   ROUMANIE.  111 

routes  sans  an,  que  d  exils,  que  de  persécutions,  que  de  sursauts 
et  de  paniques,  que  de  larmes  et  de  sang  !  Allons,  tsigane,  montre- 
nous  sur  ton  corps  la  place  où  tes  pères  étaient  fouettés  de  verges, 
et  l'endroit  où  s'imprimait  le  fer  de  l'esclavage  !  Paysans  qui 
étreignez  vos  verres,  ne  vous  souvient-il  plus  de  vos  ancêtres 
suspendus  par  les  pouces  au-dessus  d'un  fagot  crépitant?  Et 
toi,  Juif  ^-  sors  d'un  effrayant  tunnel  d'angoisse.  Et  je  te  sens 
tout  de  iiéme  le  plus  robuste  et  le  plus  vivant  de  ces  quatre 
hommes  où  ont  abouti  tant  de  misères.  C'est  pourquoi  ma  pitié 
s'attable  de  préférence  à  côté  des  paysans.  Quant  au  tsigane, 
ouvrez-lui  la  fenêtre  :  il  brûle  de  s'enfuir  et  de  dévorer  l'es- 
pace, à  cheval  sur  un  rayon  de  lune. 

On  n'attend  pas  que  je  tire  une  conclusion  de  cette  simple 
promenade  dans  un  pays  qui  m'a  semblé  curieux  et  où  j'essayai 
de  noter  scrupuleusement  des  physionomies  et  des  entretiens. 
A  d'autres,  de  conclure  I  Pour  moi,  si  j'étais  Roumain,  je  crois 
que  je  me  plaindrais  moins  des  Juifs.  Certes,  je  regretterais  que 
mes  ancêtres  eussent  commis  l'imprudence  de  les  attirer;  je  me 
rappellerais  qu'ils  n'ont  réclamé  des  droits  de  citoyens  qu'au 
lendemain  de  la  victoire  et  à  l'heure  de  la  prospérité  ;  mais,  tout 
en  leur  refusant  une  naturalisation  rapide,  je  leur  rendrais  plus 
équitable  l'accès  à  l'indigénat.  Si  j'étais  Juif,  je  me  plaindrais 
certainement  moins  des  Roumains;  mais  je  protesterais  contre 
une  loi  militaire  qui  m'obligerait  de  servir  un  État  dont  je  ne 
serais  pas  le  citoyen  (1).  Si  j'étais' historien,  j'admirerais  les 
Roumains  et  les  Juifs  d'avoir  persévéré,  malgré  toutes  les  tour- 
mentes, dans  leur  vie  nationale,  et  les  uns  de  s'être  dégagés 
d'une  oppression  séculaire,  les  autres  d'offrir  aux  vexations  une 
si  belle  résistance.  Si  j'étais  moraliste,  je  réprouverais  peut- 
être...  Mais  comme  je  ne  suis  ni  moraliste,  ni  historien,  ni 
Jaif,  ni  Roumain,  je  descends  vers  le  Danube. 

André  Bellessort. 

(i)  n  est  Trai  que  cette  loi  n'a  été  faite  que  pour  arrêter  l'immigration  mena- 
çante des  Juifs  de  Pologne  et  de  Galicie.  D'ailleurs  je  renvoie  ceux  que  cette  ques- 
tion Juive  intéresserait  à  l'excellente  brochure  de  M.  Jean  Lahovary  :  la  Question 
iiméUte  en  Roumanie  (Bucarest»  1902)  et  à  l'ouvrage  de  Verax  :  la  Roumanie  et  les 
JuifÉ  (Bucarest,  1903),  le  plus  complet  qui  ait  paru.  Notons  aussi,  dans  un  tout 
autre  esprit,  le  violent  réquisitoire  de  M.  Bernard  Lazare,  les  Juifs  en  Roumanie 
(CoAiert  <fo  la  quinMoine). 


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L'ŒUVRE 

DE 


SAINTE-BEUVE 


Il  a  essayé  d'être  romancier,  et  il  a  voulu  être  poète.  Et  Ton 
ne  saurait  dire  sans  injustice  que  son  œuvre  a  été  comme  non 
avenue  dans  l'histoire  du  roman  et  de  la  poésie  française.  Mais 
sa  véritable  gloire  n'est  point  là.  Ce  n'est  pas,  ou  ce  n'est  guère 
à  l'auteur  de  Volupté  et  des  Pensées  d'aoïU  qu'on  a  consacré  tant 
de  travaux  récens  (1);  c'est  d'un  autre  Sainte-Beuve  que  l'on 
vient  de  célébrer  le  centenaire.  Et  son  œuvre  à  celui-là  pourrait 
être  définie  d'un  mot  :  //  a  constitué  la  critique  en  dignité. 

1 

((  La  critique  est  la  femme  de  chambre  des  Muses;  et  il  n'y  a 
que  les  petits  esprits  qui  courtisent  la  suivante,  ne  pouvant 
plaire  à  la  maîtresse.  »  Ce  joli  mot  d'un  critique  exprime  assez 
bien  ce  qu'avant  Sainte-Beuve  les  écrivains  d'imagination  et  les 
critiques  eux-mêmes  pensaient  de  la  critique,  de  son  importance 

(1)  Vicomte  de  Spœlberch  de  Lovenjoul,  Sainte-Beuve  inconnu.  Pion,  1901  ;  — 
Table  alphabétique  et  analytique  des  Premiers  Lundis,  Nouveaux  Lundis  et  Portraits 
contemporains,  Calmann-Léyy,  1903;  —  G.  Michaut,  Sainte-Beuve  avant  les 
«  Lundis  »,  1903;  Éludes  sur  Sainte-Beuve;  Le  «  Livre  d'amour  •  de  Sainte-Beuve, 
1904,  Fontemoing;  —  G.  Latreîlle  et  M.  Roustan,  Lettres  inédites  de  Sainte-Beuve 
à  Collombet,  Société  française  d'imprimerie  et  de  librairie,  1903  ;  —  Léon  Séché, 
SSainte-Beuve  :  son  esprit,  ses  idées,  ses  mœurs,  2  vol.  ;  Correspondance  inédite  de 
Sainte-Beuve  avec  M.  et  Af"*  Juste  Olivier,  publiée  par  M"*  Bertrand,  avec  une 
introduction  et  des  notes  par  Léon  Séché,  librairie  du  Mercure  de  France,  1904  ; 
—  Le  Livre  d*or  de  Sainte-Beuve,  publié  à  l'occasion  du  centenaire  de  sa  nais- 
sance, par  le  Journal  des  Débats,  Fontemoing,  1904. 


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l'œuvre   de   SAINTE-BEUVE.  113 

et  de  son  rôle;  et  il  en  est  bien  peu  qui  n'y  eussent  entière- 
ment souscrit. 

Voici  Du  Bellay.  Certes,  il  attachait  un  certain  prix,  et  un 
grand  prix  à  la  Défense  et  illustration  de  la  langue  française. 
Mais  son  manifeste  une  fois  lancé,  voyez  comme  il  s'en  désinté- 
resse. Il  ne  prend  même  pas  la  peine  d  en  revoir  et  d'en  corriger 
les  éditions  successi'ves  (1)  :  à  part  quelques  autres  rapides  escar- 
mouches, il  est  tout  à  son  œuvre  d'humaniste  et  de  poète.  C'est 
que  pour  lui,  comme  pour  Ronsard,  la  critique  n'est  pas  une  fin, 
mais  un  moyen,  un  moyen  de  ruiner  une  certaine  notion  de 
l'art  et  a'en  faire  triompher  une  autre.  Ce  triomphe  ime  fois  as- 
suré, ou  du  moins  préparé,  ils  s'empressent  de  retourner  à  leurs 
vers,  et  de  réaliser  par  des  œuvres  non  abstraites  leur  propre 
idéal.  La  critique  n'a  été  qu'un  accident,  un  épisode  dans  leur 
vie.  Ce  sont  des  artistes  égarés  un  moment  dans  la  critique. 

Cette  conception  un  peu  intéressée  et,  si  l'on  osait  dire,  apo- 
logétique de  la  critique  a  duré  bien  près  de  trois  siècles.  Cor- 
neille, Racine  et  Molière  n'en  ont  pas  eu  d'autre.  Quand  l'un 
composait  ses  Examens  ou  ses  Discours ,  le  second  ses  Préfaces^ 
et  le  troisième  sa  Critique  de  ï École  des  Femmes,  ils  n'avaient 
tous  trois  pour  objet  que  de  défendre  et  de  légitimer  leur  façon 
personnelle  de  comprendre  leur  art.  Ils  étaient  poètes,  dira-t-on, 
et  rien  n'est  plus  naturel.  Mais  ceux  mômes  qui  sont  nés  cri- 
tiques n'agissent  pas  autrement.  La  critique  ne  leur  suffit  pas; 
pour  consacrer  leur  réputation  littéraire,  c'est  sur  la  littéra- 
ture d'imagination  qu'ils  comptent.  Chapelain  se  croit  tenu 
d'écrire  la  Pucelle.  Malherbe  ne  se  serait  pas  reconnu  le  droit 
de  régenter  comme  il  l'a  fait  les  auteurs  ses  contemporains  ou 
ses  devanciers,  s'il  n'avait  lui  aussi  prêché  d'exemple  et  fait 
œuvre  de  poète.  Boileau  de  même.  Nous  n'en  sommes  assuré- 
ment plus,  comme  au  temps  du  romantisme,  à  refuser  à  l'au- 
teur des  Satires  tous  les  dons  proprement  poétiques  ;  très  volon- 
tiers nous  lui  reconnaissons  certaines  parties  du  vrai  poète. 
Mais  enfin,  Boileau  est  avant  tout  pour  nous  un  critique,  et  nous 
ne  voyons  pas  très  nettement  ce  que  VArt  poétique  eût  gagné  à 
ne  pas  être  écrit  en  vers.  Lui-même  et  ses  contemporains  en  ont 
jugé  tout  autrement.  Personne,  de  son  temps,  n'a  été  tenté  de  lui 
retourner  son  fameux  :  «  Que  n'écrit-il  en  prose  !  »  qui  parfois, 

(i)  Voir  rexcellente  édition  de  M.  Henri  Chamard,  Fontemoing,  1904 
TOME  XXVI.  —  1905.  8 


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H 4  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

avouoxis-le,  nous  vient  aux  lèvTes  en  le  lisant  de  nos  jours.  «  Il 
y  a,  disait  Sainte-Beuve,  nombre  de  pensées  droites,  justes,  pro- 
verbiales, mais  trop  communes  dans  Boileau,  que  La  Bruyère 
n'écrirait  jamais  et  n'admettrait  pas  dans  son  élite.  »  Et  cela  est 
vrai.  Mais  de  là  à  prétendre  que  La  Bruyère,  comme  Tinsinue 
Sainte-Beuve  encore,  avait  conscience  de  sa  supériorité  sur 
Boileau,  et  qu'il  s'est  délibérément  proposé  de  faire  «  quelque 
chose  de  mieux  et  de  plus  fin,  »  il  y  a,  ce  semble,  une  singu- 
lière distance.  La  Bruyère  n'a  pas  eu  pour  Boileau  d'autres 
sentimens  que  Bacine,  La  Fontaine  ou  Molière,  et  ceux-ci  n'au- 
raient pas  eu  à  l'égard  du  «  législateur  du  Parnasse  »  l'amicale 
déférence  que  Ton  sait,  s'ils  n'avaient  pas  vu  en  lui  un  poète,  im 
de  leurs  pairs  par  conséquent,  et  dont  ils  pouvaient  sans  déroger 
suivre  1^  directions  et  accepter  les  conseils.  L'art  de  «  faire  diffi- 
cilement des  vers  faciles,  »  il  l'avait  pratiqué  avant  de  l'en- 
seigner aux  autres;  et  son  enseignement  n'aurait  eu  peut-être 
aucune  action  si  ses  vers  n'en  avaient  point  prouvé  la  légitimité 
et  souligné  importance.  Ce  n'est  pas  la  haute  valeur  de  sa  cri- 
tique qui  a  fait  la  fortune  de  sa  poésie;  c'est  au  contraire  sa 
poésie  qui  a  consacré  et  imposé  son  autorité  critique. 

Nous  venons  de  parler  de  La  Bruyère.  Le  moraliste  des 
Caractères  est,  à  ses  heures,  chacun  le  sait,  un  critique  littéraire 
exquis.  Il  partage  ce  privilège  avec  Pascal  et  avec  Fénelon. 
Mais  tous  trois  n'ont  touché  à  la  critique  qu'en  passant,  en 
«  honnêtes  gens  »  qui  donnent  leur  avis  sur  des  questions  à 
Tordre  du  jour,  mais  non  pas  du  tout  en  professionnels.  Leurs 
préoccupations  dominantes  sont  ailleurs.  Pascal  ne  s'y  serait 
point  arrêté,  si,  convaincu  comme  il  l'était,  de  la  valeur  persua- 
sive du  style,  il  n'avait  cru  de  son  devoir  d'apologiste  d'en  con- 
naître les  procédés  et  d'en  étudier  les  lois.  Fénelon  s'est  diverti 
un  jour  à  écrire  la  Lettre  à  l'Académie;  mais  qu'est-ce  que  ce 
mince  opuscule  dans  toute  l'œuvre  de  Fénelon?  Peu  de  chose 
assurément  en  comparaison  des  Maximes  des  Saints  et  du  Traité 
de  fexistence  de  Dieu.  La  Bruyère  même,  le  plus  «  auteur  » 
d'entre  eux,  n'a  qu'un  chapitre  sur  les  Ouvrages  de  F  esprit  ^  et  jo 
me  demande  s'il  n'attachait  pas  plus  de  prix  au  portrait  à'Onuphre 
ou  à  celui  de  Ménalque  qu'aux  pages,  si  délicates  pourtant,  où  ri 
abordait  les  problèmes  d'art  et  de  goût.  Les  prosateurs  comme 
les  poètes  ne  se  livrent  alors  à  la  critique  que  par  occasion  :  ils 
n'en  tiennent  pas  boutique  ou  enseigne,  comme  eût  dit  Pascal 


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l'œuvre   de   SAINTE-BEUVE.  H5 

Ce  n'est  pas  encore  un  genre  classé  :  ils  croiraient  déchoir  s'ils 
pouvaient  être  soupçonnés  d'en  faire  métier. 

Faut-il  faire  une  exception  pour  Bayle?  Si  la  principale 
fonction  du  critique  consiste  à  apprécier  les  livres  d'autrui,  il 
semble  que  la  vie  de  Bayle  réponde  assez  bien  à  cette  définition. 
Il  avait  un  vrai  tempérament  de  journaliste,  et  les  articles  de 
journal  ou  de  Revue  abondent  dans  son  œuvre  :  le  Dictionnaire 
n'est  qu'une  collection  d'essais  ou  d'articles,  que  l'auteur  a  pris 
soin  de  recueillir,  en  prévision  du  futur  Voltaire  et  de  ses  dis- 
ciples. Mais  Bayle  est  un  théologien  et  un  philosophe  autant 
qu'un  critique.  Il  est  aussi  un  érudit,  un  érudit  qui,  pour  l'énor- 
mité  indigeste  et  parfois  puérile  de  son  information,  rappelle  les 
hommes  de  la  Renaissance.  Enfin  et  surtout,  il  n'a  absolument 
aucun  goût,  aucun  sentiment  de  Tart,  et  c'est  pourquoi  l'on  hé- 
site à  voir  en  lui,  conmie  le  voulait  Sainte-Beuve,  une  incarna- 
tion complète  du  véritable  «  génie  critique.  » 

En  tout  cas,  il  n'a  pas  fait  école.  Et  la  critique,  après  lui, 
continue  à  ne  pas  former  une  province  séparée  de  la  production 
littéraire.  Si  l'on  recueillait  toutes,  ou  du  moins  presque  toutei^ 
les  pages  où  Voltaire,  «  ce  gigantesque  journaliste,  »  conmie 
l'appelle  quelque  part  Michelet,  a  traité  des  «  ouvrages  de  l'es- 
prit, »  on  en  ferait  un  volume  considérable,  et  qui,  pour  l'in- 
térêt, la  justesse  alerte  et  malicieuse,  non  seulement  ne  le  céde- 
rait h  aucun  autre  du  même  écrivain,  mais  encore  pourrait  lui 
faire  pardonner  bien  des  écarts  de  pensée  et  de  plume.  Seule- 
ment, ce  serait  un  volume  d'  «  extraits,  »  et  pas  autre  chose. 
La  critique,  chez  Voltaire,  s'insinue  un  peu  partout  ;  elle  ne  se 
réduit  jamais  à  une  forme  déterminée.  On  ne  trouverait  même 
chez  lui  rien  d'analogue  à  ces  Éléf/iens  de  littérature  que  Mar- 
montel  avait  dispersés  dans  VEncyclopidie^  et  qui  sont  sans  doute 
Ton  des  premiers  recueils  d'études  critiques  à  la  moderne  que 
nous  aient  légués  les  siècles  antérieurs. 

Déjà,  en  efl'et,  vers  la  fin  du  xviii*  siècle,  la  critique  tendait  à 
prendre  conscience  d'elle-même,  et  à  s'organiser  comme  puis- 
sance indépendante.  La  Harpe,  dont  on  a  trop  médit,  sur  la  foi 
de  ses  nombreux  adversaires,  a  joué  le  rôle  et  il  a  fait  le  métier, 
—  puisqu'il  a  été  longtemps  «  professeur  de  littérature,  »  — d'un 
véritable  critique.  Il  a  porté  dans  ses  fonctions  un  sérieux,  et, 
avec  certaines  étroitesses  et  certaines  ignorances,  une  conscience, 
on  esprit  de  continuité  et  un  talent  de  style  auxquels  on  n'a 


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116  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  suffisamment  rendu  hommage.  Enfin,  il  a  été  par  la  date  le 
premier  de  nos  historiens  littéraires.  Il  semble  donc  qu'avec 
La  Harpe,  la  critique,  telle  que  nous  l'entendons,  soit  en 
possession  de  tous  ses  attributs  essentiels.  Mais  La  Harpe, 
comme  Marmontel,  ne  s'est  pas  contenté  d'être  critique.  Il  a 
été  poète,  et  poète  dramatique,  et  une  partie  de  son  œuvre 
a  fait  tort  à  l'autre.  De  plus,  il  a  été  tellement  bafoué  pendant 
sa  vie  et  après  sa  mort,  on  a  tellement  exploité  contre  lui  cer- 
tains défauts  et  certaines  intempérances  de  caractère,  bref,  on  a 
si  bien  réussi  à  envelopper  ses  livres  dans  le  discrédit  (pi'on  a 
jeté  à  pleines  mains  sur  sa  personne,  que  l'on  a  trop  aisément 
méconnu  l'originalité  de  son  effort.  Après  lui,  comme  avant  lui, 
la  critique  avait  besoin  encore,  pour  valoir  tout  son  prix  et 
remplir  toute  sa  mission,  d'être  définitivement  et  officielle- 
ment enlevée  aux  folliculaires  à  gages  et  aux  gazetiers  famé- 
liques. 

Deux  grands  écrivains,  deux  nobles  esprits,  au  lendemain  do 
la  Révolution,  sy  sont  généreusement  employés.  Après  le  livre 
de  la  Littérature^  après  celui  de  F  Allemagne,  après  le  Génie  du 
Christianisme  surtout  peut-être,  il  n'était  plus  permis  de  voir 
dans  la  critique  l'occupation  désespérée  d'écrivailleurs  sans 
portée  et  sans  conscience.  On  ne  fuit  pas  facilement  à  un  Chateau- 
briand ou  à  une  M"*  de  Staël  la  réputation,  d'ailleurs  imméritée, 
d'un  Fréron.  Tous  deux  renouvelaient  par  la  critique  la  concep- 
tion même  de  la  littérature.  M""*  de  Staël  invitait  à  regarder 
par-dessus  les  frontières.  Chateaubriand  S  s'inspirer  du  christia- 
nisme. «  Il  restera  vrai,  écrivait  bien  plus  tard,  en  1841,  Cha- 
teaubriand à  Alfred  Michiels  ;  il  restera  vrai  que  j'ai  posé  les 
premiers  fondemens  de  cette  critique  moderne  que  tout  le 
monde  suit  aujourd'hui,  en  montrant  ce  que  la  religion  chré- 
tienne a  changé  dans  les  caractères  des  personnages  dramatiques 
et  dans  les  descriptions  de  la  nature,  en  chassant  les  dieux  des 
bois.  »  C'était  se  rendre  à.  lui-même  un  juste  et  fier  hommage. 
Aussi,  et  quoique  ni  Chateaubriand,  ni  M"*  de  Staël  n'aient  été  de 
purs  critiques,  voyons- nous  se  former  autour  d'eux  toute  une 
école  d'écrivains,  les  Fauriel,  les  Villemain,  les  Ampère,  les 
Nisard,  qui  consacrent  à  la  critique  une  activa  té  qu'en  d'autres 
temps  ils  eussent  sans  doute  tournée  ailleurs.  On  les  lit,  on  les 
applaudit  quand  ils  professent  à  la  Sorbonne,  au  Collège  de 
France  ou  à  l'École  normale;  ils  ont  du  succès;  on  les  invite  à 


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L  ŒUVRE   DE    SAINTE-BEUVE. 


117 


r Abbaye  au  Bois  ;  on  commence  enfin  à  les  traiter  comme  de 
véritables  hommes  de  lettres. 

Et  cependant,  môme  alors,  on  ne  les  considère  pas  toujours, 
ils  ne  se  considèrent  pas  eux-mêmes  comme  les  égaux  des  grands 
écrivains  qu'ils  coudoient,  et  qui,  parfois,  daignent  les  honorer 
de  quelques  conseils.  On  sait  tout  le  mépris  que  les  romantiques 
ont  professé  pour  la  critique,  «  puissance  des  impuissans,  » 
comme  l'appelait  Lamartine,  et  pour  tous  ceux  qui  la  représen- 
taient ;  et  Ton  se  rappelle  les  amusantes  déclamations  de  la  Pré^ 
face  de  Cromweli.  Les  critiques  les  plus  indépendans  n'ont  d'ail- 
leurs que  trop  encouragé  cette  manière  de  voir.  Ils  n'ont  pas  pris 
leur  art  ou  leur  mission  suffisamment  au  sérieux.  La  critique  a 
trop  souvent  été  pour  Villemain  un  prétexte  à  des  digressions 
politiques,  en  attendant  qu'elle  lui  fût  un  moyen  de  jouer  à  son 
tour  un  rôle  politique.  Et  Nisard,  le  classique  Nisard,  l'auteur 
des  Poètes  latins  de  la  décadence,  veut-on  le  voir  dans  la  vérité 
de  son  attitude  à  l'égard  d'un  poète,  et  d'un  grand  poète?  Qu'on 
lise  certaine  Préface,  —  qu'il  a  jugé  bon  de  ne  pas  réunir  en  vo- 
lume, —  et  qu'il  a  écrite  pour  un  recueil  d'articles  sur  les 
Mémoires  d' Outre-Tombe,  Je  n'en  veux  détacher  que  ces  lignes 
significatives.  Nisard  se  représente  admis  à  feuilleter  le  manu- 
scrit des  Mémoires,  et,  au  moment  de  prendre  congé,  exprimant 
8on  admiration  à  Chateaubriand  : 

Et  moi,  écrit-il,  j'éprouvais,  faut-il  le  dire,  une  joie  exquise  de  voir  qu'un 
homme  chétifj  n'ayant  que  le  don  de  sentir  vivement  les  œuvres  du  génie,  et 
celui,  plus  rare  peut-être,  de  savoir  pourquoi  ses  écrits  n*en  sont  pas,  et 
d'en  prendre  son  parti,  pouvait,  par  un  accent  sincère,  avoir  prise  un  mo- 
ment sur  un  homme  supérieur,  et  comment  il  n'était  pas  impossible  que  le  rat 
donnât  du  coeur  au  lion... 

Ces  lignes  sont  datées  de  1834.  A  cette  époque,  la  critique  a 
enfin  conquis  son  droit  à  l'existence.  Elle  existe  comme  un 
genre  à  part;  mais,  de  l'aveu  de  tous,  et  des  critiques  eux- 
mêmes,  elle  est  un  genre  inférieur.  On  lui  appliquerait  volon- 
tiers la  définition  qu'au  xviii»  siècle  Voltaire  donnait  du  roman  : 
«  la  production  d*un  esprit  faible,  écrivant  avec  facilité  des 
choses  indignes, d'être  lues  par  des  esprits  sérieux.  »  Et,  de  fait, 
elle  est  exactement  dans  l'état  où  était  en  France,  avant  Rous- 
seau, le  genre  du  roman.  On  lui  reconnaît  le  droit  de  vivre  de 
sa  vie  propre  :  elle  n'a  pas  encore  ses  lettres  de  noblesse. 


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lié 


REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


II 


Dn  roman  à  la  critique,  et  de  la  critique  au  roman»  la  distance,  à  pré-^ 
sent,  n'est  pas  grande.  Les  deux  genres  se  sont  si  bien  transformés  depuis 
trente  ans»  qu'en  partant  de  points  très  éloignés,  ils  sont  Tenus  se  rencon- 
trer sur  le  même  terrain...  Si  le  roman  s'emploie  à  nous  montrer  ce  que 
nous  sommes,  la  critique  s'emploie  à  nous  montrer  ce  que  nous  avons  été. 
L'un  et  l'autre  sont  maintenant  une  grande  enquête  sur  Vhomme^  sur  tcmtes 
les  Tariétés,  toutes  les  situations,  toutes  les  floraisons,  toutes  les  dégénéres- 
cences de  la  nature  humaine .  Par  leur  sérieux,  par  leur  méthode,  par  leur 
exactitude  rigoureuse,  par  leur  avenir  et  leurs  espérances,  tous  deux  se 
rapprochent  de  la  science.  On  peut  blâmer  une  pareille  tendance,  mais  oa 
ne  peut  nier  qu'elle  ne  soit  dominante,  ni  contester  qu'au  bout  d'un  ou 
deux  siècles  l'enquête  poursuivie  sur  tous  les  points  du  présent  et  dupasse, 
ordonnée  en  système,  assurée  par  des  vérifications  constantes,  ne  doive 
renouveler  les  conceptions  les  plus  importantes  de  l'esprit  humain. 

Ces  lignes  sont  de  Taine,  —  dans  un  article  peu  connu,  qui 
ne  figure  que  dans  la  seconde  édition  des  Essais  de  critique  et 
(Thistoire,  —  et  elles  sont  datées  de  1865.  Elles  aurai^t  bien 
surpris  un  Balzac  ou  un  Victor  Hugo;  elles  auraient  moins 
scandalisé  un  Flaubert.  <c  Vous  me  parlez,  écrivait  ce  dernier  à 
George  Sand^  vous  me  parlez  de  la  critique  dans  votre  dernière 
lettre,  en  me  disant  qu'elle  disparaîtra  prochainement .  Je  crois 
au  contraire  qu'elle  est  tout  au  plus  à  son  aurore.  »  £t  à  la  façon 
dont  il  parlait  de  cette  critique  nouvelle,  il  est  aisé  de  voir  que 
la  sympathie  et  la  déférence  réciproques  ont  désormab  remplaeé 
les  superbes  railleries  d'autrefois.  C'est  que  de  puissans  esprits, 
de  rares  écrivains  ont  passé  par  là.  Taine,  né  philosophe,  et 
obligé  par  les  circonstances  de  se  consacrer  tout  d'abord  aux 
lettres,  dès  son  premier  livre,  s'efforce  de  «  faire  de  la  critique 
une  recherche  philosophique  ;  »  il  y  réussit,  et  de  cet  effort,  la 
critique  sort  entièrement  renouvelée.  Renan,  que  les  nécessités 
de  la  vie  quotidienne,  les  conseils  d'Augustin  Thierry  et  le  désir 
de  se  faire  connaître  du  grand  public  ont  tourné  vers  la  critique, 
a  dit  bien  souvent  en  quelle  haute  estime  il  tenait  ce  genre,  qu'il 
a  d'ailleurs  renouvelé  lui  aussi  et  si  remarquablement  pratiqué. 
C'est  la  critique,  déclarait-il,  qui  seule  peut  empêcher  le  monde 
«  d'être  dévoré  par  le  charlatanisme.  »  Et  n'allait-il  pas,  dans  sa 
ferveur  pour  elle,  jusqu'à  écrire  :  «  L'étude  de  Thistoire  litté- 
raire est  destinée  à  remplacer  en  grande  partie  la  lecture  directe 


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L'oBUVRE   de   SAINTE-BEUVE.  119 

des  œuvres  de  Tesprit  humain?  »  Et  encore  :  «  La  critique  a 
admiré  jusqu'ici  les  chefs-d'œuvre  des  littératures,  comme  nous 
admirons  les  belles  formes  du  corps  humain.  La  critique  de 
l'avenir  les  admirera  comme  Tanatomiste,  qui  perce  ces  beautés 
sensibles  pour  trouver  au  delà,  dans  les  secrets  de  Foi^anisa- 
tion,  un  ordre  de  beautés  mille  fois  supérieur.  »  Nous  voilà  bien 
loin  de  ce  mépris  que  po^tes  et  romanciers  affectaient  jadis  pour 
ceux  qui,  par  impuissance  et  stérilité  d'esprit,  pensaient-ils, 
faisaient  métier  d'apprécier  leurs  œuvres.  Scherer,  ce  Renan 
protestant,  une  fois  détaché  de  ses  croyances  religieuses  6t  de 
ses  fonctions  pastorales,  ne  croit  pas  déchoir  en  se  vouant  pour 
le  reste  de  sa  vie  à  la  critique,  où,  entre  Renan  et  Taine,  on  sait 
la  place  considérable  qu'il  s'est  faite.  Enrichie  par  tous  ces  apports 
successifs,  illustrée  par  tous  ces  talens,  honorée  par  tous  ces 
hommages,  élevée  par  les  uns  au  rang  de  la  philosophie,  par  les 
autres  au  rang  de  la  science,  par  d'autres  enfin  au  rang  de  l'art, 
la  critique,  dans  ce  dernier  demi-siècle,  ne  se  reconnaîtrait  plus 
dans  ce  malicieux  portrait  que  traçait  d'elle  autrefois  La  Bruyère  : 
«  La  critique  n'est  pas  une  science,  c'est  un  métier,  oti  il  faut 
plus  de  santé  que  d'esprit,  plus  de  travail  que  de  capacité,  plus 
d'habitude  que  de  génie.  » 

Et  assurément,  ce  n'est  pas  sans  soulever  parfois  des  protes- 
tations véhémentes  que  la  critique  a  peu  à  peu  conquis  dans  là 
série  des  genres  littéraires  l'ime  des  premières  places.  Il  serait 
facile  de  relever  dans  les  œuvres  des  jeunes  poètes  et  des  jeunes 
romanciers  contemporains  la  trace  ironique  ou  indignée  des 
injustes  ou  puérils  dédains  d'autrefois.  Combien  d'entre  eux 
sont  encore  tentés  de  croire  que  l'unique  raison  d'être  de  la  cri- 
tique et  des  critiques  est  d'annoncer  et  de  prôner  leurs  œuvres! 
  cette  condition,  ils  consentiraient  peut-être  à  nous  laisser 
vivre.  Mais  qu'on  n'aille  pas  leur  dire  qu'il  y  a  plus  de  «  génie,» 
—  ou,  si  l'on  préfère,  plus  de  pensée,  plus  d'observation  morale 
et  de  talent  de  style,  —  dans  tel  article  de  Taine  que  dans  tous 
leurs  vers  ou  leurs  romans  réunis.  Ils  nous  renverraient  triom- 
phalement à  ces  boutades  de  Flaubert  :  «  La  critique  est  au 
dernier  échelon  de  la  littérature,  comme  forme  presque  tou- 
jours, et  comme  valeur  morale;  incontestablement  elle  passe 
après  le  bout^rimé  et  l'acrostiche,  lesquels  demandent  au  moins 
un  travail  d'invention  quelconque.  »  «  0  critique!  s'écriait  encore 
l'auteur  de  Bowxvrd  et  Pécuchet^  éternelle  médiocrité  qui  vit  sur 


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120  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  génie  pour  le  dénicher  ou  pour  l'exploiter,  race  de  hannetons 
qui  déchiquetez  les  belles  feuilles  de  Tart  !  »  Mais  enfin,  des  dé- 
clarations de  ce  genre  deviennent  chaque  jour  de  plus  en  plus 
rares.  Il  devient  de  plus  en  plus  malaisé  de  prétendre  que 
V Histoire  de  la  littérature  anglaise  exige  moins  d'invention  qu'un 
acrostiche  et  un  bout-rimé.  Et  le  jour  n'est  pas  loin  où  ces 
façons  de  concevoir  la  critique  paraîtront  aussi  surannées  et 
provoqueront  autant  de  sourires  que  le  jugement  que  nous 
avons  cité  de  Voltaire  sur  le  genre  du  roman. 

Et  cela  est  si  vrai,  la  critique  a  si  bien  obteniî  droit  de  cité 
dans  la  haute  littérature,  que  nombre  de  romanciers  contempo- 
rains ont  débuté  par  la  critique,  et,  bien  loin  d'avoir  honte  de 
leurs  débuts,  reviennent  volontiers  à  ce  genre  d'études  qui  a  com- 
mencé leur  réputation.  Tel  est  par  exemple  le  cas  de  M.  Bourget, 
de  M.  E.-M.  de  Vogiié,  de  M.  Edouard  Rod,de  M.  Anatole  France. 
Le  premier  écrit  de  M.  Anatole  France  est  une  étude  sur  Alfred 
de  Vigny,  et  ses  nombreuses  préfaces  à  des  éditions  d'auteurs 
français  classiques  ou  modernes,  ses  feuilletons  de  la  Vie  litté- 
raire surtout  ont  sans  doute  plus  fait  pour  le  révéler  au  grand 
public  que  les  Noces  corinthiennes  et  peut-être  même  que  le  Crime 
de  Sylvestre  Bonnard.  M.  Rod  a  mené  presque  toujours  de  front 
le  roman  et  la  critique  ;  et  ses  Etudes  sur  le  XIX^  siècle,  ses 
Idées  morales  du  temps  présent  surtout  ont  certainement  plus 
contribué  à  attirer  l'attention  sur  lui  que  Palmyre  Veulard,  son 
premier  roman.  Quel  que  soit  le  mérite  des  premiers  vers  et  des 
premières  nouvelles  de  M.  Bourget,  sa  véritable  entrée  dans  les 
lettres  et  dans  la  renommée  date  des  Essais  de  psychologie  con- 
temporaine; et  ni  le  Disciple  y  ni  la  Terre  Promise,  ni  Un  Divorce 
même  n'ont  fait  oublier  aux  connaisseurs  ces  pages  d'une  sincé- 
rité si  passionnée  et  d'une  pénétration  si  vibrante.  Qu'on  songe 
anfin  à  tout  ce  qui  manquerait  à  l'œuvre  de  M.  de  Vogué,  —  et  à  la 
littérature  contemporaine,  —  si  V admirable  Roman  ru5^^  n'existait 
pas.  De  tels  faits,  de  tels  exemples  parlent  assez  haut,  et  prouvent 
surabondamment  la  place  éminente  qu'occupe  la  critique  dans 
les  préoccupations  et  dans  les  habitudes  littéraires  d'aujour- 
d'hui. 

«  Ce  sera  un  des  ridicules  du  xix«  siècle  aux  yeux  de  la  pos- 
térité qu'il  ait  laissé  moins  de  livres  proprement  dits  que  de  livres 
consacrés  à  rendre  compte  des  livres.  »  Celui  qui  parle  ainsi,  non 
sans  injustice  peut-être,  c'est  un  écrivain  de  verve  et  de  talent 


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l'œuvre   de   SAINTE-BEUVE.  121 

qui,  de  son  propre  aveu,  s'est  eau  tonné  exclusivement  dans  la 
critique,  et  qui  y  a  dépensé  sans  compter  des  trésors  d'esprit,  de 
bon  sens,  de  lucidité  et  d*expérience  morale.  M.  Emile  Faguet, 
—  car  c'est  lui,  — est  ici  trop  modeste,  comme  toujours.  Il  feint 
d'ignorer  que  la  critique,  telle  qu'il  la  pratique  avec  quelques 
autres,  exige  des  dons  aussi  rares  que  le  roman,  le  théâtre  ou  la 
poésie;  il  affecte  même  de  croire  qu'elle  «  n'a  aucune  espèce 
d'influence  ;  »  en  un  mot,  il  oublie  ses  livres.  Mais  on  peut  en 
appeler  contre  M.  Faguet  à  M.  Faguet  lui-même.  Il  nous  avoue 
quelque  part  certains  «  péchés  de  jeunesse,  »  des  vers,  des  com- 
mencemens  de  romans  ou  de  nouvelles.  Il  n'aurait  pas  jeté  aîi 
feu  ces  essais  juvéniles,  il  aurait  récidivé,  et  récidivé  publique- 
ment, bref,  il  ne  se  serait  pas  condamné  à  ne  faire  que  de  la  cri- 
tique, s'il  avait,  dans  son  for  intérieur,  cru  travailler  à  une  œuvre 
moins  élevée  et  moins  utile. 

Enfin,  il  y  a  un  écrivain  contemporain  qui,  celui-là,  n'a 
jamais  fait  ni  voulu  faire  que  de  la  critique,  qui  y  a  mis  son 
point  d'honneur  en  quelque  sorte,  et  qui  a  vu  là  un  emploi  suf- 
fisant de  son  activité  littéraire.  Jamais  non  plus  il  n'a  failli  à 
revendiquer  hautement  les  droits  et  les  prérogatives  du  genre 
qu'il  avait  délibérément  adopté.  Que  de  fois  M.  Brunetière  n'a-t-il 
pas  déclaré  que  la  critique  elle  aussi  était  «  une  forme  de 
l'action  !  »  Et  qui  ne  se  rappelle  ici  même  la  belle  page,  véhé- 
mente comme  un  défi  ou  une  déclaration  de  guerre,  oti  il  expo- 
sait le  programme  de  sa  vie  et  sa  conception  de  la  critique  (1)  ! 
La  critique  ainsi  comprise  est  non  seulement  utile,  elle  est  indis- 
pensable à  l'écrivain  d'imagination  ;  elle  éclaire  et  elle  lui  crée 
son  public  ;  elle  le  met  en  garde  contre  ses  défauts,  elle  l'aide  à 
prendre  conscience  de  lui-même,  à  exploiter  utilement  son 
talent;  elle  est  pour  lui  la  plus  précieuse  des  collaboratrices;  à 
un  point  de  vue  plus  général  encore,  elle  entretient,  elle  renou- 
velle le  culte  des  chefs-d'œuvre  ;  elle  relie  entre  elles  les  géné- 
rations successives  ;  elle  jette  sur  toute  sorte  de  sujets  des  idées 
dans  la  circulation  :  n'est-ce  pas  là  un  emploi  de  la  vie  et  de  la 
pensée  qui  en  vaut  un  autre,  et  qui,  pour  être  différent  peuf- 
étre,  ne  le  cède  à  aucun  autre  en  noblesse,  en  intérêt  général  et 
en  utilité  sociale? 

Et  si  l'on  trouve  que  ce  sont  là  des  théories  de  critique  trop 

(!)  Voyez  dans  la  Revue  du  1"  Janvier  1892  la  lin  de  l'article  Sur  la  «  Littéra- 
ture •. 


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122  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

intéressé  à  ne  pas  médire  de  son  métier  ou  de  son  rôle,  écou- 
tons maintenant  un  poète,  un  romancier,  un  dramaturge,  qui, 
dans  ce  dernier  domaine  surtout,  s'est  fait  une  place  singulière- 
ment enviable.  «  J'ai  dessein,  écrivait  il  y  a  quelques  années 
M.  Jules  Lemaître,  j'ai  dessein  de  reprendre  et  de  poursuivre 
cette  série  des  Contemporains ,  interrompue  pendant  cinq  ou  six 
ans  par  des  besognes  à  la  fois  plus  ambitieuses  et  au  fond  plus 
frivoles.  Car  c'est  sans  doute  encore  la  forme  de  la  critique  qui, 
à  propos  des  personnes  originales  de  notre  temps  ou  des  autres 
siècles,  permet  le  mieux  d'exprimer  ce  qu'on  croit  avoir,  touchant 
les  objets  les  plus  intéressons  et  même  les  plus  grands j  d'idées  gé- 
nérales et  de  sentimens  significatifs.  »  Si  parfois  la  critique  a  été 
l'objet  d'injustes  dédains,  la  voilà  maintenant  bien  vengée. 

Ainsi  donc,  mêlée  et  confondue  longtemps  avec  tout  ce  qui 
n'était  pas  elle,  la  critique  peu  à  peu,  et  non  sans  peine,  s'était 
constituée  comme  un  genre  déterminé.  Mais,  il  y  a  cinquante  ou 
soixante  ans,  on  la  tenait  encore  pour  un  genre  (c  inférieur;  i> 
elle  était,  aux  yeux  des  critiques  eux-mêmes,  l'apanage  des 
«  petits  esprits,  »  des  écrivains  «  chétifs  »,  des  imaginations 
indigentes  et  stériles.  Quelques  années  se  passent,  et  tout  est 
cbangé.  La  critique  passe  désormais  pour  un  genre  qui,  dans 
l'estime  des  lettrés  et  du  public,  est  l'égal  des  plus  grands.  De 
vigoureux,  de  nobles  esprits  le  cultivent  sans  infidélité  et  sans 
défaillance.  Des  romanciers,  des  poètes,  des  auteurs  dramatiques, 
qui  ont  le  choix  entre  des  formes  diverses  de  leur  pensée,  ne 
cachent  pas  pour  la  forme  de  la  critique  leur  vive  sympathie, 
quelquefois  même,  on  l'a  vu,  leur  préférence.  Le  changement 
d'attitude  est  complet;  et  il  est  aussi  général  qu'il  est  significatif. 

Le  principal,  sinon  l'unique  artisan.de  cette  transformation, 
c'est  Sainte-Beuve. 

III 

Il  avait  débuté  au  Globe  en  1824,  à  vingt  ans,  par  de  mo- 
destes comptes  rendus  où  il  y  avait  plus  de  conscience  que 
d'originalité  et  de  talent.  La  critique  alors,  —  il  en  fut,  on  le 
sait,  pour  lui  longtemps  ainsi,  —  est  fort  loin  de  remplir  tout 
son  idéal  de  vie  littéraire.  Elle  est  surtout,  à  ses  yeux,  un  moyen 
de  gagner  quelque  argent,  d'échapper  à  l'obsession  d'un  métier 
pour  lequel  il  ne  se  sent  point  fait,  celui  de  médecin,  et  une 


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l'œuvre   de    SAINTE-BEUVE.  .423 

façon  aussi  de  pénétrer  dans  les  lettres  par  une  porte  dérobée. 
Il  a  d'ailleurs  du  goût,  des  lectures,  un  certain  sens  historique, 
et  une  prédilection  déjà  marquée  pour  (c  les  coteaux  modérés.  » 
Avec  cela,  le  désir  de  voir  clair  et  de  montrer  qu'il  n'est  point 
dupe.  «  Le  propre  de  tout  vrai  critique,  disait-il  plus  tard,  est 
de  ne  pouvoir  garder  longtemps  le  mot  qu'il  a  sur  le  bout  des 
lèvres:  cela  le  démange.  Très  jeune,  dans  un  journal,  leGlobCj 
j'étais  comme  cela.  »  En  môme  temps,  car  il  faut  vivre,  il  en- 
treprend, sur  le  conseil  de  Daunou,  Tétude  de  la  poésie  française 
du  XVI*  siècle  en  vue  d'un  concours  académique. 

Cependant,  il  était  ou  se  croyait  poète  :  fl  écrivait  pour  lui- 
même  des  vers  où  il  essayait  d'exprimer  ce  fond  de  sensibilité 
souffrante  et  inquiète,  cette  a  tristesse  resserrante  »  qu'il  devait 
bientôt  exhaler  dans  son  Joseph  Delorme.  Entré  en  relations 
avec  Victor  Hugo,  enrégimenté  bientôt  parmi  les  poètes  du 
Cénacle,  il  se  convertit  littéralement  au  romantisme.  Et  cette 
conversion  produit  d'abord  un  double  effet.  D'une  part,  elle  le 
consacre  officiellement  poète:  il  se  sent  dès  lors  encouragé  à 
publier  ses  vers.  D'autre  part,  la  grâce  opère  et  fait  qu'il  va 
trouver  à  la  critique  ime  utilité  pratique  et  un  intérêt  qu'il 
n'avait  pas  encore  aperçus  :  il  y  voit  maintenant  un  moyen  tantôt 
détourné  et  tantôt  direct  de  soutenir  ses  jeunes  amis,  de  défendre 
leurs  théories  communes  et  leur  idéal  d'art,  de  combattre  leurs 
adversaires,  de  légitimer  leur  attitude  et  de  leur  découvrir  une 
tradition  et  des  ancêtres. 

C'est  ainsi  que  ses  recherches  sur  la  poésie  française  du 
XVI*  siècle  garderont  certes  une  bonne  part  de  leur  valeur  pro- 
prement historique  ;  mais  elles  lui  serviront  en  même  temps  h 
rattacher  à  Ronsard  et  à  Du  Bellay  les  poètes  de  la  jeune  école. 
Et,  sans  parier  ici  des  services  immédiats  qu'il  rend  à  ces  der- 
niers, pour  lancer  ou  patronner  leurs  œuvres,  —  articles  sur 
eux,  lettre  aux  Débals  pour  défendre  Cromwelly  rédaction  du 
Prospectus  des  œuvres  complètes  de  Victor  Hugo  (4),  —  il  s'avise, 

(1)  Voyax,  ponr  let  détails,  rexcellente  Bibliographie  des  écrite  de  Sainte-Bewe, 
de  te$  débute,  non  pas  à  sa  fin,  comme  l'auteur  l'a  imprimé  par  erreur,  mais  jus- 
qu'aux «  Lundis^  •  que  M.  G.  Michaut  a  jointe  èi  son  ouvrage  sur  Sainte-Beuve 
emnt  les  «  Lundis,  »  Sur  toute  cette  première  partie  de  la  yDb  et  de  l'œuvre  de 
Sainte-Beuve,  le  gros,  un  peu  gros  livre  de  M.  Michaut  est  essentiel  ;  et  il  n'y  a 
guère,  le  plus  souvent,  qu'à  résumer  ses  fines,  exactes  et  abondantes  analyses.  — 
—  Cf.  dans  la  Revue  du  15  février  1904  l'article  de  M.  René  Doumic  sur  les  «  Méta- 
morphosée »  de  Sainte-Beuve. 


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124.  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

dans  les  étudias  critiques  qu'il  donne  à  la  Revue  de  Pans,  d'un 
procédé  des  plus  ingénieux.  Ce  n'est  pas  un  pur  hasard  qui  a 
déterminé  le  choix  des  écrivains  dont  il  s'occupe  successivement: 
Boileau  et  M"'  de  Sévigné,  Jean-Baptiste  Rousseau  et  Le  Brun, 
Mathurin  Régnier  et  André  Chénier,  Corneille  et  Racine.  Ce 
sont  pour  lui  des  précurseurs  ou  des  ennemis  du  romantisme, 
—  des  ennemis  morts  sans  doute,  mais  dont  la  réputation  n  est 
encore  que  trop  vivante  et  gênante;  et  il  abaisse  les  uns  et  il 
exalte  les  autres  suivant  la  sympathie  ou  l'hostilité  posthume 
qu'il  leur  attribue  à  l'égard  des  doctrines  et  des  œuvrer  contem- 
poraines. Boileau,  Jean-Baptiste  Rousseau  et  Racine  portent  la 
peine  d'avoir  été  des  classiques  authentiques,  et  surtout  d'avoir 
trop  souvent  servi  d'«  autorités,  »  d'exemples  et  de  modèles  im- 
peccables dans  les  controverses  récentes  ;  Régnier,  Corneille  ou 
André  Chénier,  au  contraire,  bénéficient  largement  des  «  affi- 
nités électives  »  qu'ils  ont,  ou  qu'ils  paraissent  présenter  avec  les 
nouveaux  poètes  :  Sainte-Beuve  fait  d'eux  des  romantiques  avant 
la  lettre,  et  il  déploie  toute  son  habileté  et  tout  son  art  à  décou- 
vrir et  à  mettre  en  relief  ce  que  l'on  a  depuis  appelé  «  le  roman- 
tisme des  classiques.  » 

Son  initiation  aux  théories  du  Cénacle  entraîne  une  autre 
conséquence,  plus  heureuse  peut-être  et  en  tout  cas  plus  durable. 
Il  ose  désormais  être  poète  même  dans  sa  critique.  Son  style, 
naguère  un  peu  gris  et  terne,  dans  son  élégante  correction, 
maintenant  s'anime  et  se  colore  d'ingénieuses  et  piquantes  images. 
Sa  personnalité,  qui  s'effaçait  autrefois,  intervient  à  travers  ses 
expositions,  ses  jugemens  et  ses  analyses  et  leur  donne  mouve- 
ment, chaleur  et  vie.  Et  c'est  aussi  la  personnalité,  chez  les 
autres  écrivains,  qu'il  s'efforce  d'atteindre  et  de  restituer  dans  sa 
réalité  vivante:  personnalité  morale  et  poétique  surtout.  Car, 
pour  qui  sait  lire,  tout  grand  écrivain  élabore  un  certain  genre 
particulier  de  beauté  :  c'est  cette  beauté  particulière  que  le  cri- 
tique aoit  ressaisir,  et  dont  il  doit  donner  l'idée,  par  d'adroites 
«  transpositions,  »  et  comme  l'équivalent  plus  ou  moins  loin- 
tain à  ceux  qui  le  liront.  Michelet  disait  que  l'histoire  est  une 
résurrection  :  la  critique  est  une  évocation.  Et  il  s'agit  aussi  de 
connaître  et  de  faire  connaître  aux  autres  l'àme  individuelle  qui 
s'exprime,  et  parfois  se  dérobe,  sous  cette  forme  littéraire,  de 
la  surprendre  dans  l'intimité  de  sa  vie  journalière,  dans  ses  dis- 
positions foncières,  dans  les  derniers  replis  de  son  moi.  Pour 


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l'œuvre    de    SAINTE-BEUVE.  125 

cela,  on  étudiera  Tœuvre  sans  doute,  mais  l'œuvre  ne  sera  guère 
qu'un  prétexte  pour  aller  à  Thomme;  et  pour  peindre  Thomme, 
on  aura  largement  recours  à  l'étude  biographique,  à  l'analyse 
psychologique  et  morale,  bref,  à  tout  ce  qui  précise,  localise, 
caractérise  la  ressemblance  individuelle.  La  critique,  pour  une 
large  part,  devient  l'art  du  «  portrait  littéraire.  »  Ce  n'est  pas  seu- 
lement avec  le  poète  que  rivalise  Sainte-Beuve;  c'est  avec  le 
romancier,  et  comme  le]  romancier,  c'est  à  donner  l'impression 
de  la  vie  qu'il  vise. 

Le  romancier  et  le  poète  qui  couvaient  en  lui  se  donnent 
d'ailleurs,  vers  le  même  temps,  moins  timidement  carrière.  Ils 
se  dérobent  encore  sous  l'anonymat,  —  Joseph  Delorme,  les 
Consolations  ne  sont  pas  signées,  —  comme  s'ils  craignaient  le 
grand  jour  et  ne  fussent  pas  bien  sûrs  de  leur  vocation  et  de 
leur  mérite  propre;  mais  enfin,  ils  osent  se  montrer  et  se  déve- 
lopper tout  entiers.  C'est  en  1830  également  que  Sainte-Beuve 
écrit  son  roman  inachevé  dJArthur.  Le  succès  ne  répondit  pas 
entièrement  à  son  attente.  <c  J'ai  monté  assez  près  du  sommet, 
disait-il  plus  tard  à  Scherer  à  propos  de  ses  vers,  mais  je  ne 
l'ai  pas  dépassé,  et  en  France,  il  faut  dépasser.  »  D'autre  part, 
les  événemens  politiques,  l'évolution  de  sa  propre  pensée  et  les 
vicissitudes  d'une  passion  coupable,  tout  cela  le  détache  pro- 
gressivement de  Victor  Hugo  et  du  Cénacle,  lequel  du  reste  est 
maintenant  dispersé.  Forcé  par  toutes  ces  circonstances  de  se 
rabattre  sur  la  critique,  il  y  revient  avec  un  sentiment  de  lassi- 
tude et  d'amertume.  La  critique,  écrit-il,  «  est  le  refuge  de 
quelques  hommes  distingués  qui  ne  se  croient  pas  des  grands 
hommes,...  qui,  en  se  permettant  eux-mêmes  des  essais  d'art, 
de  courtes  et  ^ives  inventions,  ne  s'en  exagèrent  pas  la  portée, 
les  livrent,  comme  chacun,  à  l'occasion,  au  vent  qui  passe,  et 
subissent,  quand  il  le  faut,  avec  goût,  la  nécessité  d'un  temps 
qu'ils  combattent  et  corrigent  quelquefois,  et  dont  ils  se  rendent 
toujours  compte.  »  Et,  quelques  années  après,  précisant  encore 
sa  pensée  :  «  Chez  la  plupart  de  ceux  qui  se  livrent  à  la  cri- 
tique et  qui  même  s'y  font  un  nom,  il  y  a,  ou  du  moins  il  y  a 
eu  une  arrière-pensée  première,  un  dessein  d'un  autre  ordre  et 
d'une  autre  portée.  La  critique  est  pour  eux  un  prélude  ou  une 
fin,  une  manière  d'essai  ou  un  pis  aller.  »  Un  «  pis  aller  :  »  que 
de  fois,  et  jusqu'à  la  fin,  le  mot  ne  reviendra-t-il  pas  sous  la 
plume  de  Sainte-Beuve  I  Cet  homme  qui  a  fait  du  genre  de  la 


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126  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

critique  l'égal  en  dignité  du  roman  et  de  la  poésie  même,  a  été, 
toute  sa  vie  durant,  —  et  c'est  là  la  piquante  originalité  de  son 
«  cas,  »  —  un  critique  à  contre-cœur  et  comme  malgré  lui. 

Et  pourtant,  qu'il  le  voulût  ou  non,  sa  critique  s'enrichissait 
tous  les  jours  des  expériences,  même  malheureuses,  qu'il  tentait 
en  divers  sens.  Déjà,  avant  1830,  sous  l'influence  des  roman- 
tiques et  de  leurs  vagues  aspirations  religieuses,  il  s'était  ouvert 
à  ces  sortes  de  questions,  et  ses  articles  en  portaient  la  trace. 
Mais,  après  la  révolution  de  Juillet,  un  moment  désemparé  et 
ne  sachant  oti  se  prendre,  il  se  met  bientôt  et  activement^  quête 
d'une  foi  politique  et  sociale,  et  religieuse  surtout.  C'est  d'abord 
au  Saint-Simonisme,  puis  à  Lamennais  qu'il  s'attache,  et  l'actioi) 
de  ce  dernier  est  si  forte  sur  cette  âme  essentiellement  mobile 
et  «  seconde,  »  que  la  critique  de  Sainte-Beuve  va  s'en  trouver 
peu  à  peu  transformée.  La  Préface,  —  non  recueillie  depuis,  — 
de  la  première  édition  des  Critiques  et  Portraits  littéraires  est 
bien  significative  à  cet  égard.  «  On  n'aura  pas  de  peine  à  saisir, 
déclarait  Sainte-Beuve,  dans  les  huit  premiers  articles  qui  ont 
tous  été  écrits  avant  1830...,  wn«  intention  littéraire  plus  systéma- 
tique.,, que  dans  lessuivans.  Ceux-ci...  ont  avant  tout  une  signi- 
fication morale j  et  se  rapportent  à  une  littérature  plus  indifférente 
ou  même  légèrement  désabusée.  Malgré  cette  diversité  assez  sen- 
sible de  nuance...,  il  semble  qu'il  reste  encore  une  espèce  d'unité 
suffisante  dans  le  procédé  de  peinture  et  d'analyse  familière  qui 
est  appliqué  à  tous  les  personnages,  aussi  bien  que  dans  le  fond 
de  principes  moraux  et  de  sentimens  auxquels  on  s'est  constam- 
ment appuyé.  C'en  est  assez  peut-être  pour  que  le  lecteur  arrive 
sans  trop  de  secousses...  de  l'article  Boileau  où  Part  et  la  foÂ^ture 
poétique  sont  principalement  en  jeu  à  l'article  sur  l'abbé  de  La- 
mennais où  la  question  humaine  et  religieuse  se  pose,  s*entr'ouvre 
aux  regards,  autant  que  Fauteur  Ta  pu  et  osé  faire.  »  Ainsi  donc, 
le  procédé  général  et  la  forme  de  l'enquête  critique  n'ont  point, 
ou  n'ont  guère  varié,  et  ce  sont  toujours  des  «  portraits  »  que 
trace  Sainte-Beuve  ;  mais  le  fond  s'est  insensiblement  modifié  : 
la  préoccupation  presque  purement  esthétique  a  fait  place  à  la 
préoccupation  morale  et  même  religieuse. 

Ces  préoccupations  nouvelles,  Sainte-Beuve  a  essayé  de  les 
exprimer  sous  une  autre  forme,  celle  du  roman,  et  c'est  en  1834 
que,  déjà  détaché  d'ailleurs  de  Lamennais,  il  publie,  —  toujours 
sous  l'anonymat, —  son  curieux  livre  de  Volupté.  «  Ce  sont  tous 


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l'œuvre   de   SAINTE-BEUVE.  127 

des  portraits,  une  peinture  très  exacte,  »  disait-il  bien  plus 
tard  à  Scherer.  Le  livre  n'eut  pas  tout  le  succès  qu'il  méritait. 
C'est  alors  aussi  qu'il  écrit  les  vers  qui  composeront  l'odieux 
Livre  damour  et  le  recueil  des  Pensées  daoût  (1),  lequel,  quand 
il  parut  en  1837,  trouva  «  un  accueil  tout  à  fait  hostile  et  sau- 
vage. »  Ces  échecs  ou  demi-échecs,  les  déceptions  qu'il  éprouve 
de  toutes  parts,  dans  ses  amours,  dans  ses  amitiés,  dans  ses  aspi- 
rations vers  la  foi  chrétienne,  tout  cela  le  rejette  vers  la  critique. 
11  conçoit  alors  et  il  applique  surtout  aux  contemporains  une 
sorte  de  critique  plus  impersonnelle  qu'auparavant,  plus  détachée 
de  toute  tendance  dogmatique,  une  critique  essentiellement  ana- 
lytique et  descriptive, oti  «  l'observation  morale»  est  intimement 
'((  mêlée  à  l'appréciation  littéraire,  »  et  qui^  préoccupée  avant 
tout  de  «  chercher  l'homme  dans  l'auteur,  le  lien  du  moral  au 
talent,  »  s'intéresse  tout  spécialement  aux  «  hommes,  aux 
œuvres  secondaires,  »  et  s'efforce  de  «  mettre  en  œuvre  avec 
intérêt  et  avec  art  »  les  renseignemens  qu'elle  fournit,  «  les 
jugemens  nouveaux  »  qu'elle  fonde  (2).  En  un  mot,  la  critique, 
telle  qu'il  la  réalise  entre  1832  et  1837  environ,  est  presque  ex- 
clusivement, —  la  formule  a  fait  depuis  fortime,  mais  elle  est  de 
lui,  dans  im  article  sur  Ballanche,  —  «  une  biographie  psycho- 
logique. »  Il  se  défend  d'avoir  désormais  «  un  art  à  soi,  »  et 
même  «  une  doctrine  à  soi.  »  Plus  encore  que  de  juger  les 
hommes  et  les  œuvres,  il  est  préoccupé  de  les  comprendre  et  de 
les  expliquer;  et  c'est  à  comprendre  et  à  expliquer  les  cas  les  plus 
divers,  les  personnalités  les  plus  opposées,  les  œuvres  les  plus 
contradictoires  que  semblent  lui  avoir  surtout  servi  les  multiples 
expériences  esthétiques,  morales  ou  religieuses  auxquelles  il 
s'est  successivement  livré. 

Et  cependant,  cela  ne  saurait  lui  suffire  encore.  Ces  études  au 
jour  le  jour  ne  remplissent  pas  entièrement  la  conception  qu'il 
se  forme  de  la  critique  ;  le  cadre  en  est  trop  étroit  pour  lui  per- 
mettre d'y  exprimer  toutes  ses  idées,  d'y  appliquer  à  fond  toute 

(1)  Tontes  les  poésies  de  cette  époque,  malgré  les  additions  des  éditions  sncces- 
BiTes,  malgré  la  publication  récente  et  intégrale  du  Liwre  d'amour  (Paris,  Durel, 
1904),  ne  nous  sont  point  parvenues.  «  11  y  en  a  une  trentaine,  écrivait  à  Scherer 
Sainte-Beuve  dans  une  lettre  que  n'a  pas  recueillie  l'éditeur  de  la  Correspondance ^ 
il  y  en  a  une  trentaine  que  je  vous  donnerai  à  lire,  et  puis  vous  les  brûlerez.  » 

Yoyex,  sur  Sainte-Beuve  poète,  la  leçon  que  lui  a  consacrée  M.  Brunetiére  dans 
CÈvolution  de  la  Poésie  lyrique  en  France  au  XIX^  siècle^  et,  dans  le  Livre  (Tor, 
une  très  pénétrante  étude  de  M.  Paul  Bourget. 

(2)  Préface  du  2»  volume  des  Critiques  et  Portraits  littéraires  (1836). 


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128  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sa  méthode.  D'autre  part,  il  est  artiste,  et  il  est  poète.  Il  sent 
vivement,  et  il  n'est  pas  incapable  de  rendre  la  poésie  tout 
intime  qui  se  dégage  d'«  une  vie  sobre,  d'un  ciel  voilé,  de  la 
mortification  dans  les  désirs,  d'une  habitude  recueillie  et  soli- 
taire ;  »  et  l'artiste,  de  son  côté,  après  s'être  longtemps  attardé 
aux  finesses  de  la  miniature,  se  sent  mûr  maintenant  pour  les 
«  brusques  fiertés  »  de  la  fresque  ;  il  aspire  à  «  prendre,  s'il  se 
peut,  congé  du  présent  pour  quelque  étude  moins  mobile,  pour 
quelque  œuvre  plus  recueillie  (1).  »  Enfin,  il  a  été  trop  forte- 
ment pris  par  Lamennais,  il  a  trop  profondément  souffert  de  la 
défection  de  cet  homme  qui  avait  failli  le  refaire  chrétien,  pour 
renoncer  encore  à  la  foi  :  il  a  besoin,  pour  prendre  parti  et  pour 
«  parier  »  définitivement,  d'une  nouvelle  étude  et  d'une  dernière* 
épreuve.  Et  s'il  trouve  un  sujet  qui  réponde  entièrement  à  ces 
diverses  exigences  de  sa  pensée  et  de  son  cœur,  qui  lui  permette 
de  les  concilier  et  de  les  fondre  ensemble,  et  de  donner  enfin 
toute  sa  mesure,  il  aura  réalisé  son  chef-d'œuvre.  Ce  chef- 
d'œuvre,  c'est  Port-Rot/al. 

IV 

Je  veux  écrire  avec  simplicité  l'histoire  d'une  entreprise  religieuse  qui 
remplit  toat  le  xvii^  siècle,  qui  commença  par  la  réforme  d'un  couvent  de 
filles  et  à  laquelle  les  plus  grands  esprits  et  les  plus  savans  hommes  s'asso- 
cièrent bientôt  étroitement.  Je  m'attacherai  moins  au  détail  des  querelles, 
qui  serait  infini  —  et  qu'on  peut  lire  ailleurs  dans  des  livres  déjà  faits  — 
qu'à  l'esprit  même  et  aux  phases  successives  de  l'entreprise,  qui  ne  fut  pas, 
en  tout  temps,  la  même,  qui  se  modifia  et  s'altéra  en  se  continuant.  Elle 
resta  grande  durant  tout  le  zvii«  siècle,  et  je  ne  la  suivrai  rapidement  au 
delà  que  pour  en  montrer  à  regret  les  conséquences  de  plus  en  plus  forcées 
et  rétrécies.  Du  moins,  de  saints  hommes,  de  justes  et  beaux  caractères  s'y 
rencontrent  jusqu  au  bout  et  consolent.  Je  m'arrêterai  surtout  devant  ceux 
du  XVII»  siècle  :  avec  complaisance,  avec  respect,  heureux  de  reconnaître 
en  eux  les  derniers  vrais  modèles  de  cette  autorité  morale  dont  nul  aujour- 
d'hui n'est  investi,  heureux  d^oublier  un  peu  dans  leur  commerce  sévère  la 
connaissance  des  hommes  de  nos  temps  :  plus  heureux  qui,  favorisé  d'en 
haut,  apprendrait  d'eux  à  se  retremper  soi-même  ! 

C'est  en  ces  termes,  —  heureusement  retrouvés  par  l'un  de 
ses  derniers  biographes  (2),  —  que  Sainte-Beuve  avait  formé  le 

(1)  Même  Préface. 

(2)  M.  G.  Michaut,  Sainte-Beuve  avant  les  «  Lundis,  »  p.  391,  et  Éludes  sur 
Sainte-Beuve  («  Port-Royal  •  cours  et  a  Port-Royal  »  livre),  M.  Michaut  note  que  Sainte- 


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l'œuvré  de   SAINTE-BEUVE.  129 

projet  de  commencer  son  livre  et  de  définir  son  dessein  ;  et  je 
n'en  sache  pas  qui  exprime  mieux,  avec  une  brièveté  plus  saisis- 
sante, plus  émue  et  plus  discrètement  recueillie,  et  l'ouvrage 
qu'il  se  proposait  d'écrire,  et  les  dispositions  d'âme  dans  lesquelles 
il  l'abordait. 

Le  sujet,  à  tous  égards,  était  admirablement  choisi.  Il  con- 
venait d'abord  excellemment  au  tempérament  et  àû  tour  d'esprit 
de  Sainte-Beuve.  Érudition,  finesse  aiguë  du  sens  littéraire,  his- 
torique et  critique,  pénétration  psychologique,  goût  de  la  vie 
intérieure  et  de  la  poésie  intime,  sensibilité  religieuse,  intelli- 
gence des  questions  et  des  idées  les  plus  diverses,  dons  de  por- 
traitiste et  d'artiste  évocateur  d'âmes,  il  n'était,  pour  ainsi  dire, 
aucune  des  qualités  de  Sainte-Beuve  qui  ne*  trouvât  là  son  em- 
ploi ;  et,  par  la  plus  heureuse  des  rencontres,  il  n'était  pas  .un 
de  ses  défauts  habituels,  —  scepticisme  moral  et  goût  du  liber- 
tinage, impuissance  â  bien  comprendre  et  à  pénétrer  pleinement, 
un  peu  dans  tous  les  ordres,  les  personnalités  les  plus  hautes, 
—  qui  ne  fût  obligé  de  se  dissimuler  et  de  s'atténuer  jusqu'à 
disparaître,  au  moins  momentanénfént.  Sainte-Beuve  s'est  oublié 
lui-même  jusqu'à  entrer  complètement  dans  la  pensée  et  dans 
l'âme  de  Pascal  et  à  trouver,  pour  parler  de  lui,  un  langage  vrai- 
ment digne  de  son  héros.  Et,  d'un  autre  côté,  par  la  nature  des 
questions  qu'il  soulevait,  par  la  multiplicité  des  rapports  qu'il 
impliquait  comme   nécessairement    avec   toutes  les  parties  de 
l'histoire  du  xvn*  siècle,  par  les  rapprochemens  qu'il  suggérait, 
par  l'étendue  des  perspectives  qu'il  ouvrait  en  tous  sens,  le  sujet 
était  de  ceux  dont  l'intérêt  apparaît  plus  large  et  plus  vivant  à 
mesure  qu'on  les  approfondit  davantage.  Qu'on  veuille  bien  y 
réfléchir  :  ils  ne  sont  pas  très  nombreux  les  sujets  qui,  comme 
celui  de  Port-Royal^  posant  au  premier  plan  la  question  reli- 
gieuse, permettent  d'enfermer  dans  leur  cadre  la  vie  littéraire, 
sociale  et  morale  d'un  siècle  tout  entier.  L^histoire  de  la  Réforme 
pour  le  xvi«  diècle,  celle  de  V Encyclopédie^  pour  le  xvin«,  celle 
de  Chateaubriand  et  surtout   celle  de  Lamennais  pour  le  xix®, 
voilà  peut-être  les  seuls  sujets  que  l'on  puisse  mettre  en  paral- 
lèle avec  celui  que  Sainte-Beuve  a  traité  dans  son  grand  ouvrage. 
Et  il  a  bien  senti  qu'il  tenait  là  un  de  ces  grands  sujets  qui  por- 
tent en  quelque  sorte  leur  auteur,  et  qui  le  forcent  à  se  déployer 

Betive,  au  lieu  de  «  favorisé  d'en  haut,  »  avait  d'abord  écrit  :  «  Dieu  aidant,  »  ^ 
Voyez  aussi  dans  le  Sainte-Beuve  de  M.  Séché  l'intéressant  chapitre  sur  PorlRoyal, 

TOME  xxvi.  —  1905.  9 


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130  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  à  s'exprimer  tout  entier  dans  ce  qu'il  a  de  meilleur  et  de  plus 
élevé  :  aussi  n'a-i-il  mis  aucune  hâte  à  en  presser  la  maturité  et 
Texécution.  Conçu  dès  1834,  et  peut-être  dès  1830,  lentement 
(amorcé  et  préparé  à  travers  mille  occupations  et  mille  obstacles, 
professé  de  novembre  1837  à  la  fin  de  mai  1838  sous  forme  de 
cours  public  à  l'Académie  dç  Lausanne,  le  Port-Royat  n'a  été 
terminé  qu'au  mois  d'août  1857.  Le  premier  volume  a  paru  ^i 
librairie  en  1840  ;  les  deux  derniers  en  1859.  Et  ce  n'est  qu'en 
1867,  deux  ans  avant  sa  mort,  que  Sainte-Beuve  s'est  enfin  résolu 
à  donner  de  son  livre  une  édition  définitive.  On  le  voit,  c'est  au 
moins  trente  ans  de  la  vie  intellectuelle  et  morale  de  Sainte-Beuve 
qui  aboutissent  à  ce  livre  et  qui  sont  venus  y  déposer  les  résul- 
tats de  leurs  recherches  et  les  cpnclusions  de  leur  expérience. 
Et  quand,  en  1865,  à  propos  de  Port-Royal  y  il  écrivait  à  Saint- 
René  Taillandier  «  pour  demander  entière  justice  et  exactitude  en 
ce  qui  est  de  son  œuvre  capitale^  »  il  en  jugeait  lui-même  comme 
nous  en  jugeons  aujourd'hui. 

Pour  traiter  ce  vaste  et  noble  sujet,  Sainte-Beuve  a  fait  preuve 
de  très  hautes  qualités  d'artiste.  Son  style,  dont  un  pur  classique, 
—  un  classique  d'avant  La  Bruyère,  —  pourrait  peut-être  criti- 
quer les  minuties,  les  raffinemens,  les  hardiesses  métaphoriques, 
a  pour  nous  un  mérite  suprême  :  il  est  vivant.  Pour  rendre  la 
diversité  infinie  des  caractères  individuels  et  des  attitudes  mo- 
raIe8,Çpour  traduire  au  grand  jour  les  mille  dessous  obscurs,  les 
soubresauts  tumultueux  ou  les  flammes  dormantes  de  la  vie  re- 
ligieuse, pour  peindre  dans  la  vérité  nue  de  leur  existence  quo- 
tidienne des  intérieurs  d'âmes,  l'auteur  de  Port-Royal  s'est  créé 
une  langue  souple,  exacte,  toute  en  nuances  et  en  demi-teintes, 
perpétuellement  trouvée  et  inventée,  d'une  richesse,  d'une  puis- 
sance suggestive,  d'une  variété  incomparables.  D'aucuns  la  dé- 
clarent un  peu  subtile,  et  même  précieuse  ;  mais  la  vie,  surtout 
la  vie  morale,  n'est  pas  simple,  et  ceux  qui  la  voient  et  la  rendent 
telle  risquent  de  n'en  apercevoir  que  les  dehors.  Pareillement, 
l'abondance  des  métaphores  n'est  pas  toujours  et  partout  un  dé- 
faut :  il  y  a  certaines  profondeurs  où  la  raison  pure  ne  peut  ja- 
mais atteindre,  où  l'esprit  dénué  d'imagination  et  le  style  géo- 
métrique ne  sauraient  point  descendre  ;  il  y  faut  l'esprit  de 
finesse;  il  y  faut  les  images  qui,  seules,  par  les  «  correspon- 
dances »  qu'elles  établissent  ou  qu'elles  suggèrent,  peuvent  pro- 
jeter quelques  lueurs  sur  ces    régions  inexplorées  du  monde 


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L'ŒUVRE  DE   SAINTE-BEUVE.  131 

moral.  Souvent  les  poètes  voient  plus  loin  et  plus  avant  que  les 
simples  logiciens.  Sainte-Beuve  n'aurait  pas  été  le  pénétrant  et 
profond  historien  de  Port-Royal,  s'il  ne  s'y  était  heureusement 
souvenu  d'avoir  été  le  romancier  de  Volupté  et  le  poète  des 
Consolations. 

L'artiste  se  retrouve  encore  dans  l'habile  ordonnance  de 
l'œuvre.  Assurément  on  peut  concevoir  une  composition  plus 
serrée,  moins  touffue,  plus  rectiligne  en  quelque  sorte  que  celle 
du  Port'Royal.  Sainte-Beuve,  esprit  plus  successif  (1)  et  discursif 
que  proprement  constructeur,  gâté  d'ailleurs  comme  nous  le 
sommes  tous  par  la  production  au  jour  le  jour  dans  les  Revues  et 
les  journaux,  a  dû,  peut-être  plus  qu'un  autre,  faire  effort  pour 
dominer  sa  matière  et  la  réduire  aux  justes  proportions  du  tableau 
qu'il  voulait  tracer.  De  plus,  il  était  poète  :  à  ce  titre,  il  aimait 
les  sous-bois,  les  éclaircies,  les  chemins  de  traverse,  et  il  s'y 
attardait  volontiers;  il  se  plaisait  aux  rapprochemens,  aux  op- 
positions qui  sollicitent  l'imagination  et  provoquent  la  rêverie, 
à  tout  ce  qui  égayé,  rompt  et  diversifie  la  monotonie  d'une  com- 
position trop  austère  et  méthodiquement  poursuivie.  De  là  bien 
des  digressions  imprévues,  —  mais  toujours  si  ingénieusement 
expliquées  et  justifiées! —  et  qui,  si  elles  rendent  la  composi- 
tion parfois  un  peu  flottante,  contribuent  à  donner  à  l'ensemble 
ce  charme  poétique,  cette  couleur  presque  dramatique  que  nous 
y  admirons.  Qui  voudrait  supprimer  du  Porl-Royal^  ou  même 
simplement  abréger  les  deux  chapitres  sur  Montaigne,  et  surtout 
les  admirables  pages  sur  le  «  convoi  idéal  »  de  l'auteur  des 
Essais?  Qu'on  y  regarde  bien  d'ailleurs  :  ces  digressions,  ces  pa- 
renthèses ont  leur  raison  d'être;  elles  varient  l'uniformité  du 
plan,  elles  n'en  rompent  jamais  l'unité.  La  ligne  semble  fléchir 
quelquefois;  elle  ne  se  brise  jamais.  Ici,  nous  touchons  au  carac- 
tère le  plus  original  de  l'art  de  Sainte-Beuve.  Dans  son  Discours 
if  ouverture^  il  énumérait  les  divers  points  de  vue  auxquels  on 
peut  et  auxquels  il  comptait  se  placer  pour  faire  l'histoire  de 
Port-Royal.  Eh  bien!  ces  divers  aspects  de  son  sujet,  —  théolo- 
gique et  disciplinaire,  politique  et  philosophique,  littéraire, 
moral  et  poétique,  —  Sainte-Beuve  n'en  a  négligé  aucun;  il  les 
a  tous  et  continuellement  présens  à  la  pensée  et  comme  tenus 

(i)  n  disait  de  lui-Hitiuti  dans  ses  Cahiers  (p.  39)  :  «  J'ai  l'esprit  étendu  succes- 
n9etMnt,  mmis  Je  ne  l'ai  pas  étendu  à  la  fois.  Je  ne  i^ois  bien  &  la  fois  qu'un  point 
ou  qu'on  objet  déterminé.  » 


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132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

SOUS  le  regard;  il  les  a  mêlés  et  [fondus  ensemble,  les  dévelop- 
pant successivement  ou  parallèlement  au  fur  et  à  mesure  ^e 
l'ordre  des  faits  les  impose  à  son  attention  :  cela,  sans  confusion, 
sans  heurts,  sans  qu^  cette  colnplexité  d'intentions  et  cette'  y^a- 
riété  d'horizons  fassent  jamais  perdre  de  vue  Tobjet  essentiel, 
sans  que  Tunité  d'impression  en  soit  jamais  altérée  ou  brisée. 
Rien/de  plus  malaisé  que  de  savoir,  dans  une  œuvre  de  longue 
haleine,  mener  ainsi  de  front  et  conduire  d'un  mjème  mouvement 
des  idées  directrices  assez  différentes,  que  de  les  maîtriser  et  de 
les  grouper  toujours  autour  d'une  idée  centrale,  que  de  mul- 
tiplier enfin  les  points  de  vue  de  détail  sans  nuire  à  l'harmonie 
générale  ;^rien  aussi  qui  fasse  plus  d'honneur  à  l'écrivain  qui  y  a 
une  fois  réussi.  Ce  mérite  qu'on  admire  si  justement  dans  l'flts- 
toire  des  variations  de  Bossuet,  Sainte-Beuve  l'a  eu  dans  son 
Port-Royal. 

Ce  n'est  pas  sans  raison  que  nous  rapprochons  ici  ces  deux 
œuvres.  Renan  disait  du  Port-Royal  que  c'était  un  «  vrai  mo- 
dèle de  la  façon  dont  il  convient  d'écrire  l'histoire  religieuse,  » 
et  c'est  un  modèle  en  tout  cas  qu'il  a  souvent  imité.  Le  Port- 
Royal,  en  effet,  n'est  pas  uniquement,  mais  il  est  presque  essen- 
tiellement un  livre  d'histoire  religieuse  ;  ou  plutôt,  pour  parler 
plus  exactement  encore,  c'est  un  livre  d'histoire  et  de  psycho- 
logie religieuses.  Sans  négliger,  certes,  le  récit  des  faits  et 
l'étude  des  controverses,  Sainte-Beuve  a  concentré  son  principal 
effort  sur  les  âmes.  Ce  qui  l'intéresse  surtout,  ce  qui  le  pas- 
sionne, ce  qu'il  veut  décrire  avec  la  dernière  précision,  ce  qu'il 
«  voudrait  faire  passer  dans  les  autres,  »  c'est  ce  qui  différencie 
l'âme  religieuse  d'un  Pascal  de  celle  d'un  Saint-Cyran,"  celle  du 
grand  Amauld  de  celle  d'un  Nicole.  La  véritable  histoire  du  jan- 
sénisme et  de  Port-Royal,  ce  n'est  pas  pour  lui  l'interminable 
querelle  engagée  au  sujet  des  cinq  propositions;  c'est  le  drame 
qui  se  joue  dans  la  conscience  de  Pascal  au  moment  de  sa  se- 
conde conversion;  ce  sont  telles  paroles  familières  de  Saint-Cyran 
ou  de  M.  de  Saci  nous  peignant  au  vif  l'état  d'âme,  le  «  moi 
profond  »  de  ces  pieux  personnages.  Et  c'est  à  se  représenter  ces 
dispositions  morales,  à  les  faire  pleinement  comprendre  de 
ceux-là  mêmes  à  qui  elles  sont  le  moins  familières  que  Sainte- 
Beuve  a  mis  toute  sa  subtilité  d'esprit,  tout  son  tact,  toute  sa 
sympathie  critique,  et  toute  son  expérience  personnelle  des  choses 
religieuses.  Il  y  a  excellemment  réussi,  Flaubert  lui-même,  le 


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l'œuvre   de   SAINTE-BEUVE.  133 

peu  mystique  Flaubert  lui  en  a  rendu  le  témoignage  (1),  et  il  a 
ouvert  à  cet  égard  une  voie  extrêmement  féconde,  et  où  peut-être 
ne  Ta-t-on  pas  encore  assez  suivi.  Il  faut  le  louer  sans  réserves 
d'avoir  ainsi  renouvelé  l'histoire  religieuse  en  y  introduisant  la 
psychologie,  et  cela  d'autant  plus  qu'il  n'avait  guère  eu  de  mo- 
dèles. Seul  peut-être,  Bossuet  dans  ses  Variations,  s'était  avisé 
déjà  du  parti  qu'on  pouvait  tirer  de  la  psychologie  pour  écrire  et 
pour  vivifier  l'histoire.  Mais,  chez  Bossuet,  la  psychologie  reli- 
gieuse n'intervient  qu'assez  rarement;  elle  est  subordonnée  à 
l'exposé  et  à  la  discussion  des  doctrines.  Chez  Sainte-Beuve,  elle 
est  traitée  en  elle-même  et  pour  elle-même;  et  l'on  ne  saurait 
assez  dire  tout  ce  que  son  livre  y  a  gagné  en  Intérêt,  en  profon- 
deur et,  pour  dire  le  mot,  en  humanité. 

«  Je  m'occupe  en  ce  moment,  écrivait  Sainte-Beuve  en  1835  à 
l'abbé  Barbe,  d'une  histoire  littéraire  de  Port-Royal  et  des  soli- 
taires qui  s'y  rattachent;  c'est  une  belle  page  de  l'histoire  litté- 
raire du  xvn*  siècle,  la  plus  belle  peut-être,  en  y  faisant  rentrer 
Racine,  Despréaux  même.  M""*  de  Sévigné  un  peu,  et  en  parlant 
par  occasion  de  Bossuet  et  de  Fénelon,  qui  eurent  des  rapports, 
de  contradiction,  il  est  vrai,  avec  le  jansénisme.  »  Cette  façon, 
presque  exclusivement  littéraire  et  critique,  de  concevoir  son 
sujet,  si  elle  s'est,  en  fait,  conciliée  avec  une  conception  moins 
détachée  et  plus  a  humaine,  »  n'a  pourtant  jamais  cessé  d'être 
présente  à  Tesprit  de  Sainte-Beuve,  et  son  livre  est  bien,  en 
même  temps  qu'une  histoire  religieuse,  une  histoire  littéraire  de 
Port-Royal  et  du  xvii^  siècle  tout  entier.  A  ce  point  de  vue,  sa 
critique  marque  sur  les  œuvres  précédentes  un  intéressant  pro- 
grès. Tout  d'abord,  il  semble  qu'il  y  ait  dans  sa  méthode  fort 
pende  chose  de  changé.  Il  est  toujours  préoccupé  de  comprendre 
et  d'expliquer,  et,  pour  arriver  à  ses  fins,  il  a  recours  comme 
auparavant  aux  «  biographies  psychologiques.  »  11  pousse  mémo 
si  loin  les  procédés  que  Taine  reprendra  bientôt,  que  déjà  il 
rencontre  les  formules  mêmes  dont  Taine  va  faire  la  fortune, 
«  familles  naturelles  d'esprits,  »  «  faculté  première.  »  Mais  il 

(1)  «  Une  dernière  question,  ô  maître,  une  question  inconvenante  :  Pourquo* 
tronYez-Yons  Schahabarim  presque  comique  et  vos  bonshommes  de  Port-RoyaJ.  si 
^rieux?...  Je  regarde  des  barbares  tatoués  comme  étant  moins  anti-humains, 
nu)ins  spéciaux,  moins  cocasses,  moins  rares  que  des  gens  vivant  en  commun  et 
<ï^  s'appellent  jusqu'à  la  mort  Monsieur!  —  Et  c'est  précisément  parce  qu'ils  sont 
^  loin  de  moi  que  j'admire  votre  talent  à  me  les  faire  comprendre.  »  (Flaubert^ 
Lettre  h  Sainte-Beuve  à  propos  de  Salammbô,  Nouveaux  Lundis,  t.  IV,  p.  435.) 


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134  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  s'en  tient  pas  là,  et  son  sujet  même  l'oblige  à  ne  pas  s'en  tenir 
là.  Quand  il  écrirait  des  articles  suivant  les  caprices  de  son 
humeur  ou  les  hasards  de  l'actualité,  il  pouvait  choisir  à  son 
gré  «  des  hommes  et  des  œuvres  secondaires  ;  »  il  pouvait,  dans 
ces  conditions,  négliger  relativement  les  œuvres,  se  contenter  ;de 
«  chercher  Thomme  sous  l'auteur,  »  et  se  dispenser,  ou  à  peu 
près,  de  juger.  Ici,  il  n'en  va  plus  ainsi.  S'il  rencontre  des  per- 
sonnalités et  des  écrits  de  second  ordre,  il  se  trouve  aussi  aux 
prises  avec  saint  François  de  Sales  et  avec  Montaigne,  avec  Cor- 
neille et  avec  Pascal,  avec  Molière  et  avec  Racine.  Avec  eux, 
comment  négliger  les  œuvres?  Gomment  ne  pas  prendre  corps 
à  corps  les  Essais  ou  Polyeucte,  les  Provinciales  et  les  PenséeSy 
Tartuffe  et  Athalie?  Et  dès  lors,  comment  s'abstenir  de  les  juger, 
ces  œuvres  mémorables?  Comment  se  refuser  à  en  mesurer  la 
valeur  de  forme  et  de  fond?  Sans  compter  qu'ici,  un  élément 
nouveau,  et  qui  faisait  entièrement  défaut  dans  les  études  indi- 
viduelles et  fragmentaires  d'autrefois,  intervient  presque  néces- 
sairement :  on  se  trouve  en  face  de  Pascal  et  d'Arnauld;  il  faut 
les  étudier  parallèlement;  il  faut  les  comparer;  et  comparer,  c'est 
juger;  c'est  avouer  que  Pascal  écrivain  avait  du  génie,  et  qu'Ar- 
nauld  écrivain  n'avait  même  pas  de  talent  (1).  Et  c'est  ainsi  que, 
dans  le  Port-Royal  et  grâce  au  Port-Royal^  sans  répudier  le 
moins  du  monde  ses  acquisitions  antérieures,  et  même  en  les 
augmentant  encore,  en  s'ouvrant  donc  et  en  s'élargissant  de 
plus  en  plus,  la  critique  de  Sainte-Beuve  rentrait,  si  je  puis  ainsi 
dire,  en  possession  d'une  de  ses  fonctions  essentielles,  l'obliga- 
tion de  juger,  fonction  qu'elle  avait  failli  perdre  de  vue  quelques 
années  auparavant. 

Ce  n'est  pas  tout  encore.  Avec  le  Port-Royal j  c'était  la  première 
fois  qu'un  critique  littéraire  de  profession  s'attaquait  à  un  sujet 
aussi  vaste,  aussi  important,  aussi  élevé.  Y  réussir  ou  y  échouer, 
c'était,  en  un  certain  sens,  prouver  que  la  critique  était  ou  n'était 
pas  capable  de  soulever  et  de  traiter  certaines  questions;  c'était, 
dans  une  certaine  mesure,  entraîner  dans  sa  fortune  le  genre 
même  de  la  critique.  Bien  en  a  pris  à  Sainte-Beuve  d'avoir  soutenu 
cette  gageure  et  d'avoir  gagné  triomphalement  son  pari;  et  tout 
vrai  critique  devrait  lui  en  savoir  un  gré  infini.  Car  c'est  la  cri- 
tique elle-même  qui  a  bénéficié  de  cette  victoire.  Sainte-Biduve 

(1)  Cf.  Part-Royal,  t.  II,  p.  71-73. 


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l'œuvre   de   SAINTE-BEUVE.  135 

lui  a  littéralement  annexé  de  nouvelles  provinces  ;  il  lui  a  con- 
quis définitivement  le  droit  de  ne  pas  se  cantonner  uniquement 
dans  les  questions  purement  littéraires,  d'étudier  en  lui-même  et 
pour  lui-même  le  problème  religieux  sous  ses  diverses  formes, 
et  d'en  proposer  une  solution.  A  partir  du  Port-Royal^  Sainte- 
Beuve  a  pu  prononcer,  en  son  nom  et  au  nom  de  tous  ceux  qui 
viendraient  après  lui,  la  parole  célèbre  :  «  Tout  ce  qui  est  d'in- 
telligence générale  et  intéresse  l'esprit  humain  appartient  de 
droit  à  la  littérature,  »  et  donc  à  la  critique.  On  voit  l'élévation 
de  l'idéal,  et  l'élargissement  de  l'horizon.  Il  s'est  passé  ici 
quelque  chose  d'analogue  et  d'inverse  à  ce  qui  avait  eu  lieu  un 
demi-siècle  auparavant,  lors  de  la  publication  du  Génie  du  Chris- 
tianisme.  Qu'est-ce  que  le  grand  ouvrage  de  Chateaubriand?  Une 
admirable  étude  d'esthétique  et  de  critique  littéraire  encadrée 
dans  une  apologie,  —  parfois  un  peu  faible,  —  de  la  religion 
chrétienne.  Mais  les  parties  proprement  littéraires,  —  et  surtout 
si  l'on  y  joint  Atala  et  René, —  étaient  si  pénétrantes  et  si  neuves, 
elles  avaient  une  telle  portée,  elles  révélaient  une  telle  supério- 
rité de  vision  et  de  talent,  qu'elles  projetèrent  un  peu  de  leur 
gloire  sur  tout  le  reste;  et,  le  livre  s'annonçant  comme  une 
œuvre  apologétique,  ce  furent  l'apologétique  et  l'idée  chrétienne 
elles-mêmes  qui  bénéficièrent  de  l'originalité  et  de  l'éclat  dea 
pages  littéraires.  Ici,  dans  le  Port-Royal,  par  un  juste  retour,  ce 
sont  les  pages  d'histoire  et  de  psychologie  religieuses  qui  ont 
payé  tribut  et  prêté  un  peu  de  leur  valeur  propre  à  la  critique 
littéraire.  Sainte-Beuve  nous  dit  que  pour  son  ouvrage  il  avait 
reçu  de  Chateaubriand  les  plus  intelligens  et  les  plus  précieux 
encouragemens.  Je  ne  m'en  étonne  point.  Le  grand  artiste  avait 
senti  d'instinct  entre  les  deux  œuvres  les  mille  rapports  secrets 
qui  les  rattachaient  l'une  à  l'autre.  Et  de  fait,  qu'est-ce  à  le  bien 
prendre  que  le  Port-Royal  de  Sainte-Beuve^  sinon  une  sorte  de 
Génie  du  jansénisme? 


«  Mon  livre  de  Port-Royal,  écrivait  Sainte-Beuve  vers  la  fin 
de  sa  vie,  est  le  plus  approfondi  et  le  plus  personnel  de  ceux  que 
j'ai  faits;  et  c'est  là,  à  y  bien  regarder,  qu'on  me  trouvera  tout 
entier,  lorsque  je  suis  livré  à  moi-même  et  à  mes  goûts.  »  Et 
cela  est  si  vrai  que,  s'il  n'avait  pas  écrit  les  quarante  volumes 


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136  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'études  critiques  qui  ont  suivi,  son  œuvre,  —  j^ntends  comme 
impulsion  donnée,  comme  exemple  fourni  et  comme  idées  direc- 
trices, —  serait  à  bien  peu  près  tout  ce  qu'elle  est  déjà.  Dans  la 
suite  des  Portraits  Littéraires  ou  Contemporains,  dans  le  Cha- 
teaubriand, dans  les  Lundis  et  Nouveaux  Lundis,  Sainte-Beuve 
n'a  guère  fait  que  de  monnayer  le  fond  d'idées,  de  doctrines  et 
de  procédés  critiques  qu'il  avait  appliqués  dans  Port-Royal. 

Il  s'était  résigné  à  la  critique,  non  sans  des  retours  parfois 
amers  vers  ses  ambitions  d'autrefois.  Tout  en  poursuivant  son 
Port-Royal,  pour  vivre  d'abord,  et  puis  parce  que  ce  genre  de 
production  convenait  assez  bien  à  son  tempérament  et  à  son  ca- 
ractère, il  s'était  laissé  reprendre  par  la  critique  au  jour  le  jour, 
et  il  s'était  remis  à  faire  des  portraits. 

Décidément,  déclarait-il,  ce  genre  de  Portraits  que  l'occasion  m'a  sug- 
géré... m'est  devenu  une  forme  commode,  suffisamment  consistante  et  qui 
prête  à  une  infinité  d'aperçus  de  littérature  et  de  morale  :  celle-ci  empiète 
naturellement  avec  les  années,  et  la  littérature,  d'ailleurs,  a  pris  un  tel 
accroissement  de  nos  jours*  que,  par  elle,  on  se  trouve  induit  sans  peine  à 
toutes  les  considérations  sur  la  société  et  sur  la  vie  (1). 

Un  moment  interrompue  par  les  événemens  de  1848  et  sa 
campagne  de  professorat  à  Liège,  cette  série  d'études  critiques  a 
été  reprise  de  plus  belle  en  1849,  d'abord  au  Constitutionnel, 
puis  au  Moniteur.  Ce  sont  les  Lundis. 

On  a  tout  dit  sur  les  Lundis;  et  peut-être  l'admiration  très 
légitime  que  l'on  a  professée  pour  cette  partie  de  Toeuvre  de 
Sainte-Beuve  s'est-elle  parfois  exercée  aux  dépens  de  ses  autres 
écrits  :  on  ne  veut  souvent  voir  que  les  Lundis  dans  son  œuvre, 
et  l'on  oublie  trop  aisément  et  le  Port-Royal  et  les  premiers 
Portraits.  D'autre  part,  cette  admiration  un  peu  générale  et  con- 
fiante ne  gagnerait-elle  pas  en  ^nvacité  et  en  profondeur  à  se  sou- 
mettre à  l'épreuve  de  la  critique,  à  admettre  certains  tempéra- 
mens  et  quelques  réserves,  et  à  ne  porter  en  définitive  que  sur  les 
seules  portions  qui,  expérience  faite,  en  paraîtraient  entièrement 
dignes?  Les  légendes  ne  conviennent  à  personne  moins  qu'à 
Sainte-Beuve.  Lui  qui  n'aimait  point  à  être  dupe,  il  nous  en  vou- 
drait d'être  la  sienne.  Il  est  d'ailleurs  assez  grand  pour  n'avoir  pas 
besoin  d'être  surfait,  et  pour  n'avoir  rien  à  craindre  de  la  vérité. 

(1)  Préface  du  tome  IV  des  Cntiques  et  Portraits  Littéraires  (1839). 


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l'œuvre  de   fl  A  TTsiTir-upîT^te^  L I FO  ^^L>^  |37 


Tout  d'abord,  il  convient  de  maintenir  le  Port-Royal  hors  de 
pair  et  an-dessus  de  toute  comparaison  avec  les  autres  études 
de  Sainte-Beuve.  Les  recueils  d'articles  sont  des  recueils  d'ar- 
ticles :  qui  n'est  point  capable  d'écrire  des  articles  et  de  les 
réunir  en  volume?  C'est  au  livre,  —  au  livre  composé,  ordonné 
et  maîtrisé  en  vue  d'une  fin  déterminée,  au  livre  organique  et 
vivant  que  l'on  attend  et  que  l'on  juge  l'ouvrier.  Et  quand  ce 
livre,  indépendamment  de  sa  valeur  d'art,  de  composition  et  de 
style,  a  la  complexité,  la  profondeur  et  la  portée  du  Port-Roy al^ 
alors,  il  prend  place  parmi  les  chefs-d'œuvre  de  la  littérature 
universelle.  On  n'en  saurait  dire  autant,  —  et  Sainte-Beuve  eût 
été  le  premier  à  en  convenir,  —  d'aucun  autre  de  ses  écrits,  non 
pas  même  des  Lundis. 

Port-Royal  reste  donc  unique  dans  l'œuvre  de  Sainte-Beuve. 
Et  cela  est  d  autant  plus  remarquable  que  Sainte-Beuve  a  dans 
sa  vie  rencontré  un  autre  sujet  qui,  à  quelques  différences  près, 
lui  offrait  l'équivalent  de  celui  qu'il  a  consacré  aux  écrivains  de 
Port-Royal,  qu'il  en  a  fait  aussi  l'objet  d'un  cours,  et  qu'il  a 
essayé  d'en  tirer  un  livre,  un  vrai  livre.  Oui,  si  l'auteur  du  Cha- 
teaubriand avait  voulu  suivre  la  méthode  qui  lui  avait  si  bien 
réussi  dans  son  cours  de  Lausanne,  si,  en  môme  temps  qu'une 
simple  étude  d'histoire  littéraire,  il  avait  fait  de  son  livre  une 
étude  de  psychologie  et  d'histoire  religieuses,  s'il  y  avait  apporté 
toute  la  conscience  scrupuleuse,  tout  le  désir  d'équité,  toute  la 
synipathie  critique  surtout  dont  il  avait  lui-même  donné  jadis 
l'exemple,  il  aurait  pu  nous  donner  un  pendant  à  son  Port-Royal^ 
et  un  nouveau  chef-d'œuvre.  Il  n'y  a  point  consenti.  Un  nouvel 
état  d'esprit,  dont  on  peut  suivre  à  la  trace  les  progrès  dans  les 
derniers  volumes  et  dans  certaines  notes  du  Port-Royal^  s'était 
définitivement  emparé  de  lui  et  lui  avait  fermé  bien  des  horizons 
Il  n'a  pas  vu  tout  l'intérêt,  même  simplement  historique,  d'un 
sujet  qu'il  aurait  pu  traiter  mieux  que  tout  autre  écrivain.  Et  le 
livre,  très  intéressant  certes,  et  amusant,  et  habile,  mais  très 
perfide  aussi,  et  très  incomplet,  qu'il  a  publié  sur  Chateaubriand 
et  son  groupe  est,  à  parler  franc,  un  livre  manqué.  Par  quelque 
biûs  qu'on  le  prenne  aujourd'hui,  on  le  voit  qui  s'écaille  et  qui 
s'effrite.  Et  cet  ouvrage  qui,  au  point  de  vue  moral,  ne  fait  pas 
un  grand  honneur  à  Sainte-Beuve  (1),  ne  lui  en  fait  pas  un  très 

(1)  Je  veux  dire  par  là  que  ce  livre,  d*ailleur.s  injuste,  d'  «  éreintement  »  et  de 
nneane,  moins  qa^  personne,  l'auteur  des  article  &  ^iur  la  Vie  de  Ranct  et  surle^ 


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138  REVUE  des' DEUX   MONDES. 

grand  non  plus  au  simple  point  de  vue  critique  et  littéraire. 
Nous  n'en  dirons  pas  autant  des  Lundis.  Là  pourtant,  il  y  a 
lieu  de  préciser  et  de  distinguer.  On  a  loué,  avec  un  certain  luxe 
d'hyperbole  quelquefois  (1),  l'étonnante  fécondité  du  «  travail 
héroïque  »  auquel  il  s'est  livré  durant  les  vingt  dernières  années 
de  sa  vie.  On  a  entr'ouvert  devant  nous,  et  Ton  nous  a  décrit 
avec  éloquence  sa  «  cellule  de  bénédictin.  »  On  a  vanté  l'étendue 
et  la  précision  de  son  information,  son  a  exactitude  merveil- 
leuse, »  les  infinis  scrupules  de  sa  curiosité  érudite,  de  sa  soif 
de  savoir  et  de  sa  conscience  professionnelle  ;  on  nous  l'a  repré- 
senté donnant  toujours  le  dernier  état  de  toutes  les  questions 
qu'il  abordait,  et  ne  négligeant  aucune  recherche  pour  épuiser 
tout  le  connu  actuel  des  problèmes  historiques  qu'il  étudiait. 
On  nous  l'a  montré  sur  tous  sujets  plein  de  vues  justes,  péné- 
trantes, profondes,  d'observations  ingénieuses,  de  pressentimens 
féconds,  doué  en  un  mot  d'un  sens  historique  et  critique  et  d'une 
puissance  de  divination  des  plus  remarquables.  Enfin,  on  nous 
l'a  dépeint  possédant  une  faculté  de  rajeunissement  et  de  renou- 
vellement incroyable,  sensible  jusqu'au  bout  au  vrai  talent,  ou- 
vert à  toutes  les  innovations  d'art  et  de  pensée,  à  toutes  les  ju- 
véniles ambitions,  et  toujours  heureux  de  les  signaler  au  grand 
public  et  de  «  sonner  le  coup  de  cloche.  »  Et  il  y  a,  certes,  du 
vrai,  beaucoup  de  vrai  dans  ce  portrait.  —  Avouerai-je  cependant 
qu'il  me  parait  çà  et  là  uh  peu  idéalisé  et  qu'il  me  semble  ne  pas 
convenir  aussi  exclusivement  qu'on  le  prétend  au  seul  Sainte- 
Beuve?  Je  crains  même  parfois  que,  si  l'on  s'avisait,  avec  les 
seuls  instrumens  de  travail,  bien  entendu,  et  dans  le  môme 
laps  de  temps  dont  il  disposait,  de  refaire  quelques-unes  des  en- 
quêtes auxquelles  Sainte-Beuve  s'est  livré,  on  n'y  découvrît  plus 
d'une  lacune.  Mettons  cela,  j'y  consens,  sur  le  compte  des  né- 
cessités impérieuses  du  journalisme  contemporain.  Mais  je  ne 
puis  entièrement  souscrire  à  ce  que,  tout  récemment,  dans  son 
discours  de  Liège,  M.  Lanson  disait  des  articles  des  Lundis  : 

Mémoires  d' Outre-Tombe,  l'hôte  assidu  et  choyé  du  salon  de  M"*  Récamier,  le  jeune 
écriTain  goûté  et  enoouragé  par  Ghateauhriand,  avait  le  droit  de  Técrire.  Sainte- 
Beuve  n'a  jamais  pu  comprendre  qu'il  y  a  des  complaisances  qui  engagent,  des 
déclarations  qui  lient,  et  qu'il  faut  s'en  abstenir  à  tout  prix,  si  l'on  ne  veut  pas 
qu'on  vous  reproche  un  jour  à  juste  titre  vos  contradictions  comme  des  «  trahi- 
sons. I»  C'est  loi  le  cas  de  redire  le  mot  de  Cousin  que  nous  cite  M.  d'Haussonrilie  : 
o  Sainte-Beuve  n'était  point  gentilhomme.  » 

(i)  Voir  notamment  Scherer,  Études  sur  la  Littérature  contemporaine,  t.  IV, 
Sab^t^Beuve. 


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l'œuvre  de   SAINTE-BEUVE.  139 

«  Quiconque,  après  quarante  ou  cinquante  ans,  repasse  sur  un 
sujet  de  Sainte-Beuve,  s^étonne  de  ce  qu'il  a  vu,  su,  aperçu,  de- 
viné. »  Cela  est  vrai  quelquefois,  souvent  même,  non  pas  tou- 
jours. Je  sais  plus  d'un  article  de  Sainte-Beuve  où  Ton  s'étonne 
qu'il  n'ait  pas  vu  plus  juste  et  percé  plus  avant  (1).  Et  si  nous  en 
venons  à  ses  appréciations  des  contemporains,  —  la  partie  la 
plus  délicate  du  métier  et  la  vraie  pierre  de  touche  du  vrai  cri- 
tique, —  que  constatons-nous?  D'abord,  la  critique  dramatique 
est  à  peu  près  entièrement  exclue  de  ses  études.  Et  dans  les 
autres  genres  mêmes,  le  jugement  de  la  postérité  n'est  pas  tou- 
jours celui  qu'il  a  porté.  Parlant  de  Fromentin,  et  de  son  roman 
de  Dominique,  Scherer,  si  indulgent  d'ordinaire  pour  le  critique 
des  Lundis,  faisait  cet  aveu  :  «  L'article  que  Sainte-Beuve  a  con- 
sacré à  ce  roman  est  l'un  des  péchés.  Tune  des  défaillances  du 
moins,  d'un  juge  à  qui  l'on  en  a  si  peu  à  reprocher!  »  Scherer 
avait  raison  ici;  mais  n'exagérait-il  pas  singulièrement  en  sens 
contraire,  quand  il  déclarait  ailleurs  :  «  Sainte-Beuve  est  le  seul 
grand  critique  de  poésie  que  nous  ayons  eu?  »  Car  aujourd'hui, 
nous  sommes  tentés  de  trouver  que  ce  «  grand  critique  de 
poésie  »  s'est  montré  quelque  peu  froid  pour  le  premier  recueil 
de  Sully  Prudhomme  ;  et  nous  sommes  plus  scandalisés  encoi^ 
de  le  voir  nous  parler  moins  longuement,  moins  chaudement,  et 
dans  la  même  étude,  du  second  volume  de  Leconte  de  Lisle,  ses 
Poèmes  barbares,  que...  du  Poème  des  Champs,  par  M.  Galemard 
de  Lafayette.  Ne  rappelons  enfin  que  pour  mémoire  ses  jugemens 
sur  Vigny  et  sur  Balzac,  sur  Musset  et  sur  Chateaubriand.  Non, 
décidément,  sur  chacun  de  ces  points,  plus  d'un  critique  nous 
parait  valoir  au  moins  Sainte-Beuve;  et,  à  ces  divers  points  de 
vue,  l'auteur  des  Lundis  mérite,  si  l'on  veut,  infiniment  d'es- 
time, mais  non  pas  l'admiration  qu'on  lui  a  si  souvent  prodiguée. 
L'originalité  vraie  des  Lundis,  —  originalité  moindre  que 
dans  Port-Royal,  encore  une  fois,  —  est  ailleurs,  selon  nous. 
A-t-on    tout  d'abord  assez  loué  la  valeur  d'art    de    ces  deux 

(i)  Un  exemple  entre  beaucoup  d'autres.  Qu'on  lise,  au  tome  IV  des  LundU, 
Tarticle,  charmant  d'ailleurs,  ingénieux  et  exquis,  de  Sainte-Beuve  sur  Amyot  U 
s'attarde  à  des  questions  accessoires  de  langue  et  de  style,  et  Timportance  histo- 
rique et  morale  de  l'œuvre  du  traducteur  de  Plutarque  parait  lui  avoir  complète- 
ment échappé.  U  n*a  pas  vu  le  rôle  essentiel  qu'a  joué  cette  œuvre  dans  la  forma- 
tion de  l'idéal  classique  et  dans  la  renaissance  et  la  diffusion  du  stoïcisme.  Dans 
le  même  ordre  d'idées,  il  ne  s'est  pas  rendu  compte  non  plus  delà  vraie  portée  de 
Pœuvre  de  Du  Vair,  qu'auraient  dû  lui  signaler  pourtant  les  travaux  de  Sapey  et 
surtout  de  Coagny. 


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140  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

recueils  d'articles?  Sainte-Beuve,  qui  croyait  devoir  faire  quel- 
ques concessions  au  goût  environnant  et  aux  formules  à  la  mode, 
prétendait  qu'ils  formaient  une  collection  de  «  monographies.  » 
Le  mot  n'est-il  pas  un  peu  gros,  un  peu  pédantesque  aussi?  En 
réalité,  ces  Lundis,  ce  sont  encore  et  toujours  des  «  portraits  :  » 
portraits  littéraires,  portraits  historiques  et  portraits  moraux, 
portraits  en  pied  et  portraits  de  profil,  et  portraits  qui,  pour 
l'intensité  de  la  couleur  et  la  vérité  de  la  vie,  rivalisent  avec  les 
meilleures  créations  du  roman  contemporain.  La  manière  de 
Sainte-Beuve,  qui  avait  peut-être  plus  d'éclat  et  de  poésie  dans 
le  Port-Royal f  a  ici  quelque  chose  de  plus  dépouillé,  de  plus  in- 
cisif, de  plus  direct  ;  mais  ce  sont  toujours  ces  coups  de  pinceau 
successifs,  ces  traits  qui  s'ajoutent  les  uns  aux  autres,  tantôt  se 
neutralisant  et  tantôt  se  renforçant  les  uns  les  autres,  et  ces 
retouches,  et  ces  «  repentirs  »  qui,  pBu  à  peu,  font  lever  et 
laissent  dans  l'esprit  du  lecteur  une  image  mobile,  nuancée 
comme  la  vie  elle-môme.  Jamais  encore  [la  critique  n'avait  ainsi 
fait  concurrence,  et  une  heureuse  concurrence,  à  la  littérature 
d'imagination,  et  c'est  ce  qu'on  n'a  peut-être  pas  revu  depuis. 

Ce  qui  donne  encore  leur  prix  à  ces  trente  volumes  d'essais, 
c'est  le  parfait  équilibre  qui  s'y  établit  peu  à  peu  entre  les  divers 
élémens  dont  s'est  composée  jusqu'ici  la  critique  de  Sainte- 
Beuve.  Il  analyse  et  il  décrit,  il  explique  et  il  commente,  il  tra- 
duit et  il  transpose,  il  évoque  et  il  juge.  L'étude  biographique  et 
la  psychologie,  l'histoire  morale  ou  sociale,  philosophique  ou 
littéraire,  la  philologie  même,  tout  ce  qui  peut  servir  à  mieux 
faire  comprendre  les  origines  et  la  formation  d'un  talent,  et  les 
caractères  spécifiques  d'une  œuvre,  il  y  a  recours,  sans  parti 
pris,  à  la  rencontre  ;  et,  son  enquête  achevée,  il  «  conclut,  »  il 
juge;  il  juge,  à  vrai  dire,  moins  au  nom  de  certains  principes 
esthétiques  et  fixés  d'avance  qu'au  nom  de  son  goût  personnel, 
lequel  est  essentiellement  un  goût  d'humaniste  classique  élargi 
par  le  romantisme  ;  mais  enfin,  il  juge,  ce  qu'il  ne  faisait  pas 
toujours  auparavant.  Et,  tout  en  subissant  l'influence  de  trois 
de  ses  disciples,  Renan,  Scherer  et  Taine  (1),  il  maintient  net- 
tement contre  eux,  contre  le  dernier  surtout,  avec  lobligation 
de  juger,  ce  qu'on  pourrait  appeler  les  droits  de  l'art  et  du  goût, 
et  du  génie  même,  qui  échappera  toujours  à  nos  constructions 

(i)  Cette  influence  a  été  mise  très  fortement  en  Imnière  par  M.  Drunetière  dans 
le  beau  discours  de  Boulogne,  qui  ouvre  le  Livre  d'Or, 


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l'œovre  de  satntb-beuve.  141 

logiques  et  fera  toujours  éclater  la  rigidité  de  nos  formules  et 
de  nosTcadrefs.  Ce  qu'il  défeuïlait'là  côntiie  ses  jeunes  riyaux, 
c'était,  il  le  sentait  bien,  sa  propre  originalité  critiqué,  et  ce  qu'il 
ajoutait  de  lui-mômé  aux  procédés  et  aux  méthodes  d'investi- 
gation qu'il  empruntait  à  autrui,  ce  qui  les  lui  ^disait  coml)inér 
en  des  proportions  inédites,  je  veux  dire  cette  part  d'invention 
artistique,  de  demi-création  et  de  divination  qui  restera  dans 
rhistoire  du  genre  la  marque  propre  de  Sainte-Beuve. 

Un  dernier  trait  achève  d'expliquer  et  de  légitimer  dans  une 
certaine  mesure  Tadmiration  qu'on  professe  généralement  pour 
cette  partie  de  l'œuvre  de  Sainte-Beuve.  «  Les  Lundis^  je^n'hésite 
pgint  à  le  dire,  écrivait  Scherer,  sont  un  des  livres  lés  plus 
extraordinaires  dont  l'histoire  littéraire  conserve  le  ^uvenir.  » 
Et  un  peu  plus  loin,  il  ajoutait  :  «  On  dirait  Montaigne  devenu 
critique.  »  C'est  cela  même  ;  et  la  comparaison  méditerait  d'être 
reprise  et  poursuivie.  Le  Sainte-Beuve  des  Lundis  est  un  Mon- 
taigne plus  préoccupé  de  «  littérature  »  que  l'autre,  et  qui  écrit 
dans  les  journaux  ;  c'est  l'un  des  derniers,  et  l'un  des  plus 
grands  de  nos  «  moralistes  français.  »  Sur  toutes  les  questions 
qui  touchent  à  l'homme  et  qui  intéressent  la  vie,  il  est  plein  de 
vues,  parfois  contestables,  souvent  pénétrantes  et  profondes,  tou- 
jours suggestives  et  qui  font  penser  (1).  De  son  œuvre  on  pour- 
rait extraire  tout  un  gros  volume  de  «  pensées,  »  «  réflexions  » 
ou  «  maximes  »  qui  viendrait  prendre  tout  naturellement  sa 
place  à  côté  des  livres  des  observateurs  les  plus  célèbres  du  cœur 
humain.  On  y  sent  l'homme  qui  a  longtemps  vécu  à  Port- 
Royal,  et  qui  a  pleinement  justifié  le  mot  de  Royer-Collard  : 
u  Qui  ne  connaît  pas  Port-Royal  ne  connaît  pas  l'humanité.  » 
On  y  sent  l'homme  aussi  qui  a  beaucoup  lu,  beaucoup  étudié, 
beaucoup  réfléchi,  qui  a  vécu  d'ailleurs  en  dehors  des  livres, 
qui  a  pratiqué  bien  des  milieux,  qui  n'est  resté  étranger  à  aucun 
des  mouvemens  d'idées  qui  ont  agité  ses  contemporains,  et  qui, 
de  tout  cela,  lectures,  fréquentations,  pratique  de  la  vie  et  des 
hommes,  a  rapporté  une  expérience  morale  infiniment  riche  et 
diverse.  C'est  cette  expérience  qui  se  répand  à  travers  ses  livres 
avec  une  aisance  heureuse,  avec  une  grâce  alerte  et  piquante  qui 
sont  d'un  charme  singulièrement  vif;  c'est  elle  qui  les  soutient, 
les  nourrit  et  les  anime;  c'est  elle  qui  en  fait  la  sève  intérieure  et 

(1)  Voir  dans  le  fAvre  d'Or^  les  intéressantes  pages  où  M.  J.  Bourdcau  a  essayé 
de  déflnir  ce  qu'il  appelle  si  joliment  «  le  dogmatisme  furtif  •  de  Sainte-Beuve. 


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142  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  ((  substantifique  moelle;  »  c'est  elle  qui  y  ramène  souvent  les 
lecteurs  curieul  de  renseignemens  sur  l'homme  et  sur  la  vie  ; 
c'est  elle  enfin  qui,  plus  que  tout  le  reste  peut-être,  fera  Vivre  la 
critique  de  Sainte-Beuve.  Car  ainsi  conçue  et  ainsi  pratiquée,  la 
critique  est  quelque  chose  de  plus  qu'une  opération  purement 
littéraire,  et  même  qu'une  jolie  réussite  d'arti;  elle  est  une  ma- 
nière de  philosophie.  Et  les  Lundis  sont  les  Essais  du  xix*  siècle. 

Regardons  maintenant  l'ensemble  de  cette  œuvre.  Cinquante- 
deux  volumes  de  critique,  —  un  bagage  plus  considérable  que 
celui  de  Voltaire,  et  Sainte-Deuve  a  vécu  vingt  ans  de  moins 
que  le  patriarche  de  Femey,  —  sont  là,  qui  représentent  la  plus 
large  part  de  l'activité  intellectuelle  de  l'un  des  plus  laborieux 
ouvriers  littéraires  du  siècle  qui  vient  de  finir.  Ces  études,  de 
valeur  assez  diverse,  sont  à  peu  près  toutes  marquées  de  ce  triple 
caractère  :  ce  sont  bien,  dans  leur  fond,  des  études  critiques  ; 
mais  en  même  temps,  ce  sont  des  œuvres  d'art,  et  de  vives 
esquisses  morales  :  de  telle  sorte  que  cefte  œuvre  relève  tout  à 
la  fois  de  l'histoire  de  la  critique,  de  l'histoire  de  la  littérature 
d'imagination,  et  de  l'histoire  des  idées.  Sainte-Beuve  est  venu 
prouver  par  son  exemple  que  la  critique  n'était  pas  nécessaire- 
ment un  genre  inférieur,  que  tout  dépendait  de  celui  qui  s'y 
appliquait,  et  que,  si  celui-ci,  en  même  temps  qu'un  critique, 
était  un  artiste  et  un  moraliste  ou  un  philosophe,  la  critique 
était  du  même  coup  constituée  l'égale  en  dignité  de  l'art  et  de  la 
philosophie.  Après  les  Lundis^  après  le  Port-Royal  surtout,  la 
preuve  était  faite.  C'est  d'avoir  fourni  cette  preuve  qu'on  a  su  gré 
à  Sainte-Beuve.  Et  si  le  centenaire  de  ce  simple  critique  a  été  fêté 
aussi  solennellement  que  celui  de  ces  romanciers  et  de  ces 
poètes  qu'il  a  si  jalousement  enviés,  si  Ton  a  déjà  tant  écrit  sur 
son  compte,  c'est  qu'on  lui  a  été  reconnaissant  d'avoir  employé 
son  talent  et  d'avoir  consacré  sa  vie  à  «  défendre  »  et  à  «  illustrer,  » 
en  les  dotant  d'un  nouveau  genre  et  de  nouveaux  chefs-d'œuvre, 
ces  Lettres  françaises  qu'il  a  tant  aimées. 

Victor  Giraud. 


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mmi'i^  j'.«.  ' 


LE   PÉRIL  JAUNE 

AU  XHr  SIÈCLE 


One  puissance,  née  sur  les  bords  de  l'Onon  et  de  la  Kérou*> 
lène,  en  plein  continent  asiatique,  loin  de  toute  mer,  et  rapi- 
dement grandie  jusqu'à  toucher  aux  mers  chinoises  et  h  la  BaU 
tique,  aux  glaces  de  l'Océan  polaire  et  aux  ardeurs  du  golfe 
Persique  ;  un  empire, 

Qui  plus  grand  que  César,  pins  grand  même  que  Rome, 
Absorbe  dans  son  sort  le  sort  du  genre  humain; 

des  armées,  parties  du  fond  de  l'Asie  Centrale,  de  la  Mongolie 
et  de  la  Sibérie,  qui  promènent  leurs  étendards  toujours  triom* 
phans  des  bords  du  fleuve  Bleu  jusqu'aux  rives  du  Danube; 
des  capitaines,  les  plus  victorieux  dont  le  monde  ait  jamais  oui 
parler;  une  administration,  dont  les  ordres,  venus  de  Pékin  ou 
de  Karakoroum  sont  rigoureusement  obéis  depuis  Moscou  et 
Buda-Pesth  jusqu'au  Tonkin  et  à  la  Corée;  un  commerce  actif, 
qui,  par  des  routes  sûresj  sous  la  protection  do  la  loi  et  du 
gendarme  mongol,  unit  l'Extrême-Orient  asiatique  avec  l'Occi- 
dent européen  :  voilà,  vers  le  milieu  du  xui*  siècle,  le  prodigieux 
spectacle  qu'offre  le  monde,  et  c'est  ce  que,  peut-être,  on  ne 
trouvera  pas  sans  intérêt  de  rappeler  au  moment  où,  par  la  plus 
terrible  des  guerres,  TExtrême-Âsie  rentre  en  contact  avec 
l'Europe. 

Il  ne  s'agit  point  ici,  bien  entendu,  de  profiter  de  l'universelle 
émotion  pour  évoquer  devant  l'Europe  troublée  le  fantôme  de 
Togre  mongol  et,  en  décrivant  les  anciennes  révolutions  do 
l'Asie,  de  conclure  à  une  menace  imminente  du  «  péril  jaune.  » 


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Ii4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  Japonais  ne  sont  point  les  Mongols,  et  nous  ne  sommes  plus 
au  xni*  siècle.  Mais  les  conditions  de  la  vie  des  peuples  asia- 
tiques et  de  leurs  rapports  avec  l'Europe  sont  déterminées  par  des 
circonstances  permanentes  que  les  siècles  et  les  hommes  n'ont 
pas  créées  et  qu'ils  ne  sauraient  modifier.  L'Europe  est  un  pro- 
longement, une  péninsule  de  l'Asie  :  entre  elles,  point  de  fron- 
tière naturelle,  aucune  solution  de  continuité,  mais  des  affinités 
de  sol  et  de  climat,  ime  parenté  géographique  de  nature  à  créer 
une  solidarité  historique.  Entre  Occident  et  Orient j  les  relations 
de  commerce  et  de  guerre  sont  la  règle  ;  l'isolement  est  l'acci- 
denj.  Ce  ii'est  pas  la  nature,  c'est  l'Islam  qui,  triomphant  avec 
Timour,  v^rs  la  fin  du  xnr^  siècle,  dans  l'Asie  touranienne,  ferma 
les  routes  séculaires  du  commerce  et  enveloppa  de  mystère  et  de 
mort  les  principautés  turques  de  la  Transoxiane  et  duTurkestan. 
L'Europe  prit  l*habitude  d'aller  chercher  l'Asie  par  mer,  par  le 
cap  de  Bonne-Espérance,  depuis  Va^co  de  Gama,  et  par  Suez, 
depuis  Ferdinand  de  Lesseps;  la  Chine  lui  apparut  comme  un 
pays  fermé,  où  Ton  n'accède  que  par  quelques  «  ports  ouverts,  » 
et,  pour  les  Chinois,  les  nations  chrétiennes  furent  les  «  barbares 
de  la  mer.  »  L'Asie  et  l'Europe  s'ignorèrent  réciproquement; 
elles  cessèrent  de  se  comprendre  et  de  se  compénétrer. 

Quelle  que  soit  l'issue  de  la  guerre  où  Russes  et  Japonais 
s'étreignent  actuellement  av;ec  un  égal  acharnement  et  un  égal 
héroïsme,  elle  aura  certainement  pour  conséquence  de  mêler 
plus  intimement  la  vie  de  l'Europe  aux  affaires  de  l'Asie. 
Lorsque,  dans  le  recul  des  siècles,  la  guerre  russo-japonaise 
n'apparaîtra  plus  que  comme  un  point  sanglant  sur  la  route  de 
l'humanité,  c'est  encore  de  cette  heure  que  l'histoire  fera  partir 
l'ère  nouvelle  où,  refluant  vers  leurs  .origines,  les  peuples  occi- 
dentaux ont  repris  contact  avec  la  vie  asiatique.  La  marche  des 
Russes  vers  l'Orient,  en  faisant  disparaître  les  petits  États  mu7 
sulmans  du  Turkestan  où,  naguère  encore,  un  chrétien  ne  pouvait 
pénétrer  qu'au  péril  de  ses  jours,  a  rouvert  l'ancienne  «  route 
de  la  soie,  »  déblayé  la  voie  où  passèrent  les  armées  chinoises, 
turques  et  mongoles  et  le  commerce  de  Venise.  En  condui- 
sant une  voie  ferrée  vers  l'Extrême-Orient,  la  Russie  a  réveillé 
cette  Asie  de  l'Amour,  de  la  Mandchourie  et  de  la  Mongolie 
que  le  monde  oubliait  depuis  les  temps  du  Tchinghiz  Khan. 
C'est  une  loi  de  l'histoire  humaine  que,  plus  encore  que  le  coro- 
„merce|  la  guerre  rapproche  les  peuples:  tel  sera  le  résultat  du 


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iiuii-vjy 


LE   PÉRIL   JAUNE   AU   X1U«   SIÈCLE.  145 

conUit  actuel.  Le  reflux  des  hommes  des  steppes  vers  cet  Orient 
asiatique,  témoin  de  leurs  premières  migrations,  entraîne  l'his- 
toire du  monde  hors  des  voies  où  les  peuples  d'Europe  préten- 
daient la  canaliser  à  leur  profit,  et  la  ramène  vers  cette  Asie 
Centrale  d'où  sont  parties  les  grandes  races  dominatrices  de  la 
terre.  C'est  là  un  fait  dont  les  conséquences  apparaîtront  aux 
générations  qui  suivront  la  nôtre  et  qui  ne  saurait  être  comparé 
qu'à  ces  événemens  décisifs  qui  divisent  en  grandes  périodes 
l'histoire  de  l'humanité,  tels  que  les  conquêtes  d'Alexandre, 
celles  de  Rome,  l'invasion  des  Arabes  arrêtée  à  Poitiers,  la 
conquête  de  l'Asie  par  les  Mongols  (1). 

I 

Nulle  part  plus  étroitement  que  dans  les  étendues  immenses 
de  l'Asie  Centrale,  la  nature  n'a  contraint  les  hommes  à  adapter 
leur  vie  à  ses  exigences.  L'altitude  et  l'épaisseur  de  ses  montagnes 
gigantesques,  la  morne  solitude  de  ses  déserts,  l'indéfini  dérou- 
lement de  ses  steppes  glacées  où  s'étalent,  inutiles  et  superbes, 
des  fleuves  qui  se  perdent  dans  des  bassins  fermés  ou  parmi  les 
banquises  de  l'Océan  du  Nord,  l'absence  de  toute  voie  naturelle 
de  communication  et  de  toute  mer  libre,  ont  créé,  pour  leshabi- 
tans  de  l'Asie  Centrale,  certaines  conditions  d'existence  dont  ils 
ont  toujours  subi  l'inexorable  fatalité.  Les  empires  ont  succédé 
à  d'autres  empires  et  les  croyances  à  d'autres  croyances  sans  rien 
changer  à  la  vie  du  nomade  qui  hante  les  hauts  plateaux,  ou  à 
celle  du  paysan  chinois  qui  peine  sur  son  coin  de  terre.  L'Asie, 
mère  de  toutes  les  religions,  est  le  pays  de  l'immuable. 

De  la  Hollande  et  de  l'Allemagne  du  Nord  au  désert  de  Gobi 
et  aux  larges  vallées  chinoises,  un  seul  obstacle  naturel  inter- 
rompt la  continuité  monotone  des  plaines  et  des  steppes  :  c'est 
la  série  des  montagnes  qui,  depuis  THindou-Kouch  et  l'Hima- 

(1)  Nous  avons  puisé  les  principaux  élémens  de  cette  étude  dans  le  livre  de 
Léon  Cahun  :  Introduction  à  VHistoire  de  l'Asie,  Armand  Colin,  1896,  in-8*.  Léon 
Cahun,  mort  en  1900  conservateur-adjoint  à  la  Bibliothèque  Mazarine,  avait 
Toyagé  dans  l'Asie  Centrale  ;  il  en  connaissait  les  langues  et  les  dialectes,  il  en 
avait  étudié  les  annales  et  les  inscriptions,  et  il  en  racontait  l'histoire  avec  une 
verve  passionnée  qui  n'excluait  pas  une  critique  rigoureuse.  Nous  avons  pris  pour 
guide  son  ouvrage  dont  la  documentation  mérite  toute  confiance;  nous  le  citons 
ici  une  fois  pour  toutes.  Le  même  auteur  a  raconté,  sous  forme  de  roman,  l'épisode 
de  l'invasion  de  la  Hongrie  en  1241  :  la  Tueuse,  Bibliothèque  des  romans  histo 
riques.  Armand  Colin,  1893,  in-:12. 

TOME  XXYI.  —  1905.  10 


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146  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

Uya  jusqu'au  delà  du  lac  Baïkal,  séparent  la  dépression  où  cou^ 
lent  le  Syr  et  F  Amou-Daria,  TObi  et  l'Irtyche,  du  bassin  du  Tarim 
et  des  plateaux  de  la  Mongolie.  De  TEurope  Centrale  et  de  la 
Russie  jusqu'en  Chine,  en  franchissant  ces  chaînes,  la  route  est 
directe  ;  elle  s'alloi^ge  en  ligne  droite  à  travers  tout  le  vieux  con* 
tinent;  tandis  que,  des  ports  de  la  Baltique  jusqu'aux  mers 
Jaunes,  par  le  cap  de  Bonne-Espérance  ou  même  par  Suez,  c'est 
la  plus  longue  navigation  que  Ton  puisse  faire  sur  le  globe. 
<c  Le  coureur  de  terres  du  haut  Yénisseï  peut  courir  aussi  biei^ 
vers  l'embouchure  du  fleuve  Jaune  que  vers  celle  du  Don,  sans 
quitter  son  cheval,  au  lieu  que  le  coureur  de  mers,  riverain  de 
la  Vistule  ou  des  détroits  entre  la  Suède  et  le  Danemark,  ne 
peut  pas  courir  aux  bouches  du  Danube  sans  quitter  son  bateau  : 
la  navigation  est  trop  compliquée,  trop  tortueuse,  trop  hérissée 
d'obstacles.  »  De  Chine  en  Europe,  la  vraie  route^  c'est  la  route 
de  terre,  la  fameuse  «  route  de  la  soie,  » 

Le  Gibraltar  de  cette  voie  terrestre,  le  point  où  il  est  facile  de 
1^  couper,  ce  sont  les  passages  par  où  elle  franchit  la  barrière 
montagneuse  qui  sépare  les  Marches  de  la  Chine  des  steppes  du 
Turkestan  et  de  la  Sibérie.  Entre  les  chaînons  de  l'Altaï,  cou- 
rant de  l'Ouest  à  l'Est,  et  la  longue  arête  parallèle  que  nos  cartes 
désignent  sous  le  nom  de  Monts-Célestes  (en  chinois  Tian-Chan, 
en  turc  Tengri-dagh  :  montagne  du  Ciel  ou  montage  de  Dieu), 
s'ouvre  un  long  couloir,  large  de  plus  de  cent  cinquante  lieues, 
«  Des  seuils,  des  îlots,  des  promontoires  bossellent  et  obstruent 
le  fond  de  ce  grand  détroit;  mais,  au  nord  et  au  sud  d'un  seui} 
que  les  Russes  désignent  sous  le  nom  de  montagnes  du  Tarba- 
gataï,  par  la  dépression  au  fond  de  laquelle  le  lac  Dzaïssan 
s'écoule  dans  l'Irtyche,  et  par  celle  où,  après  le  lac  aux  Eaux- 
Violettes  (Ala-Koul),  les  Sept  Rivières  vont  grossir  le  lac  Bal- 
kach,  le  détroit  est  largement  ouvert  entre  l'Altaï  et  la  Montagne 
du  Ciel,  donnant  passage  du  bassin  d'en  haut  à  celui  d'en  bas  (1).  » 
Ce  passage,  nos  cartes  le  nomment:  portes  de  Dzoungarie,  et 
les  Chinois,  de  tout  temps,  l'ont  appelé  Tian-Chan-Pe-Lou, 
c'est-à-dire  route  au  Nord  de  la  Montagne  du  Ciel.  Le  voyageur 
qui  arrive  de  Mongolie  peut  encore  se  glisser  entre  les  sables 
du  Gobi  et  la  chaîne  du  Tian-Chan  et  arriver  au  pied  des  Pamir, 
«  terrasse  du  monde,  »  dans  la  dépression  où  s'élève  Kachgar  et, 

(1)  Le  bassin  d'en  haut  c'est  la  Mongolie,  plus  élevée  de  1000  mètres  que  le 
bassin  d'en-bas  (Turkestan  et  Sibérie). 


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LE   PÉRIL   JAUNE   AU   XIII*    SIÈCLE.  147 

en  franchissant  des  cols  difficiles,  parvenir  dans  la  haute  vallée 
du  Syr-Daria,  entre  FAlaï  et  le  Tchotkal,  en  Fergana.  Fergana,  en 
iranien,  veut  dire  passage;  là  en  effet  aboutit  la  «  route  au  Sud  de 
la  Montagne  du  Ciel,  »  le  Tian-Chan-Nan-Lou.  Route  du  Sud  et 
route  du  Nord  conduisent  l'une  et  l'autre  vers  la  mer  d'Aral  et  la 
Caspienne,  vers  les  plaines  russes,  ou  vers  la  Perse,  rArménic 
et  la  Méditerranée.  Par  ces  deux  routes  sont  passés,  de  tout 
temps,  les  conquérans  et  les  marchands  ;  par  là  passera  sans 
doute  un  jour  le  chemin  de  fer  direct  d'Europe  à  Pékin  ;  par  là 
seulement  la  Chine  communique  avec  TOccident.  Dans  l'histoire 
de  l'Asie  Centrale,  ces  passages  et  les  peuples  qui  en  habitent 
les  abords,  ont  joué  un  rôle  capital. 

Toute  l'activité  asiatique  gravite  autour  de  quelques  centres 
particulièrement  favorisés  par  le  climat,  où  la  terre  et  l'eau  se 
combinent  en  d'heureuses  proportions  et  permettent  à  l'homme 
:e  travail  sédentaire.  Là  viennent  s'entasser,  en  agglomérations 
nombreuses,  les  peuples  attirés  par  la  douceur  de  vivre  sous  un 
ciel  clément,  sur  un  sol  fertile  ;  là  s'élaborent  les  civilisations  et 
s'organisent  les  empires.  La  Chine,  avec  ses  fleuves  vivifians  et 
ses  vallées  plantureuses,  l'Iran  avec  ses  belles  oasis  et  les  grands 
cours  d'eau  qui  flanquent  ses  abords,  le  Tigre  et  TEuphrate,  le 
Syr  et  l'Amou-Daria,  ont  toujours  été  les  pôles  d'attraction  de 
l'Asie  Centrale.  Deux  civilisations  s'y  sont  développées  qui,  à 
travers  les  vicissitudes  de  l'histoire,  malgré  les  conquêtes  et  les 
révolutions,  n'ont  jamais  perdu  ni  leur  physionomie  originale, 
ni  leur  puissance  de  rayonnement.  Ces  terres  de  prédilection 
attirent  l'homme  du  désert  et  de  la  steppe,  le  caravanier,  le 
pasteur,  le  coupeur  de  routes,  comme  une  table  bien  servie  fas- 
cine le  vagabond  qui  n'a  jamais  connu  la  jouissance  de  manger 
à  sa  faim  ;  vers  ces  édens  interdits  sont  allées  de  tout  temps  les 
convoitises  des  Turcs  et  de  leurs  cousins  les  Mongols. 

Les  montagnes  qui  vont  des  Pamir  aux  rives  de  l'Amour, 
les  vallées  qui  en  descendent,  les  prairies  et  les  forêts  qui  s'y 
intercalent,  les  passages  qui  les  interrompent,  tout  ce  pays  ver- 
doyant qu'arrosent  la  Selenga,  TOrkhon,  la  Toula  (1),  et  que 
«  la  Kéroulène  sainte  »  sépare  du  «  Grand  Vide  »  (le  Gobi),  c'est 
la  patrie  des  Turcs  et  des  Mongols.  Dans  les  plaines  abritées, 
partout  où  l'eau  permet  la  culture,  le  Turc  s'adonne  volontiers 

(1)  Rivières  qui  se  réunissent  pour  tomber  dans  le  lac  Baïkal  :  c'est  la  région 
on  est  aujourd'hui  Ourga.  La  Réroulène  est  une  des  rivières  qui  forment  l'Amour. 


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148  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aux  travaux  des  champs;  il  vit  en  sédentaire,  en  tarantchi;  mais 
celui  qui  ne  trouve  pas  place  sur  les  gras  pâturages,  Taventurier 
en  rupture  de  ban,  s'en  va  vivre  en  «  marron,  »  en  kaz€tk  (co- 
saque) sur  la  steppe  indéfinie  que  la  glace  durcit  l'hiver,  qui 
poudroie  Tété,  mais  qui,  pendant  la  courte  fête  du  printemps, 
se  couvre  de  verdure  et  se  pare  de  ces  fleurs  multicolores,  de  ces 
tulipes,  dont  les  femmes  reproduisent  le  chatoyant  éclat  en  tis- 
sant les  merveilleux  tapis  qui  sont,  chez  tous  les  Turcs,  le  chef- 
d'teuvre  de  l'art  national.  Mais,  coureurs  de  steppes  ou  sédentaires, 
Turcs  et  Mongols  sont  cavaliers  et  guerriers  par  vocation  et  par 
nécessité  ;  sous  leur  rude  climat,  ils  ont  besoin  de  se  fouetter  le 
sang;  ils  aiment  l'ivresse  de  la  course,  de  la  chasse  et  de  la 
guerre;  ils  méprisent  le  vilain,  le  «  Sarte  »  qui  peine  sur  la 
glèbe  pour  acquérir  h  la  sueur  de  son  front  ce  qu'un  bon  Turc 
gagne  avec  son  sabre.  Comment  ne  serait-il  pas  guerrier,  quand, 
du  haut  de  ses  montagnes,  il  aperçoit  à  ses  pieds  la  proie  con- 
voitée, la  plantureuse  Chine  ou  les  riches  oasis  de  la  Transoxiane, 
où  un  brave  trouve  toujours  sa  fortune,  soit  comme  conquérant, 
soit  comme  mercenaire? 

Un  voyageur  moderne,  Brjewalski,  décrit  d'une  façon  saisis- 
sante le  tableau  qui  se  découvre  devant  le  cavalier  quand,  venant 
du  Nord,  après  un  interminable  voyage  à  travers  la  lande  morne, 
il  découvre  à  ses  pjieds  la  Chine.  «  Jusqu'au  dernier  jour,  le 
voyageur  est  enfermé  par  les  ondulations  du  plateau;  tout  à 
coup  paraît  devant  ses  yeux  un  merveilleux  panorama.  Aux 
pieds  du  spectateur  ravi  se  dressent,  comme  dans  un  rêve  fantas- 
tique, de  hautes  chaînes  de  montagnes  ;  rocs  sourcilleux,  pré- 
cipices et  gorges  profondes  s'enchevêtrent  et  descendent  sur  de 
larges  vallées  où  la  vie  déborde,  où  serpentent  les  rubans  argen- 
tés d'innombrables  cours  d'eau.  »  «  Il  faut  avoir  vécu,  ajoute 
M.  Léon  Cahun,  les  longues  et  monotones  journées  de  marche 
à  travers  les  interminables  ondulations  de  la  lande  aride,  pour 
comprendre  le  tumulte  des  passions  que  la  vue  des  montagnes 
bleues,  des  plaines  diaprées,  des  filets  argentés  d'eau  courante, 
éveillent  dans  l'âme  de  l'homme  armé  et  à  cheval.  Quand  ces 
Turcs,  de  la  crête  du  plateau,  plongeaient  le  regard  dans  la  Chine 
immense,  ils  ne  doutaient  plus  de  rien  ;  le  pays  n'était  pas  diffi- 
cile ;  ils  voyaient  de  l'eau  partout  ;  il  n'y  avait  qu'à  courir,  à 
sabrer.  Rapides,  ils  descendaient,  saccageaient,  disparaissaient, 
tels  les  montre  le  fameux  vers  persan  : 


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LE   PÉRIL   JAUNE   AU    XIII*   SIÈCLE.  149 

Amedend  ou  kendend  ou  soukhtend  ou  kouchtend  ou  bourdend  ou  reftend. 
Ils  vinrent  et  saccadèrent  et  brûlèrent  et  tuèrent  et  chargèrent  et  s'éva- 
nouirent. 


Comme  la  Scylhie  pour  le  Romain  ou  la  Parthie  pour  Tlra- 
nien,  la  terre  des  Turcs  est,  pour  le  Chinois,  le  pays  de  l'épou- 
vante, d'où  vient  la  tempête,  le  terrible  hourane,  qui  affole  les 
chevaux,  et  l'invasion  foudroyante,  dans  un  tourbillon  de  pous- 
sière jaune,  des  escadrons  turcs  et  mongols.  Tel  était  l'effroi 
qu'ils  inspiraient  qu'au  troisième  siècle  avant  notre  ère,  les 
Empereurs  d'Or  n'imaginèrent  rien  de  mieux,  pour  les  contenir, 
que  d'enfermer  la  Chine  dans  la  prodigieuse  ceinture  de  la  Grande 
Muraille.  Mais  montagnes  ni  remparts  n'arrêtent  le  Turc;  dès 
qu'il  se  sent  assez  fort,  dès  que  la  surveillance  se  relâche  aux 
frontières,  il  se  rue  au  butin,  à  la  conquête.  Toute  l'histoire  de 
l'Asie  Centrale  est  la  constante  répétition  d'une  même  série  de 
faits  :  les  gens  des  Marches,  Mongols,  Mandchous,  Turcs,  Arabes, 
plus  pauvres  et  plus  hardis  que  les  laboureurs  leurs  voisins,  se 
jettent  sur  leurs  terres,  s'y  installent,  y  fondent  des  empires; 
mais,  après  une  ou  deux  générations,  les  plus  civilisés  l'empor- 
tent, les  vaincus  assimilent  les  vainqueurs  et  poursuivent  leur 
propre  histoire,  entraînant  avec  eux  les  petits-fils  des  conqué- 
rans.  Ces  guerriers  superbes,  ces  rudes  coureurs  d'aventures, 
n'ont  pas  été  des  créateurs  de  civilisation  ;  chaque  fois  qu'ils  ont 
imposé  une  dynastie  de  leur  sang  à  la  Chine  ou  à  la  Perse,  elle 
s'est  tout  de  suite  «  chinoisée  »  ou  «  iranisée.  » 

Se  sentent-ils  trop  faibles  pour  tenter  un  coup  de  force,  les 
loups  se  font  bergers  ;  ils  sollicitent  humblement  d'entrer  sur  la 
terre  promise,  ils  s'y  insinuent,  par  petites  troupes  de  soldats 
mercenaires,  ils  s'y  emploient  avec  zèle  à  défendre,  contre  de 
plus  faméliques,  le  festin  dont  ils  sont  admis  à  savourer  les  re- 
liefs, (c  Le  Barbare  combat  pour  nous,  pour  nous  il  sème  !  » 
s'écriait  dans  sa  joie  le  Gallo-Romain  du  iv*  siècle  ;  au  vi«  ou 
au  vil*,  l'homme  de  l'Iran  et  du  Cathay  avait  à  l'égard  du  Turc 
ou  du  Mongol  la  même  illusoire  sécurité.  Mercenaires  ou  con- 
quérans,  la  vie  des  «  Barbares  »  de  l'Asie  Centrale  a  été  inti- 
mement mêlée  à  celle  de  la  Chine  et  à  celle  de  la  Perse.  Cara- 
vaniers du  désert,  ils  ont  convoyé  sur  la  «  route  de  la  soie  » 
non  seulement  les  marchandises,  mais  aussi  les  religions,  l'al- 
phabet, les   idées;  grâce  à  eux,  au  xii'^  et  au  xiii®  siècle,    la 


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ISO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Chine  était  moins  étrangère  à  l'Europe  qu'elle  ne  Tétait  encore 
il  y  a  cinquante  ans  ;  ils  ont  été  les  véhicules  des  civilisations 
chinoise,  arabe,  persane;  ils  ont  servi  de  trait  d'union  entre 
rOccident  européen  et  TOrient  jaune.  Ainsi,  à  côté  de  l'étemel 
antagonisme,  Iran  contre  Touran,  Chinois  contre  Mongol,  il  y  a 
toujours  eu,  entre  nomades  et  sédentaires,  échange  de  services 
et  réciprocité  d'influence;  tout  en  &e  combattant  périodiquement, 
ils  sont,  pour  ainsi  dire,  complémentaires  les  uns  des  autres. 
Toute  l'histoire  de  l'Asie  Centrale  tient  dans  ce  jeu  de  bascule. 
A  des  peuples  batailleurs  convient  ime  organisation  sociale  et 
politique  toute  militaire  :  le  Turc  est  toujours  mobilisé,  tou- 
jours sur  le  pied  de  guerre.  La  discipline,  le  respect  de  la 
hiérarchie,  de  l'ancienneté  en  grade,  sont  les  fondemens  de  la 
société  ;  le  capitaine  de  gens  d'armes  est  a,ussi  celui  qui  possède 
le  franc-alleu,  la  terre  libre.  Le  devoir  militaire,  l'obéissance  au 
supérieur  prime  tout,  même  les  droits  naturels  de  la  famille. 
«  Le  Turc,  à.  cheval,  ne  connaît  plus  son  père  :  »  c'est  un  dicton 
du  pays.  «  Si  l'on  sabre  la  maison  de  ton  père,  sabre  avec  tes 
compagnons  :  »  c'en  est  un  autre.  En  revanche,  deux  guerriers, 
deux  rois  qui  ensemble  ont  «  bu  le  serment,  »  c'est-à-dire  par- 
tagé xme  coupe  remplie  de  leur  propre  sang  mêlé  à.  du  kou- 
miss  (1),  sont  unb  l'un  .à  l'autre  par  le  plus  puissant  des  liens. 
Les  coutumes  de  l'héritage  sont  caractéristiques  d'une  société 
toute  militaire  :  c'est  le  plus  jeune  des  fils  qui  hérite  de  la  terre 
et  reste  le  gardien  du  foyer,  vivant  paisiblement  sous  sa  yourte, 
sur  le  pré  de  ses  ancêtres;  à  l'aîné,  au  contraire,  les  chevaux  et 
la  bande  de  gens  d'armes  avec  lesquels  il  saura  faire  bonne  be- 
sogne; quant  aux  cadets,  nantis  d'xme  méchante  monture,  l'arc 
et  le  carquois  à  l'épaule,  le  sabre  au  côté,  ils  s'en  vont  «  aux 
fortunes  de  Chine,  »  quêtant  au  loin  une  adoption,  s'offrant 
à  qui  veut  les  employer,  à  un  père  sans  enfans,  à  un  roi  en 
quête  de  reîtres  :  en  cherchant  leur  vie  de-ci,  de-là,  ces  aventu- 
riers eurent  parfois  d'étranges  fortunes  :  ils  succédèrent  aux 
khalifes  de  Bagdad  et  s'assirent  sur  le  trône  des  empereurs  de 
Byzance.  Témoudjine,  avant  de  devenir  le  Tchinghiz  Khan  des 
Mongols,  s'est  offert  à  l'adoption  du  roi  des  Turcs  Keraït;  Timour 
s'est  mis  en  route  pour  la  conquête  du  monde  portant  sa  femme 
en  croupe  sur  son  cheval  boiteux;  le  grand  Mogol  B&ber,  qui 

(i)  Boisson  pétillante  faite  avec  du  lait  de  jument  fermenté. 


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LE  PÉRIL  JAUNE  AU,  XIII*   SIÈCLE.  151 

conquit  les  Indes,  dépouillé  de  son  royaume  de  Fergana,  mena 
d'abord  la  vie  d'un  paladin  errant.  «  Spadassins  et  bravi  dans  la 
maison  des  khalifes,  retires  et  condottieri  en  Perse,  en  Chine,  en 
Asie  Mineure,  en  Syrie,  coupe-jarrets  gagés  chez  les  mameluks 
d'Egypte,  voilà  ce  qu'ont  été  les  aventuriers  turcs  et  mongols 
qui  ont  détruit  et  fondé  les  empires,  en  Asie,  du  vi*  au  xvi*  siècle  ; 
ces  gens  de  guerre  professionnels  ne  ressemblent  en  rien  aux 
p&tres  qu'on  s'est  figurés.  De  houlette,  ils  n'ont  jamais  connu 
d'autre  que  leur  lance,  et  leurs  pipeaux  étaient  des  clairons.  » 

Dans  cette  société  guerrière,  la  religion  tient  peu  de  place  : 
le  Turc  croit  au  Tengri,  maître  du  ciel,  et  s'adonne  à  des  pra- 
tiques superstitieuses;  mais  il  est  trop  peu  sentimental  et  il  n'a 
pas  assez  d'imagination  pour  être  sensible  à  la  poésie  des 
mythes.  Il  a  toujours  accepté  la  religion  de  ses  chefs  ou  de  ses 
maîtres  ;  musulman  dans  l'Asie  occidentale,  bouddhiste  dans  les 
Marches  chinoises,  il  n'a  jamais  été  qu'un  «  pauvre  croyant;  » 
aucune  hérésie  n'est  jamais  née  en  pays  turc  ou  mongol;  la  foi, 
pour  ces  soldats,  est  affaire  de  discipline;  leur  vraie  religion, 
c'est  le  règlement,  le  yassak.  Au  temps  du  Tchinghiz  Khan,  les 
Turcs  de  l'Asie  occidentale,  sous  l'influence  de  la  Perse,  étaient 
devenus  musulmans;  du  Thibet,  le  bouddhisme  s'avançait  vers 
le  Nord  et  faisait  des  progrès  dans  les  marches  chinoises:  enfin 
plusieurs  nations  turques,  telles  que  les  Keraït  et  les  Naïmane, 
étaient  chrétiennes  nestoriennes.  Ce  petit  troupeau,  perdu  si  loin 
dans  les  steppes  de  l'Asie  Centrale,  les  chrétiens  latins  en  avaient 
vaguement  entendu  parler  :  c'était,  pour  eux,  le  mystérieux 
royaume  du  Prêtre  Jean  (1).  L'époque  du  Tchinghiz  Khan  est  le 
moment  critique  où- les  trois  grandes  religions  qui  se  partagent 
le  monde  pouvaient  prétendre  Tune  et  l'autre  à  l'empire  de 
l'Asie;  des  trois,  nous  verrons  que  les  Turcs  ne  favorisèrent 
aucune;  par  une  étrange  contradiction,  le  caporalisme  turc  qui 
a  imposé  un  joug  uniforme  à  tant  de  peuples  divers,  a  respecté 
l'indépendance  des  consciences. 

Une  horde  de  cavaliers  sauvages,  qui  surgit  tout  à  coup  des 
profondeurs  de  l'Asie,  conduite  par  un  guerrier  sanguinaire, 
nouvel  Attila,  incarnation  du  génie  du  mal,  qui  se  rue,  d'une 
seule  chevauchée,  sur  le  monde  consterné,  tuant,  brûlant,  ra- 
vageant tout,  détruisant  sans  rien   édifier,  et  qui  passe,  comme 

(i)  Ce  nom,  d'après  M.  Cahun,  viendrait  du  Ouang  Khan,  roi  des  Turcs  Reralt 
au  commencement  du  xm*  siècle. 


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152  REVUE  DES  DLUX  MONDES. 

un  aveugle  fléau,  sur  l'Asie  e*  sur  l'Europe  pour  s'évanouir 
enfin  par  Texagération  môme  de  ses  conquêtes,  sans  laisser  après 
elle  d'autre  souvenir  que  des  ruines  :  c'est  à  peu  près  ainsi  que 
Ton  se  représente  en  général  le  rôle  historique  des  Mongols  au 
temps  du  Tchinghiz  Khan.  Si  la  réalité  répond  à  ce  sombre 
tableau,  s'il  ne  doit  rester,  de  ces  grandes  révolutions  de  l'Asie, 
d'autre  image  que  celle  de  villes  brûlées  et  de  pyramides  de 
tètes  humaines,  ou  si  au  contraire,  autant  que  par  la  puissance 
du  sabre,  ce  n'est  pas  par  la  souplesse  de  leur  politique,  par 
l'exactitude  de  leur  administration  et  la  fermeté  de  leur  justice 
que  ces  Turcs  et  ces  Mongols  ont  fondé  et  gouverné  leur  im- 
mense empire,  c'est  ce  que  nous  voudrions  examiner  ici. 

II 

Dès  leur  apparition  dans  les  annales  chinoises,  au  vi^  siècle, 
sous  le  nom  de  Tou-Kioue  (Tcupxoi  en  grec),  nous  voyons  les 
Turcs  et  les  Mongols  en  relations,  tantôt  d'alliance  et  de  vasse- 
selage,  tantôt  d'hostilité,  avec  l'Illustre  Nation  ou  avec  les 
dynasties  persanes  :  ils  sont  déjà  les  gardiens  de  la  «  route  de  la 
soie,  »  ils  y  conduisent  les  caravanes  ou,  selon  les  temps,  les 
pillent.  A  cette  époque,  un  Turc  du  nom  de  Mokan  règne  sur 
presque  tous  les  rameaux  de  la  grande  famille,  depuis  les 
Marches  chinoises  jusqu'au  pays  des  Turcs  Kiptchak  (la  Russie 
méridionale  actuelle);  ce  curieux  précurseur  prend  conscience 
du  rôle  qu'offre  au  peuple  turc  sa  situation  entre  l'Empire  d'Or  et 
les  royaumes  occidentaux,  il  ébauche  déjà  le  programme  qu'exé- 
cutera, au  XIII*  siècle,  le  Tchinghiz  Khan,  il  cherche  à  négocier 
ime  alliance  entre  la  Chine  et  l'Empire  Byzantin,  pour  mettre  à 
la  raison  les  Perses,  coupables  de  fermer  la  «  route  de  la  soie,  » 
partager  leur  pays  avec  les  empereurs  de  Roum  et  obliger  les 
Abares,  Turcs  en  rupture  de  ban  qui  couraient  la  steppe  et 
inquiétaient  les  frontières  du  Danube,  à  rentrer  sous  son  auto- 
rité. Une  coalition  entre  Byzance  et  les  Turcs  contre  la  Perse,  à 
cette  époque,  au  moment  où  allait  naître  l'Islam,  c'était  peut-être 
la  propagande  musulmane  rendue  infructueuse  et  le  triompha 
assuré  du  christianisme  nestorien  qui  se  développait  alors  en 
Transoxiane  et  dans  tout  les  pays  turcs.  Le  formalisme  des 
Byzantins,  leur  mépris  pour  tout  ce  qui  était  «  barbare,  »  cou- 
pèrent court  à  ces  vastes  projets  :  Tlslam  envahit  la  Perse  et 


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LE   PÉRIL   JAUNG   AU   XIII*   SIÈCLE.  153 

le  Turkestan,  et  la  religion  chrétienne,  reléguée  en  Pe-Lou,  dans 
les  Marches  chinoises,  séparée  du  catholicisme  grec  et  latin  par 
l'écran  des  peuples  musulmans,  allait  lentement  s'étioler  pour 
finalement  disparaître,  vers  le  xiv*  siècle,  écrasée  entre  les  secta- 
teurs de  Mahomet  et  les  adorateurs  du  Bouddha. 

Rejetés  au  nord  par  la  poussée  arabe,  les  Turcs  et  les  Mon- 
gols se  font  reîtres  au  service  de  la  Perse,  de  la  Chine  ou  du 
Khalifat,  et  besognent  si  habilement  qu'au  xii«  siècle,  des  capi- 
taines turcs,  les  Seidjoucides,  sont  les  maîtres  en  Iran,  av^cun 
fantôme  de  khalife  à  Bagdad,  pendant  que  d'autres  Turcs,  les 
Khitaï,  sont  les  maîtres  en  Chine,  avec  un  fantôme  d'empereur 
à  Pékin.  Au  moment  où  va  paraître  le  Tchinghiz  Khan,  les  di- 
verses branches  de  la  famille  turco-mongole  se  partagent 
l'Asie  depuis  les  frontières  du  pays  de  Roum  jusqu'au  golfe  du 
Pe-tchi-li.  Réunir  toutes  ces  forces  en  un  faisceau,  soumettre  à 
la  même  loi  tous  les  fragmens  épars  de  la  race,  ce  sera  l'œuvre 
de  Témoudjine,  le  Tchinghiz  Khan  des  Mongols. 

Témoudjine  naquit  en  1162;  son  père  Yésougueï  était  un 
petit  chef  qui,  entre  l'Orkhon  et  la  Selenga,  commandait  à 
quelque  200000  âmes;  il  appartenait  à  la  noble  lignée  mongole 
des  Bordjiguène,  qui  s'attribuait  une  origine  miraculeuse  et  dont 
les  annalistes  ont  plus  tard  embelli  la  légende.  Par  sa  mère, 
Témoudjine  descendait  d'une  famille  turque  Oïgour,  probable- 
ment chrétienne,  et  était  parent  des  Seidjoucides.  Quand  Yésou- 
gueï mourut,  son  fils  n'avait  que  treize  ans  ;  bravement,  la  veuve 
rassembla  les  cliens  de  son  mari;  au  bord  de  la  Kéroulène, près 
des  sources  de  l'Orkhon,  elle  déploya  l'étendard  aux  neuf  queues 
blanches  et  invoqua  le  secours  de  son  voisin,  le  roi  des  Turcs 
Kéraït  chrétiens,  avec  qui  Yésougueï  avait  «  bu  le  serment.  » 
Ces  premières  années  de  Témoudjine  se  consumèrent  en  des 
luttes  obscures,  avec  des  alternatives  de  succès  et  de  revers, 
pendant  lesquelles,  plus  d'une  fois,  il  dut  prendre  le  désert  el 
battre  l'estrade  en  cosaque  ;  ces  épreuves  achevèrent  de  tremper 
son  caractère,  de  lui  donner  l'habitude  de  l'autorité  et  l'expé- 
rience des  hommes;  autour  de  lui  se  forma  un  noyau  de  fidèles 
parmi  lesquels  il  sut  discerner  les  chefs  qu'il  allait  lancer  à  la 
conquête  du  monde.  En  1188,  il  remporte  sa  première  grande 
victoire;  il  a  déjà,  avec  lui,  13  000  chevaux,  sans  compter  les 
gens  de  pied  et  les  valets  ;  bientôt  il  se  sent  de  taille  à  s'attaquer 
à  son  ancien  allié,  le  Ouang  Khan,  le  «  Prêtre  Jean  »  des  Occi- 


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154  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dentaux,  roi  des  Turcs  Kéraïl  ;  il  s'empare  de  ses  États,  rallie 
toutes  les  tribus,  depuis  la  Selenga  jusqu'à  l'Amour  et  depuis  le 
Baïkàl  jusqu'au  désert  de  Gobi  et  à  la  Grande  Muraille  ;  puis,  sûr 
de  sa  force,  il  prend  franchement,  en  face  de  l'empire  chinois, 
le  protectorat  des  Ongout,  Turcs  chinoises  que  les  Empereurs 
avaient  préposés  à  la  garde  de  l'Enceinte  d'Or.  Cet  acte  d'audace 
rallie  à  sa  cause  tous  les  chefs  turcs  et  mongols;  «  le  maître, 
c'était  ce  Mongol  qui  bravait  l'Empereur  de  Chine  et  qui  pro- 
mettait de  maintenir  envers  et  contre  tous  l'héritage  des  ancêtres 
et  leur  droit  coutumier.  En  tout  pays  où  émigraient  des  Turcs, 
Témoudjine  eut  des  partisans  au  grand  jour  et,  dans  l'ombre,  des 
agens,  des  espions,  »  grâce  auxquels  il  organisa  ce  merveilleux 
service  de  renseignemens  (jui  a  été  l'un  des  instrumens  les  plus 
perfectionnés  de  ses  victoires.  En  1208,  menacé  par  une  coalition, 
il  s'élance  vers  l'Ouest,  court  sus  aux  Turcs  Naïmane  de  l'Altaï  et 
du  Haut-Irtyche,  défait  et  tue  leur  roi,  les  soumet;  puis  il  s'at- 
taque, des  deux  côtés  des  Monts-Célestes,  en  Nan-Lou  et  en 
Pe-Lou,  au  plus  redoutable  de  ses  adversaires,  Guchlug,  gendre 
du  puissant  roi  des  Turcs  Kara-Khitaï  et  le  repousse  au  delà 
des  montagnes.  Dès  lors,  tout  le  pays,  depuis  les  Pamir  et  les 
steppes  sibériennes  jusqu'à  la  Grande  Muraille,  lui  obéit,  et  il 
pense,  comme  l'avait  dit  notre  Charlemagne,  que  celui  qui  a  la 
puissance  d'un  Empereur  doit  en  avoir  le  titre;  en  1206,  il  prend 
son  parti,  déplante  les  étendards  et  les  génies  tutélaires  de  sa 
famille  pour  les  porter,  de  Deligoun-Bouldak,  en  pays  Naïmane, 
à  la  vieille  capitale  turque,  à  Karakoroum.  L'acte  était  décisif: 
planter  ses  étendards  à  Karakoroum ,  c'était  relever  l'ancien 
empire  turc,  c'était  prendre  le  titre  impérial;  Témoudjine  fran- 
chit ce  dernier  pas.  Avec  le  scrupule  de  légalité  qui  caractérise 
son  genre  particulier  de  despotisme,  il  avait  d'abord  réuni  le 
Kouriliaï,  l'assemblée  générale  des  Tarkhans  ou  possesseurs  de 
francs-alleux,  et  s'était  fait  décerner  le  pouvoir  impérial  avec  le 
titre  de  Tchinghiz  Khan,  «  Seigneur  Inflexible,  Inébranlable, 
Absolu.  »  En  se  faisant  acclamer  comme  Empereur  par  les  repré- 
sentans  de  dix-neuf  peuples  turcs  et  toungouzes  et  de  vingt-six. 
tribus  mongoles,  Témoudjine  ne  se  décorait  pas  seulement  d'un 
titre  fastueux;  comme  Charlemagne,  il  consacrait  et  symbolisait 
l'union  de  tous  ces  peuples  en  une  seule  nation  :  les  Mongols 
bleus.  Une  légende  postérieure  lui  prête  un  discours  qui  repro- 
duit certainement  sinon  le  texte,  du  moins  l'esprit  des  paroles 


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SflPil 


LE  PÉRIL  JAUNE   AU   XUl*   SIÈCLE.  155 

qa'il  prononça,  ce  jour-là,  sur  la  colline  de  Deligoun-Bouldak  : 
«  Ce  peuple  qui  s'est  fait  inséparable  de  ma  personne,  ce  peuple 
qui,  d'un  cœur  égal,  acceptant  joies  et  douleurs,  a  donné  ce 
grand  corps  h  ma  forte  pensée..,  ce  peuple,  pur  comme  le  cristal 
de  roche,  qui,  parmi  tous  les  dangers,  a  fait  rayonner  sa  loyauté 
jusqu'au  but  de  mes  efforts,  je  yeux  qu'il  s'appelle  les  Mongols 
bleus;  au-dessus  de  tout  ce  qui  se  meut  sur  terre,  qu'il  gran- 
disse et  s'élève!  » 

Relever  l'empire  turc,  c'était  déclarer  la  guerre  à  la  Chine 
du  Nord  (1).  Le  Tchinghiz  Khan  le  savait,  il  s'y  était  préparé  et 
il  se  lança  d'un  cœur  joyeux  dans  ime  aventure  d'autant  plus 
périlleuse  que  la  dynastie  des  Niu-tchi,  qui  régnait  sur  la  Chine 
du  Nord,  était  d'origine  mandchoue  et  avait  h  son  service  des 
bandes  redoutables  de  mercenaires  turcs  et  thibétains.  La  guerre 
dura  vingt-quatre  ans,  tant  la  résistance  fut  acharnée;  mab, 
dès  les  premières  campagnes,  Tissue  de  la  lutte  n'était  plus  dou- 
teuse :  les  temps  étaient  venus  où  aucune  armée  au  monde  ne 
pourrait  résister  au  choc  des  troupes  mongoles  et  à  la  stratégie 
supérieure  de  leurs  généraux,  où  toute  puissance  terrestre  de- 
vrait frapper  le  sol  du  front  devant  la  majesté  du  Tchinghiz 
Khan,  Force  du  Ciel.  Par  delà  les  Pamir  et  les  passages  de 
Pe-Lou  et  de  Nan-Lou,  l'Empire  des  Turcs  Kara-Khitaï,  héritiers 
des  Seldjoucides,  qui  s'étendait  jusqu'aux  Marches  de  l'Inde,  de 
l'Afghanistan  et  de  la  Transoxiane  et,  plus  loin  encore,  la  puis- 
sante nation  musulmane  des  Turcs  Kankli,  dont  le  roi  Mehemed 
le  Batailleur,  régnait  sur  la  Transoxiane,  le  Kharezm(2),  la  Perse 
et  l'Irak,  jusqu'aux  confins  de  la  Géorgie,  dé  l'Arménie,  du  pays 
de  Roum  et  du  Khalifat,  allaient  en  faire  la  rude  expérience. 
Cette  fois,  le  Tchinghiz  Khan  marchait  vers  l'Ouest  avec  la  ré- 
solution d'en  finir  et  d'achever  de  rassembler  sous  son  autorité 
tous  les  membres  de  la  famille  turque  ;  il  arrivait,  précédé  de 
l'immense  réputation,  de  la  gloire  et  de  la  terreur  qui  accom- 
pagne toujours,  en  Asie,  un  conquérant  de  cette  Chine,  modèle 
de  toutes  les  splendeurs,  type  de  tous  les  empires  :  «  Devant 
un  Turc  maître  de  la  Chine,  ces  Turcs  d'Occident  sentaient  la 
partie  perdue  d'avance.  » 

(1)  La  Chine  était  alors  divisée  en  deux  empires.  Le  Tchinghiz  Rhan  était  allié 
avec  les  Song,  dynastie  nationale  du  sud,  contre  Tempire  du  nord  :  il  soudoyait  en 
outre  une  Jacquerie  comparable  à  celle  des  Boxeurs. 

(S)  Paya  de  KhiVa. 


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156  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cependant  Guchlug  tint  tète  bravement  :  allié  à  Mehemed 
le  Batailleur,  il  avait  détrôné  son  beau-père,  le  Kban  des  Kara- 
Khitaï;  il  prit  l'offensive  en  Nan-Lou  (1),  attaquant  les  garnisons 
mongoles,  molestant  leurs  alliés.  Mais  le  Tchinghiz  Kban  reve- 
nait de  Cbine  et,  devant  lui,  ses  terribles  capitaines  accouraient, 
doublant  les  étapes.  «  Djébé  arrivait  à  Karakoroum  et  Sou- 
boutaï  Vy  rejoignait,  ramenant  ses  troupes  de  Corée  par  une 
jolie  marche  de  six  ou  sept  cents  lieues,  une  promenade  pour 
ces  gens-là.  »  Le  temps  de  laisser  souffler  les  chevaux,  ils 
étaient  sur  Tlrtyche  où  ils  écrasaient  un  peuple  rebelle,  et  en 
Nan-Lou,  dans  le  pays  de  Kachgar,  où  Djébé  rejoignait  Guchlug 
et  lui  coupait  la  tète.  Depuis  la  Corée  jusqu'en  Transoxiane, 
depuis  les  solitudes  du  Nord  jusqu'aux  glaciers  du  Thibet,  il  ne 
restait  plus  debout  un  seul  ennemi;  mais  par  delà  les  Pamir, 
dans  l'Ouest,  d'autres  Turcs  encore  régnaient  sur  l'empire  du 
Kharezm,  et,  plus  loin  encore,  on  savait  vaguement  qu'il  y  avait 
des  Bachkir,  que  d'autres  appelaient  Madjar,  et  des  Boulgar, 
jusqu'à  un  grand  fleuve  nommé  Touna  (2).  Tous  ces  Turcs  ou 
cousins  de  Turcs  devaient  à  leur  tour  s'humilier  devant  la  puis- 
sance du  Khan. 

La  lutte  la  plus  rude  et  la  plus  longue  fut  contre  les  musul- 
mans du  Kharezm  :  mais,  comme  en  Chine,  la  première  cam- 
pagne, sur  le  Syr-Daria,  fut  :décisive  :  menacés  par  le  Nord, 
tournés  par  le  Fergana,  Sultan  Méhemed  et  son  fils  Djelal  Ed- 
Dine  furent  battu  s.  Jamais  encore  l'habileté  stratégique  et  la  par- 
faite organisation  des  Mongols  ne  s'étaient  manifestées  avec  une 
plus  foudroyante  supériorité.  Tout  le  bassin  du  Syr  et  de 
l'Amou-Daria,  toute  la  Perse  avec  ses  dépendîmces  furent 
conquis.  Djelal  Ed-Dine,  le  héros  de  la  résistance  persane, 
traqué,  pourchassé  jusqu'à  Delhi,  tenait  tète,  reparaissait  inopi- 
nément, reprenait  la  lutte;  \me  fois  même  il  infligea  à  une  armée 
mongole  le  seul  échec  que  les  troupes  du  Tchinghiz  Khan  aient 
jamais  subi;  il  ne  périt  qu'en  1231.  Ses  vieilles  bandes,  qui 
faisaient  depuis  vingt  ans  la  plus  rude  guerre,  allèrent  prendre 
du  service  en  Egypte  et  chez  les  Atabeks  de  Syrie;  nos  croisés 
rencontrèrent  à  Gaza,  en  1244,  ces  terribles  routiers,  débris  des 
grandes  guerres  mongoles,  ces  «  Corasmins  »  dont  Joinville  a 

(1)  Bassin  du  Tarim,  pays  de  Kachgar  et  de  Yarkand. 

(2)  Le  Don  ou  le  Danube  :  les  textes  chinois  confondent  parfois  les  deux 
fleuves. 


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ipM.»JJ||Riij*IJ 


LE   PÉRIL  JAUNE  AU  XIU®   SIÈCLE.  157 

gardé  le  souvenir  et  qui  leur  infligèrent  une  rude  défaite. 
Entre  temps,  le  Tchinghiz  Khan  lançait  vers  TOuest  une  au- 
dacieuse avant-garde,  25000  hommes,  avec  ses  deux  meilleurs 
généraux,  Djébé  et  Souboutaï;  longeant  la  rive  sud  de  la  mer^ 
Caspienne,  ravageant  la  Perse,  ils  débouchent  tout  à  coup  en 
Géorgie,  enlevant  les  villes  d'assaut,  escaladant  les  châteaux;  ils 
franchissent  le  Caucase,  comblant  les  précipices  avec  des  rochers 
et  des  pièces  de  bois,  bravant  montagnes  et  torrens.  et,  tout  d'un 
coup,  ils  tombent,  comme  du  ciel,  dans  le  pays  des  Kiptchak, 
battent  les  tribus  turques  et  tous  les  princes  de  la  Russie  du  Sud 
et  de  l'Est,  accourus  à  la  rescousse,  80000  hommes!  ils  poussent 
jusqu'au  Dniepr;  puis,  tranquillement,  ils  reviennent,  contour- 
nant par  le  Nord  la  Caspienne  et  la  mer  d'Aral,  rapportant  de  ce 
prodigieux  «  raid,  »  sans  exemple  dans  l'histoire,  la  soumission 
d'un  immense  empire,  tout  ce  qui  est  aujourd'hui  la  Transcau- 
casie,  la  moitié  de  la  Russie,  la  Sibérie  occidentale.  En  passant, 
ils  avaient  appris  que,  plus  loin  dans  l'Ouest,  d'autres  Turcs 
encore,  d'autres  enfans  de  la  grande  famille,  étaient  établis  au 
bord  d'un  autre  fleuve  Touna  (le  Danube).  Ils  rejpignirent  le 
Tchinghiz  Khan  par  delà  les  Pamir,  en  Nan-Lou;  «  ils  re^ânrent 
Lien  contens,  dit  naïvement  Âboul'  ghazi,  le  Khan  approuva  le 
rapport  qu'ils  lui  firent  et  leur  accorda  de  hautes  récompenses.  » 
Ayant  ordonné  ses  besognes  au  pays  des  Turcs,  l'Empereur 
Inflexible  revenait  vers  la  Chine,  où  le  rappelait  la  mort  de  son 
lieutenant  Moukhouli,  et  où  quelques  résistances  locales  res- 
taient encore  à  écraser,  lorsqu'il  mourut,  dans  xme  petite  bour- 
gade du  Chan-Si,  le  18  août  1227,  à  l'âge  de  soixante-six  ans. 

Beaucoup  de  nos  livres  d'histoire  disent  que  l'œuvre  ne  sur- 
vécut pas  au  fondateur,  que  son  immense  empire,  sans  cohésion, 
se  disloqua  dès  qu'eut  disparu  la  main  ferme  qui  l'avait  créé, 
et  que  la  puissance  mongole  ne  se  réveilla  qu'avec  Timour.  Nous 
verrons,  en  étudiant  le  système  de  gouvernement  du  Tchinghiz 
Khan,  que  son  Empire  était  fondé  sur  des  bases  trop  solides 
pour,  s'effondrer  sans  rien  laisser  derrière  lui.  Ses  conquêtes 
iurent  partagées  entre  ses  fils  et  ses  petits-fils,  mais  l'unité  ne  fut 
pas  rompue  :  le  Khan,  Force  du  Ciel,  héritier  de  l'Empereur 
Inflexible  (1),  resta  le  suzerain  de  tous  ces  rois  provinciaux.  La 
force  d'expansion  de  la  race  était  loin  d'être  épuisée  ;  c'est  en  1241 

(1)  Les  premiers  successeurs  du  Tchinghiz  Khan  furent  |  Ogodaî,  Gouyouk, 
Meimgke,  Khoubilal. 


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158  REVUE  DES  DEUX  M0NPE8. 

seulement  que  les  princes  Baïdar  et  Kaïdou  viennent  écraser  à 
Liegnitz,  en  Silésie,  les  Polonais,  les  chevaliers  teutoniques,  les 
Allemands  des  Marches  de  TEst,  tandis  que  Souboutaï,  descen* 
dant  dans  les  plaines  de  Hongrie,  supprime  l'armée  hongroise,  en 
une  seule  bataille,  sur  les  bords  du  Sayo,  affluent  de  la  Theïss,  et 
poursuit  le  roi  Bêla  par  delà  le  Danube  jusqu'à  Spalato,  sur 
TAdriatique.  C'est  en  1246  que  commencent  les  campagnes  qui 
aboutissent  à  la  conquête  de  la  Chine  du  Sud,  de  la  Chine 
chinoise  des  Song,  et  que  les  Mongols  s'avancent  jusqu'au  Tonkin 
et  tentent^  sans  y  réussir,  de  débarquer  au  Japon.  Enfin,  c'est 
en  1268  seulement  que  Houlagou  détruit  le  royaume  des  «  As- 
sassins »  et  met  fin  à  l'existence  du  khalifat  de  Bagdad.  Ainsi, 
l'empire  mongol  survit  à  son  fondateur;  il  n'est  pas  seulement 
la  poussée  formidable  d'un  peuple  entraîné  par  le  génie  d'un 
homme;  il  est  une  fondation  puissante,  qui  repose  sur  un  prin- 
cipe d'unité  et  sur  un  système  de  gouvernement.  Sur  quelles 
assises  l'Empereur  Inflexible  construisit  son  édifice  grandiose,  et 
pourquoi  cette  force  prodigieuse  s'énerva,  au  xiv«  siècle,  et  se 
disloqua,  c'est  ce  qu'il  nous  reste  à  expliquer. 

III 

Les  grands  créateurs  d'empire  ont  tous  été,  dans  le  monde, 
les  représentans  d'une  idée.  Elle  se  forme  et  se  précise  :  l'empire 
naît;  elle  triomphe  :  l'empire  atteint  son  apogée;  elle  perd  sa 
force  active:  l'empire  se  disloque.  La  puissance  mongole  au 
xin*  siècle  repose  sur  le  nationalisme  turc  ou,  comme  nous  di- 
rions aujourd'hui,  sur  le  panmongolisme  et,  si  le  mot  existait, 
sur  le  panturcisme.  Réunir  sous  une  seule  domination  toutes  les 
branches  éparses  de  la  famille  turque,  reconstituer  sur  de  plus 
larges  assises  l'imcien  empire  de  Mokan,  revendiquer  toutes  les 
terres  appartenant  ou  ayant  appartenu  à  un  peuple  turc,  tel  a  été 
d'abord  le  programme  de  Témoudjine  ;  puis,  peu  à  peu,  sa  pensée 
s'est  précisée  et  s'est  élargie  à  mesure  que  se  développaient  les 
résultats  de  sa  politique  :  sur  le  fondement  solide  de  la  commu- 
nauté de  race,  il  a  voulu  constituer  un  État  centralisé,  avec  une 
administration  uniforme,  une  même  loi  et  un  même  droit.  Par 
l'éclat  de  ses  triomphes,  par  la  fermeté  de  son  vouloir,  le  Tchinghiz 
Khan  a  eu  cette  gloire  si  rare  d'éveiller  chez  un  peuple  le  senti- 
ment national,  de  créer  un  patriotisme,  de  donner  aux  instincts 


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mw^ 


LE   PÉRIL   JAUNE   AU   XIII®    SIÈCLE.  i89 

unitaires  de  toute  une  famille  ethnique  une  formule  et  un  lien. 
A  cette  nationalité  qu'il  constituait,  Témoudjine  comprit  qu'il 
fallait  donner  la  consécration  de  la  victoire  ;  plus  grand  politique 
qu'homme  de  guerre,  il  savait  cependant  que  le  ciment  qui  unit 
les  peuples  est  fait  d'épreuves  partagées  et  de  commune  gloire. 
La  légende  le  représente  comme  ayant  été,  dans  sa  jeunesse,  un 
forgeron  :  il  a  forgé  l'Etat  mongol  sur  l'enclume  chinoise.  En 
conduisant  ses  Turcs  à  l'assaut  de  l'Empire  d'Or,  en  les  faisant 
tous  ensemble  solidaires  de  la  conquête,  d'un  amas  de  tribus 
réunies  sous  son  autorité  il  constituait  une  nation,  et,  à  cette 
nation,  il  donnait  une  âme.  Lui-même,  en  prenant  le  titre  impé- 
rial, rendait  sensible  la  réalisation  de  son  œuvre  ;  il  devenait  la 
\îvante  image  de  l'unité  de  son  peuple.  Pendant  un  siècle,  pour 
la  grandeur  du  Khan,  Force  du  Ciel,  et  de  l'empire  mongol,  des 
légions  d'hommes  ont  combattu  et  sont  morts  avec  une  abnéga- 
lioA  héroïque.  Courber  tous  les  fronts  devant  la  majesté  de 
l'Étendard  bleu,  plier,  toutes  les  volontés  sous  la  loi  du  Yassak 
impérial,  tel  est  l'idéal  que  Tlnflexible  a  donné  à  ses  Mongols 
et  à  ses  Turcs  et  par  lequel  il  les  a  transfigurés. 

C'est  la  pratique  constante  de  cette  politique  nationale  turque 
qui  a  rendu  possibles  les  immenses  conquêtes  du  Tchinghiz  Khan. 
Il  a  trouvé  de  rudes  ennemis  parmi  les  rois,  comme  Guchlug  et 
Djelal  Ed-Dine  ;  mais  les  peuples  turcs  qu'il  a  vaincus  se  sont 
ralliés  à  lui  sans  regret,  fascinés  par  sa  gloire,  séduits  par  les 
belles  chevauchées  et  par  le  riche  butin  qu'on  faisait  à  son  ser- 
vice. Partout,  en  pays  turc,  avant,  que  ses  terribles  capitaines 
parussent,  il  avait  ses  intelligences,  ses  amis  qui  le  renseignaient, 
qui  lui  préparaient  les  voies  et  lui  gagnaient  les  cœurs.  L'armée 
battue,  le  prince  tué,  les  peuples  étaient  à  lui  corps  et  âmes,  et 
les  rettres  venaient  grossir  ses  troupes." 

Une  politique  fondée  sur  le  sentiment  national  ne  pouvait 
réussir  qu'à  la  condition  d'avoir  pour  corollaire  une  rigoureuse 
neutralité  entre  les  différentes  confessions  religieuses.  Le  respect 
de  tous  les  cultes  fut,  pour  le  Tchinghiz  Khan,  un  moyen  de  gou- 
vernement, un  instrument  de  conquête.  Bouddhistes,  chrétiens, 
musulmans,  païens  se  coudoyaient  dans  les  bureaux  de  sa  chan- 
cellerie et  marchaient  côte  à  côte  dans  ses  régimens.  Cette  étrange 
promiscuité  témoigne  d'ailleurs  beaucoup  moins  en  faveur  des 
sentimens  de  tolérance  et  de  mansuétude  de  tous  ces  Turcs,  qui 
ont  donné  depuis,  notamment  en  Transoxiane,  l'exemple  du  sec- 


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160  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tarisme  le  plus  exclusif  et  le  plus  étroit,  qu'elle  ne  prouve  l'în- 
tensité  des  passions  nationales  que  Témoudjine  avait  allumées 
dans  les  cœurs,  et  qui  étaient  devenues  assez  fortes  pour  im- 
poser silence  même  aux  divergences  confessionnelles.  Ces  rudes 
batailleurs  étaient  disciplinés,  matés  par  la  main  de  fer  de  l'Em- 
pereur Inflexible  :  le  règlement,  le  Yassak^  les  ordres  du  chef, 
ils  ne  connaissaient  que  cela.  Au  moment  où,  au  nom  d'une  foi 
religieuse,  les  chrétiens  d'Occident  s'élançaient  aux  croisades,  les 
Turcs,  en  Orient,  conquéraient  le  monde  au  nom  d'une  loi  civile 
et  d'une  consigne  militaire.  Très  habilement,  le  Tchinghiz  Khan, 
resté  lui-même  païen,  se  servait,  pour  préparer  ses  annexions, 
de  sa  propre  indifférence  religieuse.  Guchlug,  chrétien  renégat, 
était  devenu  bouddhiste  pour  plaire  à  sa  femme  et,  en  témoi- 
gnage de  sa  ferveur  nouvelle,  il  avait  fait  pendre  l'évêque  devant 
la  cathédrale  et  crucifier  l'iman  devant  la  mosquée  :  contre  lui, 
les  armées  mongoles,  dès  qu'elles  parurent,  eurent  pour  alliés 
tous  les  chrétiens  et  tous  les  musulmans.  Le  Tchinghiz  Khan 
avait  pour  principe  de  prouver  d'abord  sa  force,  puis  de  res- 
pecter complètement  les  cultes  et  leurs  ministres.  Quand  il  entra 
dans  Bokhara,  la  ville  sainte  de  l'Islam  transoxianais,  «  il  alla 
droit  à  la  mosquée  cathédrale,  y  entra  sur  son  cheval,  monta  en 
chaire,  fit  tenir  les  chevaux  de  ses  reitres  par  les  gens  d'église, 
pour  prouver  à  tout  ce  monde  qu'il  était  bien  l'Empereur  par  la 
force  du  ciel...  Après  avoir  convaincu  tout  ce  clergé, après  l'avoir 
terrorisé,  l'Inflexible  le  sermonna.  Il  se  fit  conduire  à  la  place  des 
prières  publiques,  monta  sur- la  grande  chaire  des  prédicateurs, 
devant  le  peuple  assemblé  ;  là,  droit  sur  son  cheval,  le  casque 
en  tête,  il  prêcha  :  «  0  peuple,  l'énormité  de  vos  péchés  est  ma- 
nifeste; je  suis  venu,  moi,  la  colère  du  Très-Haut,  moi  de  par 
le  Dieu  très  haut,  le  terrible  châtiment  !  »  Cet  Empereur  Inflexible 
était  aussi  un  merveilleux  metteur  en  scène,  un  maître  dans 
l'art  supérieur  de  manier  les  hommes.  Le  prince  qui  a  pu  avoir 
des  serviteurs  passionnément  dévoués  parmi  les  musulmans,  les 
chrétiens,  les  bouddhistes  et  les  païens,  devait  être  une  person- 
nalité singulièrement  puissante,  un  de  ces  conducteurs  de  peuples 
qui  marquent  leur  sillon  profondément  dans  l'histoire  humaine. 
Ce  conquérant,  dont  le  nom  est  resté  entouré  d'une  légende 
de  terreur  et  qui  apparaît  comme  l'incarnation  du  démon  de  la 
guerre,  n'était  pas  lui-même  un  capitaine,  et  il  le  savait.  Ses 
armées,  constamment  victorieuses,  il  les  animait  de  sa  présence 


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LE  PÉRIL   JAUNE   AU   XIIl**   SIÂGLB.  161 

dans  les  circonstances  solennelles,  mais  il  ne  les  commandait 
pas  en  personne.  Sa  bravoure  ne  fait  pas  question  ;  il  l'avait 
montrée  dans  les  rudes  années  de  sa  jeunesse  aventureuse,  et, 
en  on  jour  de  crise,  il  en  donna  des  preuves  éclatantes.  Ses 
meilleurs  généraux  étaient  occupés  au  loin»  quand,  en  1221, 
Djelal  Ed-Dine  surgit  tout  à  coup  en  Perse  et  souleva  la  popula- 
tion ;  l'armée  envoyée  contre  lui  se  fit  battre  à  Pervan  (près  de 
Ghazna)  ;  on  vit  bien  alors  que  Témoudjine  était  vraiment  l'Em- 
pereur Inflexible  ;  il  rallia  lui-même  ses  troupes,  marchant  à  leur 
tète,  réconfortant  les  généraux  battus  et  proclamant  qu'ils  avaient 
fait  tout  leur  devoir  ;  à  l'assaut  de  Bamiane,  son  petit-fils  pré- 
féré venait  d'être  tué  sur  la  brèche,  l'Empereur,  casque  en  tête, 
monta  lui-même,  le  premier,  aux  échelles,  devant  toute  l'armée 
qui,  enthousiasmée  par  son  exemple,  enleva  la  place  et  vint  à 
bout  de  Djelal  Ed-Dine.  Mais,  en  général,  le  Tchinghiz  ne  se 
réserve  que  la  préparation  diplomatique  et  politique  des  cam- 
pagnes ;  quand  il  a  pratiqué  ses  menées  secrètes,  préparé  ses 
alliances,  noué  ses  intelligences,  il  trace  aux  généraux  les 
grandes  lignes  de  leur  programme,  leur  laissant  pleine  liberté 
pour  l'exécution.  Il  est  sûr  d'eux,  car  c'est  lui-même  qui  les  a 
choisis  et  il  a  été,  dans  toute  la  force  du  terme,  un  connaisseur 
dlionmies.  Il  a  eu  la  vertu  maîtresse  des  grands  rois,  ce  génie 
de  l'autorité  qui  inspire  le  fanatisme  de  l'obéissance. 

Avant  tout,  ce  conquérant  a  été  un  organisateur,  un  admi- 
nistrateur, un  politique  au  cerveau  froid,  à  la  volonté  tenace  ;  il 
n'a  donné  au  hasard  que  le  moins  possible,  juste  ce  que  nul 
homme  ne  saurait  lui  enlever  ;  dans  son  œuvre,  tout  est  calculé 
d'avance  ;  ses  conquêtes  se  succèdent  l'une  à  l'autre,  dans  un 
ordre  logique,  jusqu'à  l'accomplissement  complet  de  son  pro- 
granmie.  Les  contemporains  ne  se  sont  pas  trompés  sur  le  ca- 
ractère de  l'homme  dont  les  légendes  postérieures  ont  fait  un 
fléau  de  Dieu;  ib  ont  vu  en  lui  surtout  le  grand  législateur, 
l'homme  du  Yassak  et  du  Touraj  le  grand  souverain  qui  porta  au 
loin  la  guerre,  mais  qui  donna  à  ses  peuples  le  bienfait  de  la  paix 
et  d'un  bon  gouvernement.  «  Il  mourut,  dit  Marco  Polo,  dont  ce 
fut  grand  dommage,  car  il  était  prudhomme  et  sage  ;  »  et  Join- 
^le  ajoute  ce  mot,  qui  peut  paraître  extraordinaire  appliqué  à 
l'homme  qui  a  conquis  le  monde  depuis  la  mer  du  Japon  jusqu'à 
la  Mer-Noire  :  «  Il  procura  paix.  »  Jamais,  parmi  ces  Turcs  ba- 
tailleors,  jadis  toujours  en  lutte,  peuplade  contre  peuplade,  fa- 

TOMB  xxvi.  —  1905.  il 


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Î62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mille  contre  famille,  on  n'avait  vu  paix  aussi  profonde  :  un 
historien  postérieur,  Sanang  Setzène,  qui  était  lui-même  de  la 
descendance  du  Tchinghiz,  écrit  :  «  Pendant  dix-neuf  ans,  le  sou- 
verain mit  ordre  et  loi  parmi  son  grand  peuple,  établit  l'empire 
et  son  gouvernement  sur  solides  piliers,  procura  travail  paisible 
à  pieds  et  à  mains,  éleva  le  bonheur  et  la  prospérité  de  tous  et 
d'un  chacun  de  ce  grand  peuple  à  tel  point  que  rien  ne  peut  se 
comparer  au  bonheur  du  Khan  et  de  ses  sujets.  »  Tel  est  le 
bienfait  de  l'autorité  créatrice  d'ordre.  Certes,  les  armées  mon- 
goles ont  laissé  de  terribles  souvenirs  ;  elles  ont  fait  une  guerre 
rude,  impitoyable,  ravageant  le  plat  pays,  brûlant  les  villes,  pas- 
sant au  fil  de  l'épée  des  garnisons  entières,  massacrant  les  pri- 
sonniers génans,  procédant  à  d'atroces  exécutions  militaires  ; 
mais  la  guerre  est  la  guerre,  et  elle  n'est  point  tendre,  sous  nos 
yeux,  en  Mandchourie  I  Les  croisés,  quand  ils  entrèrent  à  Jéru- 
salem, massacrèrent  pendant  sept  jours  et  sept  nuits  :  c'étaient  les 
mœurs  du  temps  ;  elles  n'empêchent  pas  les  grands  rois  législa- 
teurs d'avoir  été  les  bienfaiteurs  de  leurs  peuples. 

Les  instrumens  de  la  grandeur  de  son  règne,  le  Tchinghiz 
Khan  les  a  créés  lui-même.  Il  fixa  d'abord,  dans  un  monument 
écrit,  les  règles  de  la  vie  des  Turcs  et  des  Mongols  et  leur  droit 
coutumier  ;  cette  base  législative  de  son  règne  et  de  l'unité  de  son 
peuple,  c'est  le  Yassak  et  le  Toura,  «  le  Yassak  de  mauvais  au- 
gure et  le  Toura  blâmable,  »  disent  les  historiens  musulmans 
qui  ne  pardonnent  pas  à  TEmpereur  Inflexible  d'avoir  substitué 
ses  lois  civiles  au  Chériat,  à  la  loi  religieuse  du  Coran.  De  la  do- 
mination mongole,  ce  qui  est  resté  odieux  dans  le  souvenir  des 
peuples,  surtout  des  peuples  mahométans,  c'est  l't^dministration, 
c'est  le  Daroga  (préfet),  c'est  la  conscription  des  hommes,  le  re- 
censement des  chevaux,  les  charges  du  service  de  la  poste,  toute 
cette  administration  compliquée,  toute  cette  bureaucratie  méti- 
culeuse qu'organisa  Tlnflexible;  l'esprit  exact  et  paperassier  des 
Turcs  s'y  complaisait,  mais  elle  était  alors,  pour  les  autres  na- 
tions, un  prodigieux  anachronisme  et  elle  apparaissait,  à  ces  gens 
du  Moyen  âge,  comme  la  pire  des  tyrannies. 

Gouverner  des  peuples  aussi  divers  par  la  racé,  le  langage, 
la  religion,  les  coutumes  était  une  tâche  très  délicate.  Le  Tchin- 
ghiz trouva,  parmi  ses  sujets,  de  précieux  auxiliaires.  Gomme 
Louis  XIV,  il  eut  à  son  service  des  dynasties  de  ministres.  Yelou- 
Tchoutsaï,  un  Turc  Liao  «  chinoise,  »  Tatakoun,  un    Oïgour 


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LE   PÉRIL   JAUNE   AU    XHl*   SIÈCLE.  163 

chrétien,  Mahmoud  Yelvadj,  un  Transoxianais  musulman,  diri- 
gèrent l'administration  et  surent  merveilleusement  adapter  les 
rigueurs  du  Yassak  au  tempérament  de  chaque  province.  L'Empe- 
reur Inflexible  recevait  tous  les  rapports,  prenait  toutes  les  déci- 
sions graves.  Une  partie  de  sa  chancellerie  restait  à  Pékin  (Ehan- 
Balik,  la  ville  du  Khan),  l'autre  le  suivait  dans  ses  campagnes; 
pour  simplifier  la  correspondance,  les  bureaux  empruntèrent  aux 
Oîgour  leur  alphabet  chrétien  syriaque,  qui  ne  fut  remplacé  par 
le  chinois  qu'au  temps  de  Khoubilaï.  Des  courriers  de  cabinet  (1) 
transmettaient  la  correspondance  officielle.  La  poste  fonctionnait 
régulièrement  d'un  bout  à  l'autre  de  l'empire;  il  était  interdit, 
sous  les  peines  les  plus  sévères^  d'arrêter  ou  de  retarder  le  ser- 
vice. Le  fonctionnaire  en  voyage,  Tofticier,    le   voyageur  qui 
exhibait  une  n  tablette  de  commandement  »  en  or  ou  en  argent, 
avait  droit  aux  réquisitions,  aux  vivres,  aux  chevaux.  Partout  la 
sécurité  régnait  et  avec  elle  se  développait  le  trafic;  grâce  au 
gendarme  mongol,  les  marchands  pouvaient  venir  des  plus  loin- 
tains pays,  de  Venise  et  jusque  de  l'Europe  occidentale.  Le  Tchin- 
ghiz  Khan  se  préoccupait  de  favoriser  dans  ses  États  l'industrie 
et  le  commerce  ;  il  transplantait,  d'une  province  à  l'autre,  des 
ouvriers  d'art,  important  en  Transoxiane   les  métiers  chinois, 
attirant  les  étrangers.  De  cette  époque  date  un  véritable  renou- 
vellement de  l'art  chinois  au  contact  des  méthodes  persanes  et 
byzantines. 

Ce  même  génie  d'organisation  et   d'unification,  l'Inflexible 
Va  porté  dans  la  préparation  du  merveilleux  instrument  de  ses 
conquêtes,  l'armée.  S'il  n'a  été  ni  un  Napoléon,  ni  un  Alexandre, 
il  a  été  du  moins  son  propre  Louvois.  A  lui  remonte  la  réparti- 
tion des  troupes  mongoles  et  turques  en  régimens  ou  milliers,  de 
mille  hommes,  divisés  eux-mêmes  en  escadrons  de  cent  hommes. 
Dix  régimens  constituaient  une  division.  Les  auxiliaires  étaient 
groupés  par  corps  de  cinq  mille  hommes.  Les  contingens  de 
chaque  peuple  étaient  utilisés  selon  leurs  aptitudes  nationales  : 
les  Chinois  servaient  dans  les  arbalétriers  à  pied,  les  artilliers, 
les  «  armes  savantes;  »  les  Toungouzes  des  bois,  habitués  à 
Suivre  la  piste  du  gibier,  servaient  à  l'avant-garde  et  battaient  au 
loin  l'estrade.  Les  Mongols  et  les  Turcs  combattaient  par  esca- 
i^ns  accouplés  ou  isolés,  dans  une  formation  très  souple,  très 

(1)  Nous  avons  le  journal   d'^  l'un  d'eux,  le   Chinois  Tchang-Tchoun  depuis 
iTTil  12Î0  jusqu'en  mars  1223. 


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IGl  REVISE  DES   DEUX   MONDES. 

malléable,  sur  cinq  rangs  de  profondeur  :  «  les  deux  premiers 
rangs  portaient  Tarmure  de  plates  ajustée  par  bandes,  assez 
connue  aujourd'hui  par  les  nombreuses  armures  japonaises  de 
ce  modèle  qu'on  trouve  partout  en  France,  ou  le  corset  de  fer  à 
feuilles  imbriquées.  Aux  armes  nationales,  l'arc  de  corne  et  le 
sabre  demi-courbe,  ils  ajoutaient  la  lance^  souvent  garnie  d*un 
crochet  rivé  sur  la  douille  de  fer.  Leurs  chevaux  étaient  bardés. 
Les  trois  derniers  rangs,  montés  sur  des  chevaux  plus  légers  et 
sans  bardes,  armés  de  cuir  bouilli  ou  laqué,  remplaçaient  la  lance 
par  la  javeline.  »  C'étaient  ces  trois  derniers  rangs  qui  passaient 
en  avant,  pour  engager  le  combat,  en  tirailleurs,  à  coups  de 
flèches  et  de  javelins  ;  quand  ils  avaient  jeté  le  désordre  dans  les 
rangs,  tué  des  chevaux  et  jeté  bas  des  hommes,  ils  disparais- 
saient dans  les  intervall^^  des  pelotons  pour  laisser  les  deux 
premiers  rangs  charger  à  fond  et  décider  la  victoire. 

A  la  bravoure  silencieuse,  à  l'entrain  discipliné  des  troupes, 
correspond,  chez  les  chefs,  la  connaissance  consommée  de  tout  ce 
que  l'art  de  la  guerre  comporte  de  plus  délicat.  Les  mouvemens 
les  plus  compliqués  d'une  stratégie  savante  :  concentrations  ra- 
pides et  foudroyantes,  marches  enveloppantes  à  grande  envergure 
qui  font  penser  à  la  manière  de  Napoléon  ou  de  Moltke,  débor- 
dement des  ailes,  attaques  de  flanc  et  par  derrière,  étaient  fami- 
liers aux  armées  mongoles.  Si  l'on  songe  aux  bandes  féodales, 
très  braves,  mais  sans  discipline,  sans  organisation,  lourdes,  inca- 
pables d'évolutions  d'ensemble,  qui  constituaient  alors  les  armées 
de  la  Chrétienté  occidentale,  l'on  cesse  de  s'étonner  que  les  gé- 
néraux mongols,  qui  mirent  vingt-quatre  ans  à  soumettre  la  Chine 
du  Nord,  n'aient  eu  besoin  que  de  deux  mois  pour  détruire  les 
forces  de  la  Pologne,  de  l'Allemagne  et  de  la  Hongrie  !  L'effroi 
des  vaincus  a  prêté  au  Tchinghiz  des  soldats  innombrables  :  la 
vérité  est  que  ses  armées,  nombreuses  pour  l'époque,  étaient 
surtout  redoutables  par  leur  cohésion, leur  entraînement,  et  par 
le  génie  de  leurs  chefs.  Pendant  la  campagne  de  1219-1220,  véri- 
table modèle  de  l'art  militaire,  où  la  ligne  du  Syr-Daria  fut 
forcée  et  une  armée  de  plus  de  cent  mille  hommes  dispersée  sans 
une  seule  grande  bataille,  par  l'habileté  et  la  précision  des  ma- 
nœuvres,les  généraux  del'Inflexible  n'avaient  que  150  000  hommes, 
et  ils  n'en  avaient  laissé  que  30  000  en  Chine.  Djébé  et  Sou- 
boutai,  pour  leur  fantastique  chevauchée  autour  de  la  Caspienne, 
n'avaient  que  deux  divisions  mongoles  et  un  corps  auxiliaire, 


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LE  PÉRIL  JAUNE   AU   XIII*    SIÈCLE.  16S 

25000  hommes.  A  Liegnitz,  en  Silésie,  le  corps  des  princes 
Baîdar  et  Kaîdou  était  d'environ  40000  hommes  et  Tarmée  du 
centre,  qui  conquit  toute  la  Hongrie  et  défit  si  rudement  le 
roi  Bela  comptait  de  60  000  à  80  000  hommes;  les  Madjars  étaient 
près  de  cent  mille  ;  mais  les  Mongols  avaient  à  leur  tète  le  soldat 
infaillible,  le  capitaine  qui,  sans  doute,  détient,  dans  l'histoire, 
le  prodigieux  «  record  »  de  la  victoire,  Souboutaï. 

Ces  généraux  qui,  sous  les  auspices  du  Tchinghiz  Khan,  firent 
ia  conquête  du  monde  depuis  le  Tonkin  et  la  Corée  jusqu'au  Da- 
nube, nos  livres  d'histoire  ignorent  jusqu'à  leurs  noms.  Qui 
connaît  Moukhouli,  qui  fut  lieutenant,  de  l'empereur  en  Chine? 
Qui  connaît  Djébé,  type  accompli  du  général  d'avant-garde,  qui 
joignit  à  la  fougue  d'un  Murât  la  sagesse  d'un  Davout?  Qui  con- 
nait  même  l'infaillible  Souboutaï  qui  fit  trembler  l'Europe  et  tint 
dans  sa  main  le  sort  de  la  chrétienté?  De  celui-là,  au  moins,  on 
nous  permettra  de  donner  brièvement  les  (^  états  de  service.  »  De 
pur  sang  mongol,  né  au  bord  de  la  Toula,  Souboutaï,  dès  l'en- 
fance, se  dbtingua  parmi  les  compagnons  qui  restèrent  fidèles  à 
Témoudjine  pendant  les  années  difficiles  de  sa  jeunesse.  Â  dix- 
sept  ans,  il  est  général  de  division  ;  à  vingt-trois,  il  commande 
en  chef  sur  l'Irtyche,  poursuit  Djamouka,  l'implacable  adversaire 
de  son  maître,  le  presse,  le  bat,  le  tue.  Pendant  l'invasion  de  la 
Chine,  avec  Djébé,  son  émule,  il  force  la  Grande  Muraille  et 
mène  l'avant-garde  avec  tant  de  célérité  et  de  vigueur  qu'à  eux 
deux  ils  décident  du  sort  de  la  campagne.  En  1219,  il  est  en  Corée, 
sur  les  bords  du  Yalou  ;  il  en  revient  à  marches  forcées  pour 
combattre  sur  le  Syr-Daria;  avec  Djébé  toujours,  il  accomplit, 
autour  de  la  Caspienne,  le  tour  de  force  dont  nous  avons  parlé; 
il  revient  par  les  steppes  du  Nord,  après  une  campagne  si  rude 
que  Djébé  n'y  survécut  pas.  En  1225,  l'Inflexible  l'appelle  en 
Chine  où II  remplace  Moukhouli  qui  venait  de  mourir;  il  achève 
la  soumission  de  l'empire  du  Nord.  En  1241,  il  a  près  de  soixante 
ans;  son  génie  mûri  par  quarante  ans  de  victoires  est  dans  tout 
son  éclat  ;  le  Khan  Ogodaï  l'envoie  en  Occident  commander  la 
grande  armée  qui  doit  s'enfoncer  jusqu'au  Danube  et  soumettre 
les  Hongrois;  il  conquiert  d'abord  la  Russie,  puis  il  combine 
cette  étonnante  campagne  dans  laquelle  il  supprime  d'un  coup  ses 
adversaires.  «  Les  impeccables  manœuvriers  de  Souboutaï  avaient 
niarché  le  plan  du  grand  capitaine  aussi  exactement,  sur  le  ter- 
rain, par  montagnes  et  vallées,  fleuves  et  rivières,  quïl  l'aurait 


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466  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tracé,  avec  son  pinceau,  sur  un  écran  de  Chine.  Sans  une  erreur, 
sans  un  retard,  sans  un  à-coup,  dans  les  trois  journées  décisives, 
Textrème  droite  mongole  était  à  son  poste  sur  la  Katzbach,  le 
9  avril,  en  face  du  duc  Henri,  vingt-quatre  heures  avant  l'arrivée 
du  roi  de  Bohême,  et  le  baltait.  Les  quatre  colonnes  du  centre 
et  de  la  gauche,  Cheïbane,  par  la  Wolhynie,  Souboutal  par  la 
Galicie,  Kadane  par  la  Transylvanie,  se  donnaient  la  main,  le  10, 
entre  le  Danube  et  la  Theîss,  et  envoyaient  déjà  leurs  flan- 
queurs,  par  la  Moravie,  à  la  rencontre  de  ceux  que  l'armée  de 
Silésie  détachait  par  sa  gauche.  Le  11,  l'armée  hongroise  était 
anéantie.  Sur  le  champ  de  bataille,  à  chaque  coup,  la  victoire 
avait  été  entière,  écrasante,  pas  un  instant  douteuse.  »  Après  ce 
grand  triomphe,  d'ofa  il  rapportait  les  dépouilles  de  toute  l'Eu- 
rppe,  Iç.  glorieux  vieillard  revient  à  Karakoroum,  assiste  à  l'as- 
semblée où  Gouyouk  fut  élu  Khan;  les  fêtes  n'étaient  pas  encore 
terminées  qu'il  montait  à  cheval  pour  aller  prendre  le  comman- 
dement de  Tarmée  qui  allait  conquérir  la  Chine  du  Sud.  Il  rem- 
porta ses  dernières  victoires  sur  le  Yang-tse  (1247-48),  puis,  enfin 
rassasié  de  gloire  et  de  batailles,  il  demanda  son  congé  et 
retourna  mourir  sous  sa  yourte^  sur  ce  pré  au  bord  de  la  Toula, 
d'où  il  était  parti,  encore  enfant,  pour  courir  les  aventures  avec 
Témoudjine.  «  De  la  Corée  au  Frioul,  il  avait  vaincu  trente-deux 
nations  et  gagné  soixante-cinq  batailles  rangées.  » 

Nous  avons  vu  comment  et  sur  quels  fondemens  la  puissante 
volonté  de  l'Empereur  Inflexible  avait  créé  la  nationalité  et  l'em- 
pire mongols.  Lui  mort,  l'élan  qu'il  avait  imprimé  à  sa  formi- 
dable machine  continua  longtemps  encore  d'en  assurer  la  marche 
régulière  ;  mais  les  mêmes  causes,  qui  avaient  favorisé  l'œuvre 
de  Témoudjine  allaient  peu  à  peu,  par  la  suite  naturelle  de  leur 
évolution,  travailler  à  la  ruiner.  L'idée  nationale  fondée  sur  le  sen- 
timent de  la  communauté  de  la  race,  peut  suffire  à  forger,  par  le 
fer  et  par  le  feu,  les  assises  d'un  puissant  empire,  mais  elle  reste 
impuissante  à  en  maintenir  la  cohésion  lorsque  l'unité  est  menacée 
par  des  forces  dissociantes  telles  que  la  différence  des  religions  et 
des  civilisations.  Le  Tchinghiz  Khan,  en  fondant  un  empire,  n'avait 
pas  créé  une  civilisation  originale  ;  les  diverses  branches  de  la  fa- 
mille turco-mongole,  après  comme  avant  lui,  allaient  se  trouver 
attirées  par  les  deux  foyers  de  vie  et  de  culture  autour  desquels 
les  hommes  des  steppes  ont  toujours  gravité  :  la  Chine  et  l'Iran. 
Aussitôt  après  la  mort  de  l'Empereur  Inflexible,  on  pouvait  pré- 


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Wïï^^ 


LE  PÉRIL   JAUNE  AU    XIU®    SIÈCLE.  167 

voir  qu'il  y  aurait  bientôt  un  empire  <(  chinoise  »  en  Extrême- 
Orient,  un  empire  «  iranisé  »  en  Perse,  un  empire  turco-russe 
en  Kiptchak  et  enfin,  en  Turkestan  et  en  Transoxiane,  un  empire 
turc  qui  resterait  le  vrai  centre  de  la  vie  nationale  et  de  Tortho- 
doxie  musulmane. 

L'Inflexible  disparu,  le  parti  des  hommes  de  gouvernement^ 
qui  estimaient  que  Tempire  était  achevé,  qu'il  ne  restait  qu'à  le 
maintenir  et  à  l'administrer  sagement,  l'emporta  sur  le  parti  des 
sabreurs,  qui  croyaient  que  l'œuvre  des  Mongols  ne  serait  pas 
complète  tant  que  les  nations  du  globe  n'auraient  pas  toutes 
frappé  la  terre  du  front  devant  la  majesté  du  Khan.  Les  vieux 
ministres  du  Tchinghiz,  les  Yelvadj,  les  Yelou-Tchoutsaï,  disaient 
que  «  l'empire  qui  avait  été  fondé  à  cheval  ne  pouvait  être  gou-^ 
vemé  à  cheval,  »  et  ils  avaient  raison;  mais  le  parti  militaire, 
lui,  comprenait  d'instinct  que  c'en  serait  fini  de  l'unité  le  jour 
où  viendrait  à  faire  défaut  la  plus  puissante  des  forces  de  cohé- 
sion, la  présence  aux  frontières  de  l'ennemi  à  vaincre;  en  cher- 
chant, après  chaque  guerre,  le  prétexte  d'une  guerre  nouvelle, 
il  aurait  voulu  garder  un  suprême  moyen  de  faire  vibrer  les 
cœurs  à  l'unisson  ;  mais  ce  rêve  paradoxal  ne  serait-il  pas  lui- 
même  acculé,  à  force  de  réussir,  à  un  échec  final?  Il  était  iné- 
vitable que  Tempire  fondé  par  le  Tchinghiz  allât  se  disloquant 
en  divisions  territoriales  et  en  groupes  confessionnels.  La  vieille 
terre  des  Mongols,  les  prairies  de  TOnon  et  de  la  Kéroulène,  ou 
tut  ramené  le  corps  du  grand  Empereur,  avait  toujours  été  dans 
la  zone  d'attraction  de  la  Chine;  l'empire,  en  restant  mongol^ 
devait  nécessairement  se  chinoiser  :  c'est  un  empire  chinois  quo 
i  Khoubilaï,  petit-fils  de  l'Inflexible,  installa  à  Pékin  ;  c'est  un 
l  empire  chinois  que  vit  Marco  Polo.  La  forte  race  mongole  eut 
le  sort  de  toutes  celles  qui  ont  tenté  de  dominer  la  Chine,  elle  a 
été  absorbée,  assimilée  par  elle  et,  en  même  temps,  elle  a  été 
énervée  par  le  bouddhisme  :  «  Des  Mongols,  il  n'y  en  a  plus, 
élisait  l'empereur  Kien-Long,  leurs  prêtres  les  ont  domestiques.  » 
U  bouddhisme  a  exercé,  sur  les  petits-fils  des  soldats  de  Djébo 
6tde  Souboutaï,  son  action  stupéfiante;  il  les  a  énervés  :  en  aîtteu- 
^tun  réveil  que  les  révolutions  de  l'Asie  provoqueront  peut- 
^,  U  les  a  retranchés  de  l'histoire  active  et  vivante. 

L'époque  du  Tchinghiz  Khan  est  le  temps  où  les  différentes 
religions  qui  se  disputaient,  en  Asie,  la  maîtrise  des  âmes,  se 
'disaient  h  peu  près  équilibre;  mais,  l'œuvre  d*unification  accom* 


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468  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plie,  la  conscience  religieuse  reprit  ses  droits  et  la  propagande 
confessionnelle  sa  force.  En  Iran,  en  Transoxiane  et  en  Turkestan 
commença  la  lutte  de  la  loi  coranique  contre  Tidée  nationale 
turque,  la  rivalité  du  Chériat  et  du  Yassak.  Timour,  au  xiv*  siècle, 
assure  le  succès  définitif  de  Tlslam;  il  est  le  chevalier  ortho- 
doxe, le  «  combattant  pour  la  foi  ;  »  ses  victoires  et  ses  conquêtes 
sont  autant  de  triomphes  pour  le  Prophète;  le  christianisme 
nestorien,  comprimé  entre  l'Islam  turc  et  persan  et  le  boud- 
dhisme chinois  et  mongol,  achève  de  disparaître.  La  force 
turque  devient  une  force  musulmane;  au  xvi"*  siècle,  sa  puissance 
d'expansion  est  encore  telle  qu'un  descendant  du  Tchinghiz 
et  de  Timour,  Bàber,  conquiert  l'Inde  et  y  fonde  l'empire  des 
Grands  Mogols  qui  a  duré,  non  sans  éclat,  jusqu'à  la  conquête 
anglaise.  Quant  aux  principautés  turques  des  vallées  du  Syr  et 
de  l'Amou-Daria,  elles  ont  été  se  rétrécissant  sous  la  tyrannie 
bigote  et  fanatique  des  petits  Khans  de  Khiva  et  de  Boukhara  ; 
elles  se  sont  endormies  dans  un  farouche  particularisme  iusau'à 
l'apparition  des  Cosaques  du  grand  Tsar  blanc. 


L'Europe,  —  on  disait  alors  la  Chrétienté,  —  l'Europe  de 
,  saint  Louis,  d'Innocent  IV  et  de  Frédéric  II,  menacée  par  ce 
débordement  de  l'Asie,  comprit-elle  le  péril,  se  rendit-elle 
compte  des  grands  événemens  qui  bouleversaient  le  monde 
oriental  et  fit- elle  efi'ort  pour  se  prémunir  contre  les  suites  de 
tout  ce  branle-bas  ?  C'est  ce  qu'il  nous  reste  à  nous  demander 
Les  relations  des  pays  méditerranéens  avec  l'Orient  étaient  alors 
très  fréquentes  :  les  croisés  occupaient  encore  une  partie  de  la 
Terre-Sainte  et  ils  régnaient  à  Constantinople  ;  le  commerce  de 
Gênes  et  de  Venise  avait  pris  la  route  de  la  Mer-Noire  et  des 
Échelles  du  Levant.  A  Soldaia  (Soudak),  en  Crimée,  les  Génois 
avaient  des  établissemens  prospères  :  là  venait  aboutir  le  trafic 
qui  passait  par  la  «  route  de  la  soie.  »  Par  Byzcmce,  par  Gênes, 
par  Venise,  les  royaumes  chrétiens  furent  informés  du  beau 
tapage  que  menaient,  là-bas,  tous  ces  «  Tartarins.  »  Mais  cette 
Asie  Centrale  était  si  loin,  si  loin,  derrière  la  Pologne,  derrière 
les  Marches  où  guerroyaient  les  Teutoniques,  derrière  toutes  les 
Russies;  il  fallait,  pour  y  parvenir,  voyager  durant  tant  de  mois  et 
traverser  tant  de  royaumes,  que  la  Chrétienté  ne  se  sentait  pas 


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IW^'t 


LE  PÉRIL   JAUNE   AU   XIIl^    SIÈCLE,  169 

menacée:  tout  ce  bruit  se  faisait  entre  «  barbares.  »  En  1241, 
quand  Souboutaï  et  ses  armées  tombèrent  tout  à  coup  sur  la 
Russie,  la  Pologne  et  la  Hongrie  et  arrivèrent  comme  la  foudre 
sur   le  Danube,  faisant  soixante-douze    lieues  en  trois  jours, 
balayant  deux  armées,  ce  fut,  en  Europe,  ime  clameur  d'épou- 
vante, un  long  cri  de  détresse  des  peuples  en  fuite,  des  villes 
brûlées,  des  paysans  massacrés.  De  toute  la  chrétienté  s'éleva  le 
Carmen  miserabile  ;  les  évêques  prêchèrent  la  guerre  sainte  et 
les  nations  consternées  se  tournèrent  anxieusement  vers  cette 
Rome  où  saint  Léon  le  Grand  avait  jadis  arrêté  Attila  et  où  son 
successeur  s'appelait  alors  Grégoire  IX.  Si  les  Tartares  s'avan- 
çaient encore,  en  lui  seulement,  et  dans  le  roi  de  France,  il  pou- 
vait rester  quelque  espoir.  Du  champ  de  bataille  de  Liegnitz,  le 
grand   mattre   du  Temple,  Ponce  d'Aubon,   l'écrivait  à  saint 
Louis:  «  Et  s'il  avient  chose  par  la  volente  de  Dieu  que  cist  (les 
Hongrois)  soient  vaincus,  ils  ne  trouveront  qui  lor  puist  con- 
trester  jusqu'à  votre  terre.  »  Allait-il  surgir  de  France  un  nou- 
veau Charles  Martel?  Les  hommes  de  guerre  qui  avaient  vu  les 
Mongols  à  l'œuvre  en  Hongrie  et  en  Silésie  conservaient  peu 
d'illusions  :  rien  ne  résisterait  à  de  pareils  soldats  commandés 
par  un  Souboutaï;  avec  ces  diables,  on  était  toujours  surpris, 
attaqué  à  l'improviste,  par  derrière,  sur  les  flancs;  les  cheva- 
liers étaient  déconcertés  par  ces  escadrons  légers,  tourbillonnant 
autour  de  leurs  massives  batailles  ;  ils  étaient  stupéfaits  d'aper- 
cevoir, de  loin,  sur  une  hauteur,  Souboutaï  ou  ses  lieutenans 
dirigeant  la  bataille  sans  s'y  mêler,  sans  tirer  le  sabre.  Habitués 
aux  belles  apêrtises  d'armes,  aux  joutes   courtoises  d'homme 
contre  homme,  toujours  de  front,  ils  s'indignaient  des  procédés 
des((  barbares,  »  de  ces  nuées  de  flèches  qui  s'abattaient  de  loin, 
comme  une  pluie,  et  perçaient  d'un  trait  anonyme  cavaliers  et 
dievaux.  Le  silence  absolu  qui  régnait  dans  les  rangs  mongols 
les  glaçait  d'un  indicible  effroi.  Héroïquement,  ils  tombaient, 
«ans  reculer  :  à  Liegnitz  et  sur  le  Sayo^les  Teutoniques,  les 
Hospitaliers,  les  Templiers  se  firent  hacher  sur  place;  Hongrois, 
^         Allemands,  Polonais,  se  conduisirent  en  gens  de  cœur,  surent 
^  .      moarir,  mais  ils  se  sentaient  impuissans  à,  vaincre.  «  H  n'est  pas 
^         genlau  monde,  écrit  Thomas.de  Spalato,  qui  sache  autant  (que 
Ifô Mongols),  surtout  à  la  rencontre  en  rase  campagne,  vaincre 
^        l'ennemi,  soit  par  le  courage,  soit  par  la  science  du  combat.  » 
15        Après  la  campagne  de  Hongrie,  <c  la  question  militaire  est  jugée; 


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170  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quand  on  voit  apparaître  les  guidons  blancs  et  noirS;  on  sait 
qu'on  sera  battu.  » 

Heureusement,  nous  l'avons  vu,  il  n'entrait  pas  dans  la  con- 
signe de  Souboutaï  de  conquérir  l'Occident  et  de  pousser  son 
cheval  dans  les  flots  de  l'Atlantique  comme  l'avait  fait,  au  Maroc, 
dans  un  élan  d'enthousiasme  religieux,  le  conquérant  arabe.  Les 
Mongols,  parvenus  d'eux-mêmes  auprès  de  Vienne   et  sur  les 
bords  de  l'Adriatique,  se  retiraient  sans  organiser  leurs  dernières 
conquêtes,  satisfaits  de  la  leçon  donnée  à  ces  Turcs  rebelles  et 
dédaignant  de  garder  leur  pays  (1).  Mais  la  terrible  invasion,  qui 
reculait  aujourd'hui,  ne  pouvait-elle  revenir  demain  et  submer- 
ger toute  la  Chrétienté  ?  Beaucoup  le  craignaient  et  pressaient  le 
Pape  et  l'Empereur,  Grégoire  IX,  puis  Innocent  IV,  et  Frédéric  II, 
alors  au  plus  fort  de  leur  querelle,  de  mettre  fin  à  la  discorde 
qui  désolait  la  Chrétienté,  pour  marcher  ensemble  à  une  croisade 
contre  les  barbares.  Les  esprits  politiques  qui  présidaient  alors 
aux  destinées  de  l'Europe  étaient-ils  assez  bien  informés  pour 
savoir  que  les  Mongols  ne  chercheraient  pas  à  faire  de  nouvelles 
conquêtes  ?  En  tout  cas,  le  péril  ne  semble  pas  les  avoir  émus 
outre  mesure.  L'empereur  Frédéric  II,  tout  à  sa  haine  contre  la 
Papauté,  n'était  peut-être  pas  loin  de  souhaiter  que  tout  fût  sub- 
mergé sous  le  flot  mongol,  pourvu  que  Rome  et  le  Saint-Siège 
fussent  emportés  dans  la  tourmente;  les  Guelfes,  en  tout  cas,  l'en 
accusaient,  et  celui  qui  avait  appelé  en  Italie  les  Sarrasins  était 
homme  à  s'entendre  avec  le^  Tartares:  contre  son  ennemi,  il 
aurait  fait  pacte  avec  le  diable  !  Il  y  avait  alors  en  Italie  deux 
grands  pouvoirs  à  qui  leur  destinée  ou  leur  vocation  faisait  de 
la  prévoyance  une  nécessité  :  c'était  Taristocratie  vénitienne,  qui 
chaque  jour  soutenait  ime  âpre  lutte  pour  le   développement 
de  son  commerce  et  pour  l'hégémonie  des  mers;  et  c'était  sur- 
tout le  Pape,  qui    pilotait  la  barque   de  l'Église  dans  la  plus 
effroyable  tempête  qu'elle  eût  jamais  essuyée.  Innocent  IV  avait 
ceint  la  tiare  en  1244,  après  deux  années  d'interrègne  et  d'anar- 

(1)  Le  comte  Eugène  Zlchy  qui,  en  1898,  fit  à  cheval  le  voyage  de  Hongrie  à 
Pékin  pour  rechercher  les  origines  du  peuple  Madjar,  m'a  raconté  un  bien  curieux 
détail.  De  la  campagne  de  1241,  les  Mongols,  fidèles  &  leurs  habitudes  d'adminis^ 
tration  exacte  et  régulière,  rapportèrent  dans  leur  pays  les  archives  des  villes, 
des  ch&teaux,  des  monastères  pris  par  eux  en  Hongrie  et  en  Allemagne.  Ces  pré- 
cieux  documens  étaient  conservés  à  Pékin  et,  par  une  déplorable  fatalité,  ils  y 
ont  péri,  en  1900,  dans  l'incendie  du  palais  occupé  par  l'état-major  allemand,  où. 
périt  le  général  Schwarzhof. 


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LE   PÉRIL  JAUNE   AU    XIII*   SIÈCLE»  171 

chie:  les  Mongols  avaient  déjà  évacué  la  Hongrie,  le  danger  ne 
paraissait  plus  imminent;  le  Pape  se  contenta  de  faire  prôcher  la 
jKPoisade  en  Allemagne  et  de  prescrire  qu'on  ajoutât,  dans  toute 
la  chréUenté,  aux  prières  liturgiques,  l'invocation  :  a  furore  Tar/ 
tarorum  libéra  noSjDomine.  Gelaient  là,  visiblement,  des  satis- 
factions données  à  l'opinion  :  elles  contribuèrent  à  la  rassurer, 
sans  toutefois  empocher  les  Gibelins  d'accuser  le  Pape  de  pacti- 
ser avec  les  Mongols  contre  l'Empereur.  A  la  vérité,  le  Pape 
redoutait  moins  le  Khan  qui  était  à  Pékin,  ou  même  son  vassal 
qui  était  à  Saraï  sur  le  Volga,  que  l'Empereur  qiii  était  àNaples 
et  en  Lombardic,  sur  la  tète  et  sous  les  pieds  de  cette  Rome 
pontificale  dont  il  voulait  refaire  une  Rome  impériale;  certaine- 
menty  par  les  Vénitiens,  il  était  au  courant  de  tout  ce  qui  se 
passait  alors  en  Asie  et  de  la  liberté  religieuse  que  les  Tatares 
y  maintenaient,  et,  sans  doute,  il  songeait  à  tous  ces  barbares 
que  l'Église,  jadis,  avait  apprivoisés,  civilisés,  et  dont  elle 
arait  fait  ses  défenseurs.  De  fait,  si  les  Mongols  avaient  achevé 
la  conquête  de  TEurope,  il  y  aurait  eu,  en  Occident,  un  empire 
turc  latinisé  et  chrétien,  comme  il  y  avait,  en  Chine,  un  empire 
mongol  chinoise  et,  en  Perse,  un  empire  iranisé  et  musulman. 
Pareils  accidens  n'étaient  pas  de  nature  à  troubler  un  Inno- 
cent IV;  son  génie  politique  ne  s'y  trompait  pas:  pour  l'Église 
et  pour  la  Chrétienté,  au  milieu  du  xui*  siècle,  le  péril,  ce 
n'était  pas  le  Tatare,  c'était  ce  Frédéric  II  qui  vivait  en  païen, 
enlevait  les  cardinaux,  appelait  les  Sarrasins,  et  rêvait  de  réta- 
blir, sur  les  peuples  asservis  et  sur  l'Église  domestiquée,  la 
tyrannie  des  Césars  romains.  Comme  jadis  saint  Léon  était  allé 
au-devant  d'Attila,  les  papes  du  xiu®  siècle  firent  des  avances 
aux  Mongols.  Ces  hommes  d'Église  n'oubliaient  pas  la  tradition; 
ils  savaient  par  leurs  Écritures  que  ces  fléaux  de  Dieu  soui 
parfois  les  instrumens  du  règne  de  Dieu;  ils  connaissaient  le6 
paroles  qui  domptent  ces  conquérans  superbes  et,  sans  plus 
s'alarmer,  en  politiques  réalistes  qu'ils  ont  toujours  été,  ils  se 
préparaient  à  les  baptiser.  En  août  1246,  à  Karakoroum,  à 
l'élection  de  Gouyouk  comme  Khan,  «  à  ce  conclave  laïque  qui 
allait  faire  un  Fils  du  Ciel,  »  avec  les  membres  de  la  famille  du 
Tchmgbiz-  Khan,  Meungke,  Khoubilaï,  Houlagou,  qui  tous 
devaient  régner,  avec  tous  les  princes  et  les  princesses  douai- 
rières, avec  Souboutaï,  vainqueur  du  monde ,  le  grand  duc  de 
Russie  Yaroslaw,  les  vice-rois  de  la  Perse,  du  Turke? tau  et  de 


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172  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  Transoxiane^  les  deux  frères  David  Lâcha,  candidats  au  trône 
de  Géorgie,  les  ambassadeurs  des  princes  de  Mossoul,  de  Fars 
et  de  Kerman,  et  celui  du  «  Vieux  de  la  Montagne,  »  avec 
Rokn  Ed-Dine  le  Seidjoucide,  sultan  de  Roum,  le  connétable 
Sempad,  frère  du  roi  d'Arménie,  les  autorités  civiles  et  militaires 
de  Chine,  du  Thibet,  de  Mongolie,  de  Corée,  on  vit,  en  costume 
d'apparat,  les  hauts  lamas  bouddhistes,  le  légat  du  Khalife  de 
Bagdad,  et  le  légat  de  «  l'Apostoille  »  de  Rome,  frère  Jean  de 
Plan  Carpin,  moine  de  Saint-François,  pénitencier  d'Innocent  IV. 
Ce  chemin  de  TExtrôme-Orient,  que  les  envoyés  du  Pape 
avaient  suivi,  les  Vénitiens  le  connaissaient  depuis  longtemps; 
ils  étaient  en  relations  d'affaires  avec  les  Mongols  par  la  vieille 
«  route  de  la  soie  ;  »  c'est  par  eux  que  le  Tchinghiz  Khan  et  ses 
successeurs  étaient  si  exactement  renseignés  sur  les  choses  de 
l'Occident.  Ces  marchands  étaient  les  meilleures  tètes  politiques 
qu'il  y  eût  dans  toute  la  Chrétienté  ;  ils  surent  très  vite  discerner 
le  profit  qu'ils  pourraient  tirer  de  ces  révolutions  asiatiques. 
Les  Génois,  leurs  rivaux,  faisaient  à  Soudak  un  commerce  très 
prospère  :  Djébé  et  Souboutaï,  pendant  leur  fameux  «  raid  » 
autour  de  la  Caspienne,  envoyèrent  un  détachement  en  Crimée 

-^vec  mission  expresse  d'anéantir  les  établissemens  des  Génois  ; 
plus  tard,  pendant  la  campagne  de  1240,  les  Mongols  s'achar- 
nèrent à  détruire  Kiev  et  à  ravager  les  routes  qui  menaient 
à  la  Baltique  et  aux  ports  de  la  Hanse.  Les  Vénitiens  avaient 
dirigé  les  coups  et  recueillirent  l'héritage.  Pendant  l'année  ter- 
rible, 1241,  l'attitude  de  ces  négocians  parut  singulièrement 
suspecte  :  ils  n'aimaient  pas  les  Hongrois,  et  ils  montrèrent, 
quand  les  cavaliers  mongols  arrivèrent  tout  près  de  leurs 
lagunes,  à  Spalato,  à  Udine,  une  tranquillité  telle  que  les  con- 

^^emporains  en  furent  scandalisés.  Ces  marins,  ces  marchands 
s'arrangeaient  fort  bien  d'un  état  politique  qui  mettait  toute 
l'Asie  sous  une  même  domination  et  permettait  d'y  trafiquer  sous 
la  protection  du  grand  Khan;  la  terre  aux  Mongols,  à  eux  la  mer 
et  le  commerce.  Quant  au  péril  de  la  l^hrétienté,  ils  s'en  rappor- 
taient, pour  y  pourvoir,  à  Dieu  et  au  Pape  :  Siamo  Veneziani^ 
poi  christianil  Dans  tout  l'Empire  mongol,  jusqu'en  Chine,  on 
trouvait  des  Vénitiens,  trafiquant,  intrigant,  sachant  se  rendre 
utiles.  Marco  Polo  et  ses  deux  oncles  s'établirent  à  Pékin  en 
1274,  mais,  dès  1256,  leur  aîné,  André,  était  installé  à  Soudak; 
d'autres,  sans  doute,  l'y  avaient  précédé;  dès  1235,  les  Mongols 


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LE   PÉRIL  JAUNE    AU   XIII*    SIÈCLE.  173 

vendaient  aux  marchands  d'hommes  de  Venise  des  jeunes  gens 
Kiptchak  que  les  sultans  d'Egypte  achetaient  pour  recruter  leurs 
Mamelouks;  parmi  ces  esclaves,  il  se  trouva  un  jour  le  fameux 
Beïbars,  qui  vainquit  saint  Louis  à  la  Massoure.  Les  Vénitiens, 
jusqu'en  Chine,  rencontrèrent  des  concurrens  :  Rubruquis, 
envoyé  par  saint  Louis  auprès  de  Meungke  Khaa,  fut  joyeuse- 
ment surpris  de  trouver,  à  Karakoroum,  un  orfèvre  parisien, 
nommé  Guillaume  Boucher,  dont  le  frère  avait  boutique  sur  le 
Pont-au-Change  ;  marié  à  une  Hongroise,  il  avait  été  enlevé  par 
les  Mongols  à  Belgrade  et  il  travaillait  de  son  métier  pour  le 
compte  de  Meungke  et  des  gens  de  sa  cour.  Mais  ces  étrangers 
étaient  venus  contraints  et  forcés,  à  une  époque  où,  depuis  long- 
temps déjà,  la  route  de  Karakoroum  était  familière  aux  gens  do 

/Venise.  Aux  guerres  mongoles,   ces  marchands  avisés  avaient 
gagné  un  véritable  monopole  du  commerce  et  des  changes  avec 

^  1  Orient;  ils  avaient  achevé  d'assurer,  à  la  reine  de  l'Adriatique, 
l'empire  de  la  Méditerranée. 

Il  ne  tint  peut-être  qu'à  saint  Louis  et  à  ses  agens  que  des 
rapports  plus  étroits  ne  fussent  inaugurés  entre  les  Mongols 
et  la  Chrétienté  latine.  Que  les  héritiers  du  Tchinghiz  Khan, 
maîtres  de  l'Iran,  et  les  princes  chrétiens,  établis  en  Palestine 
et  à  Byzance,  vinssent  à  s'entendre,  que  la  poussée  de  l'Ouest 
coïncidât  avec  la  poussée  de  l'Est,  et  l'Islam  asiatique  pouvait 
se  trouver  comprimé,  étouffé;  tout  au  moins,  sa  puissance 
d'expansion  pouvait  être  pour  longtemps  arrêtée  et  le  fruit  des 
croisades  rester  entre  les  mains  des  latins.  En  1249,  les  cir- 
constances se  trouvaient  extrêmement  favorables  :  Meungke, 
devenu  Khan,  avait  donné  à  son  frère  Houlagou  la  souveraineté 
^-de  l'Iran  et  lui  avait  enjoint  de  détruire  la  puissance  des  «  Assas- 
sins »  et  de  conquérir  Bagdad  et  la  Syrie  ;  il  lui  recommandait 
en  outre  de  prendre  en  toutes  circonstances  les  conseils  de  la 
princesse  sa  femme,  Dokouz  Khatoun,  une  Kéraït,  chrétienne 
zélée,  protectrice  du  clergé  nestorien.  L'expédition  prit  l'allure 
d'une  croisade  :  Houlagou  comblait  de  faveurs  les  chrétiens, 
faisait  bâtir  des  églises,  donnait  le  commandement  de  son  armée 
à  un  chrétien,  le  Turc  Naïmane  Kit-Bouka,  «  un  vieux  du  temps - 
de  Souboutaï,  »  et,  apprenant  l'arrivée  du  roi  de  France  en 
Chypre  avec  une  nombreuse  armée,  il  lui  envoyait  aussitôt  une 
ambassade.  «  Tandis  que  li  roys  séjornait  en  Cypre,  vindrent  li 
messaige  des  Tartarins  à  li,  et  If  firent  entendre  que  il  li  aide- 


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174  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

roient  à  conquerre  le  royaume  de  Jérusalem  sur  les  Sarrazins. . 
Houlagou  offrait  la  Syrie  en  échange  dWe  alliance.  Saint  Louis 
ne  parait  pas  avoir  aperçu  tous  les  avantages  qu'il  aurait  pu  tirer 
d'une  pareille  combinaison  ;  ces  chrétiens  d'Occident  n'arrivaient 
pas  à  comprendre  qu'il  pût  y  avoir  des  chrétiens  sur  les  confins 
de  la  Chine  et,  malgré  tout,  ils  se  défiaient  des  «  barbares.  »  Saint 
Louis  fit  une  réponse  honnête,  mais  vague,  et  il  envoya  au 
Khan  une  belle  petite  chapelle  «  que  il  lour  fist  faire  d'écariate,  » 
et  deux  moines  pour  chanter  messes.  Ces  politiques  réalistes 
prirent  mal  la  pieuse  intention  du  bon  roi  ;  son  envoyé,  Guil- 
laume de  Rubruquis,  rapporta  une  lettre  des  plus  cavalières  où  le 
Khan*traitait  le  roi  de  France  en  vassal  et  lui  rappelait  l'intermi- 
nable liste  des  peuples  vaincus  par  les  Mongols.  Le  bon|Sire  com-  . 
prit  son  erreur  et  la  maladresse  de  son  envoyé  ;  «  et  sachiez  qu'if 
se  repentit  fort  quand  il  y  envoya.  »  Il  était  trop  tard  ;  l'occasion 
était  manquée  :  saint  Louis,  en  Egypte,  se  heurtaaux  vieilles  bandes 
turques  qui,  depuis  tant  d'années,  reculaient  devant  les  Mongols 
et  qui  se  ralliaient,  au  Caire,  sous  l'étendard  musulman  :  ce 
furent  ces  soudards  qui  vainquirent  à  la  Massoure.  Houlagou, 
pendant  ce  temps,  triomphait,  écrasait  les  Assassins,  entrait  dans 
Bagdad,  dont  il  faisait  égorger  tous  les  habitans,  mettait  à  mort 
le  Khalife  et  supprimait  le  Khalifat  (1258).  La  Syrie,  avec  Alep 
et  Damas,  était  bientôt  conquise.  Mais  là,  les  armes  mongoles, 
depuis  si  longtemps  invaincues,  allaient  trouver  le  terme  de 
leurs  triomphes.  Un  aventurier  Kiptchak,  au  service  du  sultan 
d'Egypte  Koutouz,  Beïbars  (la  Panthère),  rassemblant  tous  les 
reltres  turcs  qui  fuyaient  devant  Houlagou,  ralliant  les  derniers 
compagnons  de  Djelal  Ed-Dine,  battit  Kit-Bouka  et  ses  Mongols 
près  d'Aïn-Djalout  (les  sources  de  Goliath)  en  Palestine.  C'était 
la  revanche  de  l'Islam  qui  commençait.  Bientôt,  la  «  Panthère  » 
poignardait  son  maître,  prenait  sa  place,  conquérait  la  Syrie, 
abattant  les  églises,  proclamant  le  triomphe  de  Mahomet,  enle- 
vant aux  Francs  leurs  dernières  places,  le  Krak  et  Saint-Jean- 
d'Acre.  L'Islam,  après  une  courte  éclipse,  l'emportait;  bientôt 
tous  les  Mongols  et  les  Turcs  de  l'Ouest  allaient  eux-mêmes  se 
convertir  à  la  foi  du  Prophète.  Le  règne  de  Timour,  au  xiv*  siècle, 
marque  le  triomphe  définitif  du  Croissant;  c'en  était  fait  du 
christianisme  en  Asie. 

L'Asie,  nous  l'avons  dit,  est  le  pays  de  l'immuable,  en  ce 


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«^ 


LE   PÉRIL  JAUNE  AU  Xlll*   SIÈCLE.  175 


sens  que  certaines  conditions  naturelles  y  déterminent  certains 
régimes  sociaux  et  fixent  aux  migrations  des  peuples  des  routes 
invariables  ;  mais,  là  où  vit  Thumanité,  Timmobilité  ne  saurait 
exister  :  TAsie  est  le  pays  des  évolutions  lentes  et  profondes, 
qui  mettent  des  siècles  à  s'épanouir,  mais  qui  changent  la  face 
du  monde.  Le  xiii*  siècle  a  été,  pour  TAsie,  une  époque  de  crise. 
Sous  les  pas  des  chevaux  mongols,  des  empires  naissent,  d'autres 
s'écroulent;  le  vieux  continent  s'agite  en  d'efifroyables  convul- 
sions; TefiFort  de  la   race  turco-mongole  vers  Tunité,  préparé 
par  de  longues  générations,  aboutit  à  la  carrière  prodigieuse  du 
Tchinghiz  Khan.  C'est  aussi  le  temps  où,  entre  les  trois  grandes 
religions  qui  se  partagent  le  monde,  la  lutte  reste  encore  indécise. 
Mais,  à  mesure  que  l'œuvre  de  l'Empereur  Inflexible  s'effrite 
sous  l'action  des  forces  dissociantes,  la  Chine  et  le  bouddhisme 
d'un  côté,  l'Islam  de  l'autre,  donnent  à  l'Asie  la  forme,  l'organi- 
sation sociale,  politique  et  religieuse  qu'elle   devait   conserver 
hiératiquement  jusqu'à  nos  jours.  L'Europe  a  assisté  à  ces 
secousses  terribles,  elle  en  a  été  ébranlée,  mais  nous  avons  vu 
aussi  qu'elle  a  su  en  profiter  :  Pékin  et  la  Chine  n'étaient  pas,  à 
cette  époque,  des  pays  ignorés  des  marchands  ou  des  voyageurs 
européens;  entre  Extrême-Orient  et  Occident,  des  relations  régu- 
lières s'étaient  établies.  Ces  temps  sont  revenus;  mais  il  semble 
qu'aujourd'hui  les  évolutions  historiqpies  règlent  leur  allure  sur 
celle  des  locomotives  et  des  bateaux  à  vapeur  ;  les  événemens  se 
{Précipitent  avec  une  déconcertante  rapidité.  Sur  la  route  que 
suivirent  les  régimens  invincibles  de  Djébé  et  de  Souboutaï,  le 
chemin  de  fer  transporte,  en  sens  inverse,  des  masses  de  troupes 
qui  vont  à  de  lointaines  batailles  dont  on  ne  saurait  encore  pré- 
voir le  résultat.   Qu'en  adviendra-t-il  pour  l'Europe?  Doit-elle 
en  redouter  les  conséquences,  en  sera-t-elle  victime  comme  le 
furent  la  Russie,  la  Pologne  et  la  Hongrie,  ou  bien  saura-t-elle, 
comme  le  fit  Venise,  en  tirer  avantage?  C'est  l'angoissant  mys- 
tère de  l'avenir.  En  tout  cas,  la  poussée  russe  et  le  canon  d'une 
guerre  atroce  ont  rouvert  l'ère  inquiétante  des  révolutions  de 
l'Asie. 

René  Piison. 


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GEORGE  SAND  ET  SA  FILLE 

D'APRÈS  LEUR  CORRESPONDANCE  INÉDITE  ^*) 


II 

DU  MARIAGE  DE  SOLANGE  A  LA  MORT 
DE  JEANNE  GLÉSINGER  (1847-1855) 


«  Sois  boni  aussi  *paaTre  aoge  ftrraciie  de 
mon  sein  et  ravi  par  la  mort  à  ma  tendress« 
sans  bornes  !  » 

Eut,  de  ma  vi«,  IV,  487. 


A  la  fin  de  cette  Histoire  de  ma  vie  qui,  si  elle  ne  brille  pas 
toujours  par  l'exactitude  documentaire,  n'en  demeure  pas  moins 
un  livre  beaucoup  plus  vrai  qu'on  ne  Ta  cru,  George  Sand  a 
tracé  ces  lignes  :  «  Ma  vie,  deux  fois  ébranlée  profondément, 
en  1847  et  en  1855,  s'est  pourtant  défendue  de  l'attrait  de  la 
tombe;  et  mon  cœur,  deux  fois  brisé,  cent  fois  navré,  s'est  dé- 
fendu de  l'horreur  du  doute.  Attribuerai-je  ces  victoires  de  la 
foi  à  ma  propre  raison,  à  ma  propre  volonté?  Non.  Il  n'y  a  en 
moi  rien  de  fort  que  le  besoin  d'aimer.  Mais  j'ai  reçu  du  secours, 
et  je  ne  l'ai  pas  méconnu,  je  ne  l'ai  pas  repoussé  (2).  » 

Ces  lignes  sont  datées  du  14  juin  1855. 

A  ce  moment,  George  Sand  revenait  d'Italie.  Elle  était  allée 
demander  à  Rome,  à  Tivoli,  à  Frascati,  la  lumineuse  bienfaisance 
de  l'art  et  du  ciel,  pour  combattre  les  mortelles  ténèbres  qui  l'en- 
vahissaient au  lendemain  du  drame  de  famille  qui  s'était  dénoué 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  février. 

(2)  Histoire  de  ma  vie,  IV,  485-486. 


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GEORGE    SAND   ET   SA    FILLE.  177^1 

par  la  mort  de  sa  petite-fille,  Jeanne  Clésinger.  une  tois  ae  plus,  I 
elle  venait  d'échapper  au  désespoir,  au  suicide  qui  l'avait  jadis 
tentée.  Rentrée  à  Noliant  auprès  de  la  petite  tombe,  rendue  et 
comme  ressuscitée  à  la  nature  berrichonne,  au  travail,  et  à  la  so- 
ciété de  son  fils,  —  ses  trois  consolations  éternelles,  —  elle  pou- 
vait, rassérénée  maintenant,  parcourir  les  étapes  du  véritable 
calvaire  qu'elle  avait  gravi,  entre  cette  année  1847  où  elle  avait 
commencé  V Histoire  de  ma  vie,  et  l'année  1855  où  elle  l'avait 
achevée.  Dans  cette  courte  période,  la  mère  avait  vu  le  naufrage 
du  bonheur  de  sa  fille  ;  l'amie  avait  dû  rompre  l'attachement  qui 
lui  tenait  le  plus  au  cœur;  la  grand'mère  avait  mis  au  tombeau 
une  suprême  espérance.  Nous  ne  disons  rien  des  déceptions  de 
la  politique,  de  la  banqueroute  de  1848,  de  rEmjiire  prévu  par 
George  Sand,  subi  en  silence,  mais  jamais  accepté  :  du  moins, 
de  ce  côté,  des  réparations  s'entrevoyaient-elles  à  échéance.  Le 
reste,  malheureusement,  était  irrémédiable. 

L'année  1847  avait  été  triplement  néfaste  à  son  cœur.  Trois 
mots  la  résument  :  luttes,  tortures,  ruptures;  et  les  trois  acteurs 
de  ce  drame  intime  s'appellent  Solange,  Glésinger,  Chopin.  La 
fille,  le  gendre,  l'ami  d'hier  passé  au  camp  ennemi,  tels  sont 
les  trois  adversaires  avec  lesquels  George  Sand  eut  simultané- 
ment à  compter.  Le  mariage  de  Solange  fut  le  point  de  départ 
de  ces  diverses  hostilités.  Et,  de  ces  tristes  débats,  peu  de  té- 
moignages aujourd'hui  survivent.  Chose  pire  :  ceux  qui  ont  sur- 
vécu semblaient  jusqu'ici  accuser  George  Sand.  Solange,  dans 
ses  lettres  à  M""*  Bascans,  se  plaint  que  sa  mère  ait  manqué  de 
cœur  envers  elle  (1).  Dans  ses  lettres  à  Chopin,  elle  précise,  dé- 
taille et  aggrave;  de  vilaines  questions  d'argent  brochent  sur 
le  tout.  Chopin,  de  son  côté,  écrivant  à  sa  famille,  présente  son 
«  hôtesse,  »  aussitôt  après  la  rupture,  squs  le  jour  le  plus  déplai- 
sant (2).  Si  bien  que,  à  en  juger  sur  ces  seuls  indices,  on  a  pu 
porter  de  très  bonne  foi  sur  George  Sand  un  jugement  défavo- 
rable. Mais  ce  ne  sont  là  que  des  apporences.  Le  caractère  de 
George  Sand  ne  s'est  pas  plus  démenti  à  l'occasion  du  mariage  de 
sa  fille  qu'en  toute  autre  conjoncture  grave  de  sa  vie.  Seulement 
les  circonstances  de  la  rupture  avec  Chopin,  comme  celles  mêmes 
du  mariage  de  Solange,  n'ont  jamais  été  jusqu'ici  bien  connues. 
Enfin,  plusieurs  fils  sont  ici  brouillés  ensemble,  qu'il  s'agit  de 

(1)  La  fille  de  George  Sand,  p.  71. 

(2)  Carlowicz,  ouv,  cité, 

TOME  XXVI.  —  1905  12 


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178  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

démêler.  II  y  a  la  question  Clésinger,  la  question  Chopin,  et  aussi 
des  questions  de  finances  et  d'intérêts.  Isoler  chacune  de  ces 
questions,  Téclairer  rapidement,  sera  d'abord  notre  tâche.  Ceci 
fait,  rhistoire  des  j  apports  de  la  mère  et  de  la  fille  s'éclairera 
d'elle-même,  et  n'olfrira  plus  aucune  obscurité.  Autant  que  pos- 
sible, ici  comme  plus  haut,  nous  laisserons  parler  les  textes,  et 
nous  produirons,  .sur  les  personnages  mifi  en  cause,  leurs  propres 
témoignages  inédits. 

VI 

Comment  Je  sculpteui*  Clésinger  entra-t-il  en  rapports  avec 
George  Sand?  Rien  de  plus  hononble  pour  tous  deux  que  le 
début  de  cette  histoire.  Ce  même  Clésinger  qui,  beaucoup  plus 
tard,  devait  so  répandre  en  propos  fâcheux  sur  son  ancienne 
bienfaitrice,  fut  d'abord  porté  vers  George  Sand  par  un  élan 
d'enthousiasme,  auquel  George  Sand  répondit  p(ur  un  mouve- 
ment de  générosité. 

Un  matin  de  mai*s  1846,  George  Sand  recevait  une  lettre 
singulière,  b&roque,  mais  touchante  de  sincériti),  signée  d'un 
nom  encore  i]\connu  : 

Madame, 

Persuadé  qae  lu  reconnaissance  est  la  première  des  vertus,  je  prends  la 
liberté  de  vons  ôcriie,  vous  criant  merci,  merci!... 

Sans  doute  que  l'auteur  de  Consnelo,  cette  âme  et  ce  cœur  tout  artiste, 
visitera  Toxposition  do  sculpture.  A'.ors,  Madame,  jetez  un  regard  sur  une 
statue  de  la  Mélancolie,  couronnée  (.e  myrthe,  tenant  un  manuscrit  dans  la 
main  gauche,  et  soutenant  sa  tôte  ff.tiguéede  la  droite.  Cette  statue  est  le  ré- 
sultrit  d'une  ferme  volonté  et  d'un  irdent  désir.  Si  vous  y  trouvez  l'ombre  de 
Taiistère  mélancolie  de  LiHiafSoyei  heureuse,  Madame,  car  c'est  votre  œuvre. 

Il  me  serait  bien  pénil  le  de  i  evenir  sur  le  passé  et  de  vous  conter  com- 
ment un  fourrier  du  !«'  de  cuirassier  {sic)  en  1839  est  l'auteur  de  cette 
.statue.  Seulement,  Madame ,  pjrmeltez-lui  d'espérer  que  vous  en  accepterez 
la  dédicace,  et  que  vous  coLFentirez  à  ce  qu'il  grave  sur  le  marbre  étemelle 
le  titre  touchant  de  Consufio,  C'est  le  seul  bien  que  j'envie,  la  seule  récom- 
pense, la  réalisation  de  mon  rêve.  Bien  heureux  si  lebonheui  que  vous  aurez 
procuré  peut  vous  do»:ner  un  instant  d'indicible  joie  et  d'orgueil. 

Agréez,  etc.  (i). 

A.  Clésinger. 
Lundi  soir,  16  mars  1846. 

(1)  Cette  lettre,  communiquée  pur  nous  à  M.Jules  Claretie,  aparu  dans  le  Temps 
du  1**  juillet  1904.  Nous  en  avons  irespecté  l'orthographe. 


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W^' 


GEORGE    SAND    Ef    SA    FILLE.  179 

George  Sand  lut  toujours  maternelle  aux  artistes.  On  sait 
qu'à  cette  date  elle  attendait  d'eux  la  palingénésie  sociale.  Elle 
inspirait  les  poètes  ouvriers,  échauffait  de  sa  flamme  la  littéra* 
ture  prolétaire.  Depuis  quatre  ans,  elle  avait  noué  correspon- 
dance avec  le  poêle- maçon  de  Toulon,  Charles  Poney,  dont  elle 
voulait  faire  Tapôfre  des  temps  futurs.  Touchée  par  la  lettre  do 
Clésinger,  elle  lut  répondit  courrier  par  courrier.  Trois  jours 
après,  le  19  mars,  nouvelle  lettre  : 

...  0,  Madame,  je  ne  croyais  pas  que  j'eusse  mérité  l'honneur  insigne 
que  vous  me  faites  eo  m'écrivant  cette  sainte  et  pieuse  lettre,  où  votre  grand 
cœur  et  votre  belle  Ime  se  montre  tout  entière.  G,  merci  à  vous  qui  me 
donnez  de  si  bons  conseils.  Ho  non,  l'orgueil  n'est  pas  encore  en  moi,  car, 
je  n'ai  rien  fait  poui  être  orgueilleux...  Qà3  n'ais-je  le  divin  don  de  pou- 
voir vous  exprimer  toutes  les  pensées  qu;  votre  lettre  si  paternelle  fait 
bondir  dans  ma  poitrine.  C'est  un  véritable  chao;  j'aurais  cependant  le 
soin  de  l'élaborer,  'it  de  vous  soumettre  ute  à  une  ces  pensées,  ces  idées 
suggérées  par  la  noble  ambition,  la  sainte  reconnaissance,  et  l'amour 
exclusif  de  mon  art.  Hol  non,  Madame,  guidé  par  vous,  je  ne  puis  suc- 
comber, non,  non...  Merci,  Madame,  pour  le  bien  que  vous  me  faites  et  le 
courage  que  vous  m  3  donnez...  Dans  quelques  semaines,  je  vous  prierai  à 
genoux  de  vouloir  b  en  venir  visiter  une  statue  de  la  Douleur!  Puisse-t-elle 
répondre  à  celle  qu-  ronge  sans  cesse  mon  cœur  attristé  par  la  connais- 
sance de  ce  monde  que  je  fuis  et  que  cependant  je  ne  peux  éviter. 

Sojez  heureuse,  Madame,  et  bien  flère,  ]iour  le  bonheur  que  vous  avez 
procuré  à  un  pauvre  jeune  homme;  il  le  proclamera  bien  haut,  car  dans 
ses  œuvres  il  espère  toujours  rappeler  Geo  rge  Sand  à  qui  il  doit  ce  qu'il 
est.  Oui,  je  ferai  en  sorte  de  devenir  grand  parmi  les  hommes,  ne  serait-ce 
que  pour  payer  la  dette  de  la  reconnaissance. 

Daignez  recevoir,  etc. 

A.  Clésingkr. 
19  mars  [1846]. 

L'artiste  fut  ))résenté  à  George  Sand  durant  le  séjour  qu'elle 
fit  à  Paris,  au  d^but  de  1847  (1).  Puis  elle  visita  son  atelier.  En 
février  1847,  les  relations  commençaient  à  se  nouer.  George 
Sand,  qui  préparait  le  mariage  de  Solange  avec  Fernand  de 
Préaulx,  ne  pouvait  soupçonner  alors  que  Clésinger  songeât  à  sa 
fille;  et  sans  doute  Clésinger  n'y  songea-t-il  qu'en  faisant  le  buste 
de  la  fille,  après  celui  de  la  môre  (2).  La  première  mention  de 
Solange  apparaît  dans  une  troi.ùème  lettre  de  Clésinger. 

(1)  Nous  induison  ;  ceci  de  la  9*  lettre  adressée  par  Chopin  à  sa  famille,  sous  la 
date  du  19  avril  1847.  Voyez  Carlowicz,  ouv,  cité. 

(2)  Voyez  Corr.,  U,  362,  lettre  à  M—  Marliani,  et  la  lettre  de  Chopin  précitée. 


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180  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Madame,  je  m'empresse  de  vous  envoyer  mon  petit  Faune  (i).  Ce  sera 
poar  moi  une  véritable  fête  d'aller  vous  le  présenter  moi-môme  et  vous  re- 
mercier de  votre  si  bonne  visite  d'hier.  Mon  Dieu,  que  je  voudrais  pouvoir 
m'expliquer  et  vous  dire  tout  ce  que  mon  cœur  sent  et  palpite!  Mais  je  ne 
sais  que  l'écrire  sur  du  marbre  ou  du  bronze.  Acceptez  doDC,  Madame,  le 
tribut  d'un  jeune  homme  bien  ûère  d'avoir  pu  graver  votre  grand  nom 
à  côté  du  sien  sur  le  marbre  éternelle.  A  vous,  Madame  Sand,  l'honneur 
d'avoir  créé  et  encouragé  un  jeune  statuaire,  et  qui  vous  demandera  encore 
aide  et  protection  pour  la  Terre,  cette  nourrice  des  hommes,  que  je  vais 
chercher  à  reproduire. 
Agréez,  Madame,  etc. 

I  A.   Gl£sI2«6ER. 

»  Vendredi,  19  février  1847. 

P.  S.  Daignez,  Madame,  présenter  mes  hommages  à  Messieurs  vos  fils 
(sans  doute  Maurice  et  Chopin)  et  M^^*  Sand,  et  les  remercier  aussi  de  leur 
extrême  bienveillance  à  mon  égard. 

Dès  lors  les  événemens  se  précipitent.  Le  sculpteur  s'éprend 
de  son  beau  modèle,  qu'il  représente  fleur  au  corsage,  narines 
frémissantes,  cheveux  en  mouvement,  comme  ceux  d'une  ardente 
chasseresse  (2);  et  le  modèle  reçoit  le  coup  de  foudre  du  robuste 
sous-officier  devenu  pétrisseur  de  glaise.  Elle  rompt  elle-même 
son  mariage  avec  M.  de  Préaulx,  la  veille  du  contrat  (3).  Elle 
bouscule  tout,  exige,  impose  «  son  sculpteur.  »  George  Sand, 
affolée,  cherche  à  se  reconnaître,  veut  gagner  un  peu  de  temps, 
pousser  plus  loin  une  enquête  sur  un  homme  dont  quelqu'un 
vient  de  lui  dire  «  pis  que  pendre.  »  Mais  Solange  est  pressée.  Et 
le  sculpteur,  se  souvenant  qu'il  a  été  cuirassier,  brusque  les 
choses  par  un  procédé  militaire.  Il  enlève  Solange.  Ce  point  a  été 
ignoré.  Si  nous  le  révélons,  c'est  qu'il  explique  tout  le  reste. 

George  Sand  n'avait  plus  qu'à  sauver  les  apparences,  et  elle  le 
lit  avec  son  dévouement  accoutumé.  EHe  marie  au  plus  vite.  C'est 
elle,  maintenant,  qui  est  pressée.  L'enlèvement,  par  bonheur,  ne 
s'est  pas  ébruité.  Chopin  lui-même,  Chopin  surtout  l'a  ignoré. 
Et  ceci,  encore,  va  expliquer  certaines  assertions  bizarres  de 
Chopin  à  sa  famille...  Mais  suivons  notre  fil.  George  Sand  prend, 
par  diplomatie  maternelle,  ime  attitude  satisfaite.  Elle  est  heu- 
reuse, comment  donc  !  Elle  écrit  à  M"**  Marliani,  le  6  mai,  une 

(1)  Le  Faune  enfant  avait  été  exposé,  de  nïôme  que  la  Mélancolief  au  Salon  de 
1846. 

(2)  Cette  belle  œuvre  appartient  aujourd'hui  à  M.  Ch.  Delagrave. 

(3)  Chopin,  lettre  précitée  commencée  la  semaine  sainte  et  terminée  le  i9  avril  : 
«  Quand  ils  sont  tous  arrivés  à  Paris  pour  faire  le  contrat,  elle  n'en  a  plus  voulu.  ■• 


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GEORGE    8AND    ET   SA    FILLE.  181 

lettre  qui  équivaut,  urbi  et  orbi  (car  la  bonne  M°*  Marliani  était 
fort  comipunicative),  à  un  certificat  de  bonne  vie  et  mœurs  pour 
Clésinger,  qu'elle  connaît  à  peine.  Au  fond,  elle  est  trop  sincère 
pour  ne  pas  dissimuler  assez  mal;  on  peut  lire  entre  les  lignes  : 
«  C'est  depuis  un  mois  que  son  activité  [celle  de  Clésinger]  a 
levé  tous  les  obstacles,  et  réduit  à  néant  toutes  les  objections 
possibles.  »  Rien  n'est  pourtant  fixé,  quant  au  jour,  quant  au 
lieu.  Clésinger  a  couru  à  Guillery,  chez  Dudevant.  Se  mariera- 
t-on  à  Nohant?  en  Gascogne?  Les  bans  se  publient,  et  «  pourtant 
on  ne  sait  encore  rien  dans  ce  pays-ci,  et  nous  nous  préservons 
des  grandes  annonces.  »  Cette  discrétion  procède,  certes,  d'une 
attention  délicate  à  l'endroit  du  fiancé  rebuté,  qui  habite  le  pays. 
Mais  est-ce  la  seule  raison?  «  Il  faut  bien  que  la  fatalité  appa- 
rente soit  une  volonté  d'en  haut.  Je  n'aurais  pas  voulu  d'abord 
qu'on  fît  si  vite  un  autre  choix.  Mais,  le  choix  étant  fait  (et 
vous  savez  que  les  parens  n'empêchent  rien  de  ce  côté-là),  je 
crois  qu'il  faut  le  ratifier  bien  vite...  Je  ne  puis  rien  vous  dire 
de  moi,  sinon  que  je  suis  fatiguée  à  mourir  (1).  »  Tout  trahit  la 
précipitation  d'un  mariage  anormal. 

Même  note,  et  aggravée,  dans  les  lettres  plus  confidentielles 
à  Poney  : 

18  avril  [1847]. 

En  six  semaines,  elle  (Solange)  a  rompu  un  amour  qu'elle  éprouvait  à 
peine,  elle  en  a  accepté  un  autre  qu'elle  subit  ardemment.  Elle  se  mariait 
avec  celui-ci  ;  elle  le  chasse  et  épouse  celui^à.  C'est  bizarre,  c'est  hardi 
surtout,  mais  enfin  c'est  son  droit  et  le  destin  lui  sourit.  A  un  mariage  mo- 
deste et  doux  elle  substitue  un  mariage  brillant  et  brûlant.  Elle  domine  tout 
et  m'emmène  à  Paris  à  la  fin  d'avril...  Le  travail  et  l'émotion  prennent  tous 
mes  jours  et  toutes  mes  nuits...  Il  faut  que  ce  mariage  se  fasse  impétueuse- 
ment, comme  par  surprise.  Aussi  est-ce  un  secret  grave  que  je  vous  confie, 
et  que  Maurice  lui-même  ne  sait  pas  (il  est  en  Hollande)... 

Le  21  mai,  elle  écrit  encore  au  ménage  Poney  : 

Mes  enfans,  ma  ûlle  Solange  est  mariée  d'hier,  bien  mariée,  avec 
un  galant  homme  et  un  grand  artiste,  Jean-Baptiste  Clésinger.  Elle  est 
heureuse.  Nous  le  sommes  tous.  Mais  nous  sommes  sur  les  dents,  car 
jamais  mariage  n'a  été  mené  avec  tant  de  volonté  et  de  promptitude... 
M.  Dudevant  a  passé  trois  jours  chez  moi,  et  le  voilà  reparti.  Il  nous  fallait 
le  saisir  au  vol  dans  un  bon  moment,  et  nous  n'avons  pas  même  eu  le  temps 

(1)  Corr,,  II,  p.  3C1-3G4. 


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i82 


REVUE  DES   DEUX   MONDES. 


d'averlir  nos  amis  à  une  lieue  à  la  ronde.  Nous  avons  fait  venir  le  maire  et 
Je  curé,  au  moment  où  ils  y  pensaient  le  moins»  etnous  avons  marié  comme 
par  surpris*.  C'est  dona  uni,  etnous  respirons. 

Il  semble  que  nous  entendions  le  soupir  de  soulagement  de 
la  mère  qui  a  vu  sa  fille  côtoyer  les  abîmes. 

Aussitôt  après,  elle  se  ressaisit.  Elle  n'est  pas  longue  à  se 
faire  illusion.  Elle  connaît  trop  Solange  pour  espérer  d'elle  une 
passion  durable,  ou  la  transformation  d'un  amour  de  tête  en 
attachement  de  cœur.  Et  Clésinger  s'est  fait  juger  à  son  acte.  Elle 
commence  à  deviner  sa  vraie  nature  :  plus  bouillant  qu'inspiré, 
plus  bruyant  qu'énergique,  tumultueux,  désordonné,  dépensier, 
débraillé  peut-être,  d'ailleurs  d'instruction  nulle  ;  et  quant  à  l'édu- 
cation... Une  angoisse  la  saisit.  Que  sera  le  lendemain  pour  sa 
fille?  Que  sera-t-il  pour  elle-même?  Car  si  Clésinger,  dilapidant 
la  dot  de  sa  femme  (ce  qu'elle  semble  avoir  prévu  tout  de  suite)  (1), 
vient  planter  sa  selle  d'atelier  à  Nohant,  et  bouleverser  sa  vie  de 
méditation  et  de  travail,  que  deviendra-t-elle?  Elle  prend  un  parti 
rigoureux,  mais  prudent,  qu'elle  signifiera  bientôt  à  sa  fille. 
Nohant  sera  toujours  ouvert  à  Solange,  «  si  elle  venait  à  se 
brouiller  avec  son  mari  ;  #>  quant  à  ce  gendre  imposé  dont  elle  a 
le  procédé  sur  le  cœur,  elle  déclare  ne  plus  vouloir  le  connaître. 
C'est  dans  ces  dispositions  que  Solange,  au  retour  du  voyage  de 
noces,  la  trouve  à  sa  grande  stupeur.  Elle  s'en  plaint  à  Chopin  (2), 
qui,  lui  aussi,  avait  dû  s'exiler  de  Nohant  sur  ces  entrefaites, 
nous  dirons  tantôt  pourquoi.  Elle  s'en  étonne.  Ceci  prouve  seule- 
ment sa  jeunesse.  Au  reste,  de  cette  jeunesse,  et  de  son  inexpé- 
rience, elle  allait  multiplier  les  preuves  durant  le  reste  de  cette 
année  1847,  qui  fut  pour  une  jeune  mariée,  élevée  comme  l'avait 
été  Solange,  une  terrible  année  d'apprentissage. 

Solange,  d'ailleurs,  ne  faisait-elle  pas  son  mea  culpa  à 
demi-mot,  lorsqu'elle  écrivait  à  Chopin,  au  milieu  de  ses 
plaintes  : 

(1)  En  se  mariant,  Clésinger  avouait  24  000  francs  de  dettes.  U  ne  disait  pas 
tout. 

(2)  «  Je  Tai  trouvée  très  changée,  mais  froide  comme  de  la  glace,  et  même 
dure.  Elle  a  commencé  par  me  dire  :  que  si  je  me  brouillais  avec  mon  mari,  je 
pourrais  retourner  à  Nohant;  que,  quant  à  lui,  elle  ne  le  connaissait  pas...»  (Lettre 
du  10  novembre  1847).  —  Même  note,  dans  la  lettre  précédente;  affaires  d'argent 
dans  la  lettre  suivante,  et  plaintes  sur  l'abandon  où  sa  mère  la  laisse  (Garlowicz, 
ouvrage  cité),  —  Doléances  identiques,  mais  d'un  ton  plus  adouci,  dans  la  lettre 
à  M—  Bascans  {la  Fille  de  George  Sand,  p.  S7-C0). 


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%%^^  - 


GEORGE    SAND    ET   SA    FILLE.  183 

Remarquez  qu'on  est  toujours  puni  par  où  on  a  péché.  Voyez  moi,  avec 
mes  goûts  de  luxe,  qui  aurais  trouvé  un  carrosse  à  six  chevaux  à  peine 
digne  de  me  porter,  moi  qui  comptais  vivre  dans  des  espaces  imaginaires 
avec  des  rêves  de  poésie,  au  milieu  des  nuages  et  des  fleurs,  me  voilà  plus 
prosaïque,  plus  aplatie  que  l'être  le  plus  terre  à  terre.  Je  suis  sûre  que  je 
deviendrai  avare,  moi  qui  aurais  jeté  des  millions  par  les  fenêtres.  J'ai  plus 
vieilli  en  huit  jours  qu'en  dix-huit  ans  ;  et  je  crois  qu'il  y  a  peu  de  femmes 
de  mon  âge,  élevées  comme  moi  en  princesses,  qui  aient  passé  par  de  si 
rudes  épreuves  aussi  tranquillement  que  je  l'ai  fait. 

D'un  côté  les  soucis  d'argent,  de  l'autre  une  mère  qui  m'abandonne 
brusquement  sans  que  j'aie  aucune  connaissance  de  la  vie;  un  père  plutôt 
dur  qu'affectueux,  un  père  sans  tendresse,  Yoilà  qui  n'arrive  pas  tous  les 
jours  à  des  filles  de  dix-neuf  ans...  Heureusement  que  j'ai  mon  sculpteur, 
qui  me  console  de  tout,  qui  me  tient  lieu  de  tout  (1)... 

Voilà  l'état  moral  de  la  jeune  femme,  quelques  mois  après  le 
mariage. 

L'état  de  la  mère  ne  vaut  guère  mieux.  A  Poney,  le  14  dé- 
cembre 1847  :  «  Vous  avez  compris...  que  je  traversais  la  plus 
grave  et  la  plus  douloureuse  phase  de  ma  vie.  J'ai  bien 
manqué  d'y  succomber  quoique  je  l'eusse  prévue  longtemps 
d'avance,  etc.  (2).  »  Elle  ajoute  : 

Solange  est  venue  me  voir  en  passant  pour  aller  chez  son  père  à  Nérac. 
Elle  a  été  roide  et  froide,  et  sansrepentir  aucun  [c'est  nous  qui  soulignons]. 
Elle  est  enceinte,  et  je  n'ai  pas  voulu  dire  un  mot  qui  pût  l'émouvoir  péni- 
blement. Du  reste,  elle  est  bien  portante,  plus  belle  que  jamais,  et  prenant 
la  vie  comme  un  assemblage  d'êtres  et  de  choses  qu'il  faut  dédaigner  et 
braver. 

Et  un  peu  plus  loin,  en  annonçant  r/y^/o/rerfe  ma  vie  : 

...  Ce  sera  une  assez  belle  affaire  qui  me  remettra  sur  mes  pieds,  et 
m'ôtera  une  partie  de  mes  anxiétés  sur  l'avenir  de  Solange,  qui  est  assez 
compromis  (3)  par  son  manque  d'ordre  et  les  dettes  de  son  mari,  [Ces  der- 
niers mots  supprimés  dans  le  texte  imprimé.] 

La  dette  I  Ce  mot  fut  la  terreur  de  la  grande  tâcheronne,  que 
son  incorrigible  générosité  empêcha  toujours  d'être  riche  et 
qui,  vers  cette  époque,  était  moins  que  jamais  à  son  aise.  Neuf 
ans  auparavant,  en  1838,  elle  avait  recouvré  la  jouissance  de 
l'hôtel  de  Narbonne,  moyennant  une  somme  de  50000  francs 

(1)  Carlowicz,  ouvr.  cité,  3*  lettre  de  Solange  à  Chopin. 

(2)  Corr.,  II,  374. 

(3)  Ibid,,  p.  378. 


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184  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

'.versée  à  son  mari  (1).  Appauvrie  de  ce  capital,  elle  dut  s'appau- 
vrir encore  pour  la  réfection  totale  de  Thôtel  de  Narbonne,  qui 
lui  coûta  100  000  francs.  Elle  travailla  dix  ans  à  combler  ce 
vide,  l'hôtel  devant  constituer  dans  ses  plans  la  dot  de  Solange. 
Encore  n'était-elle  pas  dégagée  lors  du  mariage.  Une  somme 
de  50  000  francs  était  hypothéquée  sur  l'immeuble.  George  Sand 
donna  donc  en  dot  à  sa  fille  (contrat  du  18  mai  1847)  l'hôtel  de 
Narbonne  avec  les  charges  qui  lui  incombaient  de  ce  chef,  c'est- 
à-dire  avec  l'obligation  pour  la  communauté  de  solder  les  créances 
encore  dues  sur  l'hôtel,  ou  de  payer  les  intérêts  de  l'hypothèque. 
L'hôtel  rapportait,  en  loyers,  8  264  francs  à  la  date  de  184S.  C'était 
donc,  au  bas  mot,  une  rente  de  8750  francs  net  environ  que 
George  Sand  donnait  à  sa  fille  en  la  mariant,  par  avancement 
d'hoirie  ;  et,  vu  l'état  général  de  ses  finances,  cette  dot  était  de 
sa  part  une  vraie  largesse  ;  c'est  elle,  la  mère,  qui  la  fournissait 
en  entier,  sur  ses  biens  patrimoniaux.  Ces  détails  seraient  oiseux 
si  Solange,  dans  ses  lettres  à  Chopin,  ne  parlait  des  «  créanciers 
de  sa  mère  »  dont  le  ménage  serait  la  proie.  Ce  terme  révèle, 
chez  la  jeune  femme,  ou  une  ignorance  surprenante  de  son 
contrat  de  mariage,  ou  un  usage  équivoque  de  la  langue.  Le  bon 
Chopin  devait  s'y  laisser  prendre.  Que  n'a-t-il  point  cru,  de  ce 
qui  lui  venait  par  Solange,  dans  la  disposition  d'esprit  où  il  était  ! 

En  réalité,  quand  le  déficit  se  révéla  dans  le  ménage,  — 
c'est-à-dire  dès  le  lendemain,  à  cause  des  dettes  du  mari, — George 
Sand  était  hors  d'état  de  tirer  sa  fille  d'affaire,  quand  même  elle 
l'eût  voulu.  Dès  novembre  ou  décembre  1847,  les  époux  Clé- 
singer  touchent  à  la  ruine.  Et  en  1848,  ce  sera  d'abord  la  saisie 
mobilière,  puis  la  vente  de  l'immeuble,  à  la  requête  des  titulaires 
de  l'hypothèque,  pour  intérêts  impayés.  L'hôtel  de  Narbonne, 
finalement,  fut  vendu  à  l'audience  des  criées,  le  6  décembre  1848, 
pour  la  somme  de  100080  francs,  au  moment  le  plus  désastreux 
pour  une  vente  de  cette  nature,  au  lendemain  d'une  révolution  (2). 

George  Sand,  le  cœur  navré,  dut  laisser  l'exécution  s'accom- 
plir. Mais  nous  démêlons,  dans  les  allusions  de  certaine  lettre, 

(1)  Histoire  de  ma  vie,  TV,  422-423.  Sur  la  fortune  patrimoniale  de  George  Sand, 
Toyez  Wladimir  Karénine,  ouvr,  cité,  I,  225-226. 

(2)  Nous  devons  tous  ces  détails  à  l'obligeance  de  M.  Henry  Harrisse»  ami  de 
la  famille,  et  qui  fut  consulté  au  sujet  des  réclamations  de  Solange  lors  du  règle- 
ment de  la  succession,  en  1871,  après  la  mort  de  George  Sand.  On  sait  par  ailleurs 
{Souvenirs  et  Idées,  etc.)  quel  ami  précieux  M.  Barrisse  fut  pour  George  Sand 
de  1866  à  1876. 


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GEORGE   SAND   ET    SA    FILLE.  185 

câté  Chopin,  qu'elle  fit  racheter  sous  main  une  partie  du  mobi- 
lier; et  sûrement  elle  en  fit  ensuite  présent  au  ménage,  puisque 
nous  voyons  ce  mobilier  réclamé,  à  coups  d'exploits  d'huissier, 
par  Solange  à  son  mari,  en  l'année  1854.  Elle  fit  plus.  Très  vite, 
peut-être  dès  1849,  elle  servit  volontairement  à  sa  fille  une  rente 
mensuelle  qu'elle  lui  compta  avec  une  ponctualité  de  notaire  (1). 
Et  cela,  toute  sa  vie.  Même  lorsque  Solange,  dégagée  du  mariage 
et  «  lancée,  »  vivait  avec  toutes  les  apparences  de  la  richesse, 
George  Sand  ne  cessa  jamais,  par  principe,  de  prélever  tous  les 
ans  une  somme  fixe  sur  le  produit  de  sa  plume,  pour  les  consa- 
crer aux  «  besoins  éventuels  »  de  sa  fille  (2).  C'est  dire  quelle 
erreur  commettent  ceux  qui,  de  bonne  foi,  ont  touché  à  ces 
délicates  questions.  Nous  n'y  touchons  nous-même  q^ue  pour 
x*emettre  les  choses  à  leur  vrai  point. 

VII 

Reste  l'incident  Chopin. 

Il  est  oiseux,  sans  doute,  d'exprimer  ici  là  profonde  pitié  que 
Kious  inspire  la  fin  du  douloureux  artiste,  mort  victime  de  l'art 
^t  de  sa  fièvre  presque  autant  que  de  sa  maladie.  Qui  ne  serait 
^mu  de  son  isolement,  de  ses  souffrances  physiques,  —  il  étouf- 
fait, —  de  ses  angoisses  morales,  de  ses  affres  religieuses,  enfin 
<iu  long  martyre  qu'il  traîna  jusqu'à  la  fin  de  leçon  en  concert,  de 
Paris  à  Londres  et  de  Londres  à  Paris,  parmi  les  frissons,  la  toux, 
l'insomnie  et  l'hallucination?  Chopin  malade,  Chopin  ^mourant 
attendrira  toujours  les  cœurs  aimans,  comme  sa  musique  trem- 
pée de  larmes  éveillera  toujours  un  navrant  écho  dans  les  âmes 
blessées.  Mais  quoi  !  S'il  lassa  lui-même  la  main  qui  lui  fut  si 
longtemps  bienfaisante,  et  s'il  la  contraignit  à  se  retirer  de  lui, 
n'imputerons-nous  qu'à  George  Sand  un  dénouement  que,  sans 
doute,  elle  n'eût  "pu  conjurer?  L'injustice  serait  par  trop  fla- 
grante. Il  y  a  les  droits  de  la  pitié  certes;  il  y  a  aussi  ceux  de 
la  vérité. 

Mainte  légende  a  couru  sur  cette  célèbre  rupture,  et  nous 
n'en  connaissons  aucune  de  véridique.  Hier,  les  lettres  de  Chopin 
&  sa  famille  ont  fait  entrevoir,  sinon  la  raison  profonde,  du 

(1)  Lettre  de  décembre  1848,  à  M.  Simonnet  père  {inédité). 

(2)  Lettres  manuscrites  de  Solange  à  sa  mère.  Lettres  inédiles  à  Dumas,  année 
1862,  etc.  Cette  rente  fut,  au  début,  de  1 800  francs;  bientôt  après,  de  3  000  francs. 


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186  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

moins  roccasion  de  cette  séparation.  Cette  occasion  fut  ce  que 
certains  ont  appelé  «  une  prétendue  divergence  d'opinion  sur  le 
mariage  de  Solange.  »  Faut-il  donc  croire  qua  George  Sand 
aurait  profité  d'une  circonstance  opportune  pour  se  débarrasser 
d'un  témoin  gênant  (version  Chopin),  ou  d'un  malade  dont  les 
jours  étaient  comptés  (autre  version,  trop  répandue)?  Cette  appré- 
ciation risquerait  d'être  inexacte,  superficielle  et  injurieuse  à  la 
fois  :  inexacte,  en  ce  que  la  question  Clésinger  a  bien  été,  entre 
Chopin  et  George  Sand,  le  sujet  d'un  dissentiment  profond  ;  su- 
perficielle ,  en  ce  que  ce  dissentiment  provenait  lui-môme  de 
désaccords  lointains,  intimes,  cachés,  et  qu'il  s'aggrava  de  tout 
ce  qui  l'avait  précédé:  injurieuse  enfin,  car  George  Sand  souf- 
frit atrocement  d'être  obligée  d'abandonner  à  sa  destinée  son 
«  malade  ordinaire,  »  et  ne  le  fit  qu'à  la  dernière  extrémité,  tou- 
jours prête  d'ailleurs  à  courir  à  son  chevet,  s'il  la  rappelait. 

Chacun  de  ces  points  peut  se  prouver.  Une  seule  lettre,  écrite 
presque  au  lendemain  de  la  séparation  à  un  ami  intime  de  Cho- 
pin, le  Polonais  Grzymala,  suffirait  à  les  établir  tous  les  trois. 
Mais  les  dix  pages  consacrées  à  Chopin  dans  V Histoire  de  ma  vie 
(IV,  464-474)  sont  loin  d'être  négligeables,  et  les  lettres  de  Cho- 
pin elles-mêmes  ne  sont  pas  sans  contenir  quelque  témoignage 
à  l'appui  de  l'une  ou  l'autre  de  ces  assertions. 

Que  la  question  du  mariage  de  Solange  soit  devenue  un  casus 
belli  à  Nohant,  on  n'en  peut  guère  douter.  Chopin,  mêlé  à  la  vie 
de  la  famille  depuis  huit  années,  crut  devoir  s'ingérer  en  cette 
affaire,  comme  il  s'ingérait  en  tout,  et  avec  la  maladresse  d'un 
poète,  d'un  artiste.  Or  il  en  ignorait  l'élément  principal,  c'est  à 
savoir  l'enlèvement  de  Solange  ;  et  George  Sand  connaissait  trop 
bien  sa  totale  absence  de  sens  pratique  pour  le  mettre  dans  le 
secret.  De  là  la  contradiction  que  Chopin  prétend  signaler  à  sa 
famille,  et  qu'il  raille  naïvement,  parce  qu'il  n'en  a  pas  la  clé  : 

Elle  me  proclamera  son  ennemi  parce  que  j*ai  pris  le  parti  de  son 
gendre,  qu'elle  ne  tolère  pas,  uniquement  parce  qu'il  a  épousé  sa  fille; 
tandis  que  moi,  je  me  suis  opposé  à  ce  mariage  tant  que  j'ai  pu.  (Noël  1847.) 

Nous  voyons  d'ici  cet  être  sensitif  croyant  de  son  devoir  de 
conseiller,  d'épiloguer;  on  lui  résiste,  il  se  fâche.  Or,  «  Chopin 
fâché  était  effrayant  (l).  »  Telle  fut  bien  la  cause  déterminante 

(i)  UUU  de  ma  vie,  471. 


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GEOaci:    s  AND   ET    SA   FILLE.  1$7 

non  pas  de  son  «  renvoi,  )>  car  il  ne  fut  pas  chassé^  comme  on 
Ta  dit,  mais  d'une  lettre  très  ferme,  où  George  Sand  mettait  à 
ses  visites  à  Nohant  certaines  conditions.  C'est  encore  Chopin  qui 
nous  fournit  ce  détail  (1).  11  nous  apprend  aussi  (lettre  sui- 
vante,  10  février  1848)  que  sa  «  rentrée  »  à  Nohant  ne  tenait 
qu'à  lui,  et  à  l'observation  d'une  clause  expresse.  Il  avoue  enfin 
que  sa  présence  n'est  «  pas  un  élément  de  paix  à  Nohant.  »  «  Il 
y  a  si  longtemps  que  nous  ne  nous  sommes  vus  sans  aucune 
bataille^  sans  aucune  scène  (2).  Et  je  ne  pouvais  aller  chez  elle 
ayant  pour  condition  de  garder  le  silence  sur  sa  fille.  » 

Ainsi,  Chopin  se  croyait  le  droit  d'intervenir  dans  les  ques- 
tions intimes  de  la  famille  Sand,  et  aimait  mieux  renoncer  à 
Nohant  que  de  s'interdire  l'exercice  de  ce  droit  prétendu.  Atti- 
tude d'autant  plus  étrange,  que  George  Sand  est  seulement  son 
amie,  et,  suivant  le  mot  de  Chopin  dans  ses  lettres  à  ses  parens, 
son  «.  hôtesse.  »  George  Sand  elle-même  le  désigne  ainsi  dans 
un  passage  de  YHistoire  de  ma  vie  (IV,  435)  :  «  l'hôte  des  huit 
dernières  années  de  ma  vie  de  retraite  à  Nohant  sous  la  monar- 
chie. »  Le  mot  a  sa  signification.  Il  est  rigoureusement  exact. 
Sans  doute,  au  début,  Chopin  avait  été  pour  George  Sand  autre 
chose  qu'un  hôte.  Mais  ce  temps  est  déjà  lointain.  Très  vite,  — 
probablement  dès  le  voyage  de  Majorque,  —  George  Sand  a  dérivé 
vers  l'amitié  et  les  soins  maternels  une  passion  corrigée  en  affec- 
tion, par  égard  pour  la  fragilité  du  malade.  Transformation 
héroïque,  accomplie  avec  assez  de  délicatesse  pour  que  Chopin 
n'en  soupçonnât  point  la  vraie  cause,  mais  qui,  en  allongeant 
sûrement  la  trame  légère  de  cette  précieuse  existence,  dut  sans 
doute  en  exaspérer  la  sensibilité  déjà  trop  raffinée.  Chopin  souf- 
frait et  faisait  souffrir  l'entourage  de  son  amie.  Nous  n'en  vou- 
lons que  ce  témoignage,  à  coup  sûr  imprévu,  fourni  par  le 
journal  de  M"'  Juste  Olivier  :  «  5  mars  184^.  Mickiewicz  m'ap- 
porte une  lettre  de  George  Sand,  fort  aimable,  et  croit  que 
Chopin  est  son  mauvais  génie,  son  vampire  moral,  sa  croix, 
qu'il  la  tourmente  et  finira  peut-être  par  la  tuer  (3).  »  Elle, 
cependant,  s'attachait  à  lui  de  tous  les  soins  nouveaux  qu'elle 
lui  prodiguait  chaque  jour,  et  de  tout  ce  que  lui  coûtait  son 
sacrifice  méconnu;  la  nuit,  elle  travaillait  dans  une  chambre 

(i)  Même  lettre.  Carlowicz,  ouvr.  cité,  lettre  X. 

(2)  Cf.  Bi$t.  de  ma  vie,  IV.  p.  472-473. 

(3)  Léon  Séché,  Sainte-Beuve,  U,  p.  109, 


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1S8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voisine,  prête  à  se  lever  cent  fois  pour  chasser  le  cauchemar  de 
son  chevet.  Elle  n'était  plus  que  garde-malade.  Depuis  sept  ans, 
elle  vivait  auprès  de  lui  «  comme  une  vierge,  »  c'est  son  terme, 
lorsque  la  goutte  d'eau  fit  déborder  le  vase.  Ne  fut-elle  pas 
mise  en  demeure,  un  jour,  de  choisir  entre  son  fils  et  Chopin  ? 
«  Maurice  parlait  de  quitter  la  partie.  »  Le  choix  ne  pouvait 
être  douteux.  Il  fallut  donc  se  séparer.  Ce  dut  être  quelques  jours 
avant  le  mariage  de  Solange,  au  début  de  mai  1847  (1).  Là- 
dessus,  Chopin  tombe  malade,  et  on  le  dit  à  la  mort.  Cette  pensée 
la  torture  :  son  cœur  vole  vers  l'infortuné. 

George  Sand  à  Grzymala. 

Nohant,  mai  1847. 

Merci,  cher  ami,  pour  tes  bonnes  lettres.  Je  savais  d'une  manière  incer- 
taine et  vague  qu'il  était  malade,  vingt-quatre  heures  avant  la  lettre  de  la 
bonne  princesse  [Marceline  Gzartoryoka]  ;  remercie  aussi  pour  moi  cet  ange. 
Ce  que  j'ai  souffert  durant  ces  vingt-quatre  heures  est  impossible  à  te  dire; 
et,  quelque  chose  qui  arrivât,  j'étais  dans  des  circonstances  à  ne  pouvoir 
bouger  (2).  Enûn,  pour  cette  fois  encore,  il  est  sauvé;  mais  que  l'avenir  est 
sombre  pour  moi  de  ce  côté  !  Je  ne  sais  pas  encore  si  ma  fille  se  marie  ici 
dans  huit  jours  ou  à  Paris  dans  quinze...  Dans  tous  les  cas,  je  serai  à  Paris 
pour  quelques  jours  à  la  fin  du  mois,  et,  si  Chopin  est  transportable,  je  le 
ramènerai  ici. 

Mon  ami,  je  suis  aussi  contente  que  possible  du  mariage  de  ma  fille, 
puisqu'elle  est  transportée  d'amour  et  de  joie  et  que  Clésinger  me  parait  le 
mériter,  Taimer  passionnémeot  et  lui  créer  l'existence  qu'elle  désire.  Mais 
c'est  égal,  on  souffre  bien  en  prenant  une  pareille  décision.  Je  crois  que 
Chopin  a  dû  souffrir  lui  aussi  dans  son  coin  de  ne  pas  savoir,  de  ne  pas  con- 
naître, et  de  ne  pouvoir  rien  conseiller.  Mais  son  conseil  dans  les  affaires 
réelles  de  la  vie  est  impossible  à  prendre  en  considération.  Il  n'a  jamais  vu 
au  juste  les  faits,  ni  compris  la  nature  humaine,  sur  aucun  point.  Son  âme 
est  toute  poésie  et  toute  musique,  et  il  ne  peut  souffrir  ce  qui  est  autrement 
que  lui.  D'ailleurs  son  influence  dans  les  choses  de  ma  famille  serait  pour 
moi  la  perte  de  toute  dignité  et  de  tout  amour  vis-à-vis  et  de  la  part  de  mes 
enfans. 

Cause  avec  lui,  et  tâche  de  lui  faire  comprendre,  d'une  manière  géné- 
rale, qu'il  doit  s'abstenir  de  se  préoccuper  d'eux.  Si  je  lui  dis  que  Clésinger 
(qu'il  n'aime  pas)  mérite  notre  affection,  il  ne  l'en  haïra  que  davantage,  et 

(1)  Nous  croyons  erronée  la  date  que  donne  M.  Carlowicz,  automne  1847. 

(2)  Non  seulement  à  cause  du  mariage  de  sa  fille,  mais  à  cause  d'un  accident. 
A  Poney,  21  mai  1847  :  «  Pendant  ce  temps-là,  j'avais  un  muscle  cassé  à  la  jambe, 
et  il  fallait  me  porter  comme  un  enfant  Je  vais  mieux.  »  P.-S.  «  Pendant  ce 
temps-là  aussi,  Chopin  était  mourant  à  Paris  ;  et  je  ne  pouvais  aller  vers  lui  I  Que 
de  choses  depuis  ce  i*'  avril  1847  I  •  On  voit  l'absolue  concordance  des  textes. 


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Wf^-^^tm 


GEORGE   8AND    ET    SA   FILLE.  189 

il  se  fera  haïr  de  Solange.  Tout  cela  est  difûciie  et  délicat,  et  je  ne  sais 
aucun  moyen  de  calmer  et  de  rassurer  une  âme  malade,  qui  s'irrite  des 
efforts  qu'on  fait  pour  la  guérir.  Le  mai  qui  ronge  ce  pauvre  être,  au  moral 
et  au  physiqoe,  me  tue  depuis  longtemps;  et  je  Je  vois  s'en  aller  sans  avoir 
jamais  pu  lui  faire  de  bien,  puisque  c'est  l'affection  jalouse  et  ombrageuse 
qu'il  me  porte  qui  est  la  cause  principale  de  sa  tristesse. 

...  Vois  quelle  situation  est  la  mienne  dans  cette  amitié  funeste,  où  je 

me  suis  faite  son  esclave,  dans  toutes  les  circonstances  où  je  le  pouvais  sans 

lui  montrer  une  préférence  impossible  et  coupable  sur  mes  enfansl...  Je 

suis  arrivée  au  martyre  I...  Mais  le  ciel  est  inexorable  envers  moi,  comme  si 

j'avais  de  grands  crimes  à  expier;  car,  au  milieu  de  tous  ces  efforts  et  de 

ces  sacrifices,  celui  que  j'aime  d'un  amour  absolument  chaste  et  maternel 

se  meurt  victime  de  l'attachement  insensé  qu'il  me  conserve  I  Dieu  veuille, 

dans  sa  bonté,  que  du  moins  mes  enfans  soient  heureux,  c'est-à-dire  bons, 

généreux,  et  en  paix  avec  la  conscience  ;  car,  pour  le  bonheur,  je  n'y  crois 

pas  en  ce  monde,  et  la  loi  d'en  haut  est  si  rigide  à  cet  égard  que  c'est 

presque  une  révolte  impie  que  de  songer  à  ne  pas  souffrir  de  toutes  les 

choses  extérieures.  La  seule  force  où  nous  puissions  nous  réfugier,  c'est 

dans  la  volonté  d'accomplir  notre  devoir  (1)... 

Gborgb. 


Cette  lettre  sans  voile,  dont  nous  donnons,  sinon  tout,  du 
moins  tout  ce  qui  touche  directement  à  notre  sujet,  est  la 
peinture  décisive  de  la  situation  lors  de  la  rupture.  Mais,  dans 
la  vivacité  de  sa  douleur,  George  Sand  se  calomnie,  en  disant 
«  qu'elle  n'a  jamais  pu  faire  de  bien  »  à  cette  âme  malade.  Elle 
lui  en   avait  fait  au  contraire,  et  beaucoup.  Témoin  la  cor- 
respondance échangée  par  elle  avec  la  famille ,  et  dont  il  ne 
reste  par  malheur  que  peu  de  chose.  Serait  témoin  aussi,  et 
témoin  irrécusable,  sa  correspondance  avec  Chopin  lui-même,  si 
elle  existait  encore,  cette  fameuse  correspondance  qu'Alexandre 
Dumas  fils,  au  cours  d'une  poursuite  plus  amoureuse  que  litté- 
raire, découvrit  inopinément  sur  la  frontière  russo-polonaise,  et 
fit  tenir  aussitôt  à  George  Sand,  qui  la  relut  et  la  livra  ensuite 
aux  flammes.  Dumas,  qui  l'avait  lue,  et  qui  en  avait  même  trans- 
crit des  fragmens  w  admirables  »  (c'est  son  mot),  qu'il  détruisit 
après  par  délicatesse,  a  pu  nous  dire  que  toutes  les  tendresses, 
toutes  les  affections  douces  et  calmantes  y  respiraient.  La  pas- 
sion avait  cédé  la  place  à  Tépanchement,  à  la  confidence.  Ce 
n'était  pas  seulement  l'amie  qui  parlait,  c'était  la  mère.  Et  ceci 
nous  ramène  Solange.  Voici  en  quels  termes  George  Sand  re- 

(1)  D'après  une  copie  communiquée  par  M"**  Maurice  Sand. 


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190  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

;  merciait  le  chevaleresque  ravisseur  de  ses  lettres  (1),  qu'à  cette 
date  elle  ne  connaissait  pas  encore.  Car  leurs  relations  datèrent 
de  cet  acte  hardi  et  désintéressé  de  Dumas  : 

Nohant,  7  octobre  1851. 

...  Puisque  tous  ayez  eu  la  patience  de  lire  ce  recueil  assez  insignifiant 
par  les  redites,  que  je  viens  de  relire  moi-même,  et  qii  me  semble  n'avoir 
d'intérêt  que  ponr  mon  propre  cœur,  vous  savez  maintenant  quelle  mater- 
nelle tendresse  a  rempli  neuf  ans  de  ma  vie.  Certes,  il  n'y  a  pas  là  de  secret, 
et  j'aurais  plutôt  à  me  glorifier  qu'à  rougir  d'avoir  soif  né  et  consolé,  comme 
mon  enfant,  ce  noble  et  inguérissable  cœur.  Mais  le  côté  secret  de  cette  cor- 
respondance, vous  le  savez  maintenant.  Il  n'est  pas  bien  grave,  mais  il  m'eût 
été  douloureux  de  le  voir  commenter  et  exa  ;érer.  On  dit  tout  à  ses  enfaus 
quand  ils  ont  âge  d'homme.  Je  disais  donc  alors  à  mon  pauvre  ami  ce  que  je 
dis  maintenant  à  mon  fils.  Quand  ma  fille  me  faisait  soufi'rir  par  les  hau- 
teurs et  les  aspérités  de  son  caractère  d'enfant  gâté,  je  m'en  plaignais  à 
celui  qui  était  mon  autre  moi-même.  Ce  c-uractère,  i|ui  m'a  bien  souvent 
navrée  et  effrayée,  s'est  modifié  grâce  à  Dieu  (  t  à  un  peu  d'expérience  (2).  D'ail- 
leurs, l'esprit  inquiet  d'une  mère  s'exagère  ces  premières  manifestations  de  la 
force,  ces  défauts  qui  sont  souvent  son  propre  ouvrage,  quand  elle  a  trop 
aimé  ou  gâté.  De  tout  cela  au  bout  de  quelques  années  il  n'est  plus  sérieu- 
sement question.  Mais  ces  révélations  familikes  peuvent  prendre  de  l'impor- 
tance à  de  certains  yeux  malveillans;  et  j'aurais  bien  souffert  d'ouvrir  à  tout 
le  monde  ce  livre  mystérieux  de  ma  vie  intime,  à  la  page  où  est  écrit  tant 
de  fois,  avec  des  sourires  mêlés  de  larmes,  \à  nom  de  na  fille. 

Pour  rien  au  monde,  cependant,  je  ne  vous  aurais  demandé  de  me  ren- 
voyer la  copie  que  vous  aviez  commencé  è  faire.  Je  savais  que  vous  me  la 
renverriez  ou  que  vous  la  brûleriez  aussitôt  que  vous  auriez  compris  le  mo- 
tif de  mes  inquiétudes.  Je  ne  veux  pas  no/i  p  us  vous  cemander  de  ne  rien 
conserver  dans  votre  esprit  de  ce  qui  a  rr.pp<irt  kelle.  Elle  ne  le  mérite  plus, 
et,  si  vous  vous  en  souveniez  d'ailleurs,  /ou.s  vous  diriez  :  «  C'est  le  secret 
d'une  mère  que  j'ai  surpris  par  hasard ;.c'i^st  bien  autrement  sacré  qu'un 
secret  de  femme.  Je  l'ensevelirai  dans  mon  cœur  comme  dans  un  sanc- 
tuaire. »  Je  vous  remercie  de  ce  sentiment  qui  est  en  vous  et  dont  vous  me 
donnez  une  si  touchante  preuve... 

(1)  Ces  lettres,  que  la  sœur  de  Chopin  rapportait  en  Pologne  à  la  mort  de  son 
frère,  furent  arrêtées  à  la  frontière  pour  être  eicammées.  Dum  is,  arrêté  lui-même  au 
même  point  faute  de  passeport,  trouva  chez  le  ch(  f  du  poste  de  police  de  la  station 
le  précieux  dépôt.  Sa  curiosité  fut  éveillée;  h  C3ef  lui  permit  de  la  satisfaire.  Il 
dévora  la  correspondance  en  une  nuit;  le  leid^main,  il  essaya  de  persuader  au 
dépositaire  de  lui  confier  cette  correspondance  pour  la  rendre  à  son  vrai  proprié- 
taire, savoir  l'auteur.  Le  chef  n'entendit  pas  Ce  cette  oreill  ;,  et,  mis  en  défiance, 
pria  Dumas  de  lui  rendre  le  paquet.  Celui-ci  diimanda  enc^ire  24  heures,  qui  lui 
furent  accordées;  U  en  profita  pour  s'échapper  «udacieusemmt  avec  les  lettres,  et 
courut  d'une  traite  jusqu'à  Paris,  d'où  il  écrivit  à  George  Sand. 

(2)  En  1851,  comme  on  le  verra  ci-après,  le  rapprochement  entre  la  mère  et  la 
fiUe  était  complet. 


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GEORGE   SAND    ET    SA   FILLE.  191 

Adieu,  monsieur,  je  vous  serre  bien  afTectueuâement  les  deux  mains,  et 
vêQfi  enyoie  une  bénédiction  qutt  mon  âge  permet  de  donner  à  Totre  JMime 
talent  fi  i  votre  btureux  aveair... 

Georsb  Sand. 

Embrassez  pour  moi  votre  bon  et  iliustre  père  (i). 

Il  est  maintenant  facile  de  conclure. 

L'incident  du  mariage  acheva,  par  une  amputation  brusque, 
la  déchirure  douloureuse  dont  tout  le  monde  souffrait  à  Nohant. 
Et  tout  se  réuidt  pour  accabler  George  Sand.  Tout  se  réunit  de 
môme  pour  ai^^ir  le  sensible  artiste,  et  envenimer  sa  blessure. 
On  le  voit  &  l'animosité  croissante  de  ses  lettres,  de  1847  à 
1849.  La  tristettse  tourne  en  rancune,  la  rancune  en  mépris,  et 
même  en  ou  trace.  Au  point  où  il  en  est  après  la  révolution  de 
Février,  qui  acheva  de  Texasp/^rer,  il  actueille  sur  Geoi^e  Sand 
et  sur  les  personnes  de  son  entourage  immédiat,  les  bruits  les 
plus  désobligeans,  et  les  plus  diffamatoires,  ceux  dont  la  police 
eut  à  faire  justice  (2).  Il  en  vient  à  se  persuader  qu'il  «  a  aidé 
George  Sand  à  s  apporter  les  huit  années  les  plus  délicates  de  sa 
vie!  »  Ne  prononce-t-il  pas  que  «  avec  son  fils  aussi,  cela  finira 
mal,  je  le  prédis  et  je  Taffinne;  »  et  que  «  Maurice,  à  la  pre- 
mière bonne  oc*;asion,  s'enfuira  chez  son  père!  »  Autrement 
dit,  il  déraisonne.  Certaines  lignes,  sous  sa  plume,  paraîtraient 
à  bon  droit  odieuses,  si  Ton  ne  songeait  &  son  état.  Et  puis,  «  il 
y  avait  de  mauvais  cœurs  entre  eux,  »  suivant  le  mot  do  George 
Sand.  Certes,  si  (Ihopin  fut  à  plaindre,  ce  fut  dans  ces  deux  tristes 
années  où  son  âine  irritée  s'exhalait  avec  son  souffle  haletant. 

Si  l'on  veut  voir  encore  le  vrai  Chopin,  l'aimable  et  atta- 
chant Chopin,  même  durant  cette  funeste  période,  c'est  à  ses 
lettres  à  Solang3  qu'il  faut  se  reporter  (3). 

(1)  D'après  rorigiaal,  à  nous  communiquû  par  A.  Dumas  en  1894. 

(2)  Nous  faisons  allusion  aux  commérages  sur  le.  filleule  de  George  Sand,  et 
M(  libelle  inf&me,  composé  de  lettres  apocryphes,  dont  George  Sand  a  voulu  faire 
justice  elle-même  dins  une  note  de  ÏBiêloire  <fe  ma  vie  (t.  IV,  p.  459).  Chopin  osa 
écrire  que  tout  cela,  c'était  la  vérité.  —  Là,  en<^rj,  calomnie  à  part,  il  n'était  pas 
&Q  fait,  n  n'a  pas  su  la  rupture  soudaine  d'fUi  projet  de  mariage  très  avancé 
entre  la  filleule  de  (reorge  Sand  et  im  artiste  '.élèbre.  Cest  ce  projet  avorté,  — 
d'ailleurs  suivi  d'assc  s  près  d'un  mariage  moins  brillant,  mais  très  honorable,  — 
qui  fut  le  point  de  di'ipart  de  médisances  gratuite.;. 

i^i  Ces  lettres,  au  nombre  de  dix-neuf  (la  plupart  sont  des  billets,  mais  deux  ou 
trois  sont  assez  importantes),  nous  appartiemient.  Ce  sont  les  réponses  aux  lettres 
de  Solange  publiées  dans  l'ouvrage  de  M.  Corlowicz. 


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^    J 


192  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Chopin  eut  du  moins  cette  consolation,  en  se  séparant  de  la 
liière,  de  se  dire  qu*il  était  utile  à  la  fille.  Et  il  le  fut,  moins 
encore  par  le  recours  de  sa  bourse  toujours  ouverte  au  ménage 
pris  de  court,  que  par  la  douceur  de  son  amitié,  sa  bonté  conci- 
liante, son  dévouement  au  mari  comme  à  la  femme.  Jadis,  il 
s'était  heurté  à  Solange  enfant,  volontiers  maussade  avec  lui  et 
même  parfois  grossière.  Plus  tard,  il  gâta  la  jeune  fille,  sans 
doute,  comme  dit  George  Sand,  parce  qu'elle  était  la  seule  à 
Nohant  qui  n'eût  pas  gâté  Chopin.  Jeune  mariée,  et  malheureuse, 
Solange  vint  se  blottir  dans  l'amitié  de  Chopin  comme  dans  le 
seul  refuge  qui  lui  fût  toujours  ouvert.  Et  Clésinger,  qui  avait 
d'abord  inspiré  de  l'aversion  à  Chopin  (si  jamais  deux  êtres  se 
ressemblèrent  peu,  ce  furent  ceux-là),  lui  devint  bientôt  sym- 
pathique, grâce  à  l'admiration  que  Solange  inspira  au  sculpteur 
pour  le  musicien  (1).  Et  puis,  n'étaient-ils  pas  tous  les  trois  exiles 
du  Paradis  ? 

C'est  dans  cette  situation  que  la  douloureuse  année  1847 
s'achève.  L'année  suivante  verra  de  notables  changemens. 
Désormais,  nous  n'avons  qu'à  laisser  la  parole  à  nos  jperson- 
nages.  Leurs  lettres  parleront  mieux  que  nous. 

VIII 

Aucune  lettre  de  la  mère  ni  de  la  fille  durant  Tannée  1847. 
En  1848,  deux  seulement  de  la  mère,  et  deux  de  la  fille.  Rien  en 
1849,  rien  en  1850.  Les  lettres  de  Chopin  à  Solange  comblent 
une  partie  de  cette  lacune. 

Chopin  à  Solange. 

1847 

Je  suis  très  peiné  de  vous  savoir  souflrante.  Je  m'empresse  de  mettre  ma 
voiture  à  votre  disposition.  J'en  ai  écrit  à  Madame  votre  mère.  Soignez-vous. 
Votre  vieil  ami.  Ch..,  (2)  mercredi. 

(1)  Solange  assistait  Chopin  à  son  lit  de  mort.  Clésinger  moula  son  visage,  et 
sculpta  son  tombeau  au  Père-Lachaise.  George  Sand  ignora  l'agonie  de  son  ami.  Elle 
déplore  (Hist.  de  ma  vie^  IV,  459)  qu'on  ait  cru  devoir  la  lui  cacher.  Son  dévoue- 
ment fut  prêt  à  l'acte,  toujours.  Mais  on  ne  voulut  pas  l'employer.  Voyez,  dans  l'ou- 
vrage de  M.  Carlovricz,  son  dernier  et  triste  billet  h  Louise  Jedrzelewicz,  la  sœur 
de  Chopin,  que  celui-ci  avait  mandée  en  hâte  pour  le  soigner.  Ce  biUet  resta  sans 
réponse.  Mais  Chopin  ne  prononça  aucune  parole  de  haine  contre  George  Sand  sur 
son  lit  de  mort.  Ici  encore,  la  légende  est  controuvée.(Voyez  Carlowicz,vers  la  fin.) 

(2)  Chopin  ne  signait  guère  que  des  deux  premières  lettres  de  son  nom,  suivies 
d'une  sorte  de  zigzag. 


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GEORGE   SAND   ET   SA   FILLE.  193 

A  la  même. 

Mercredi  24  [noyembre  1847]. 

Je  commence  tons  les  matins  depuis  qninze  jours  à  vous  écrire  combien 
je  suis  peiné  de  l'issue  de  vos  deux  visites  à  Nohant.  Cependant  ie  premier, 
pas  est  fait.  Vous  avez  montré  du  cœar,  et  il  y  a  un  certain  rapproche- 
ment, car  vous  êtes  priée  d'écrire.  Le  temps  fera  le  reste.  Vous  savez 
aussi  qu'il  ne  faut  pas  prendre  à  la  lettre  tout  ce  qu'on  dit,  et  si  on  ne 
connaU  plus  un  étranger  comme  moi  par  exemple,  il  ne  peut  être  de  même 
avec  votre  mari  qui  est  devenu  de  la  famille. 

...  Il  y  a  aussi  dans  le  Siècle  un  article  de  Madame  votre  mère  sur 
VHistcire  de  Louis  Blanc.  Voilà  tout.  J'étouffe,  j'ai  mal  à  la  tète  et  je  vous 
amande  pardon  de  mes  ratures  et  de  mon  français.  Donnez-moi  une 
bonne  poignée  de  main  ainsi  que  votre  mari.  Votre  dévoué,  CA... 

A  la  même. 

31  décembre  1847. 

(Chopin  lui  envoie  ses  vœux,  avec  des  nouvelles  de  son  mari,  qui  ira 

»  <îemain  »  la  rejoindre,  à  Guillery,  chez  son   père.]  J'ai  foi  que  tout 

«'arrangera  peu  à  peu,  et  que  bientôt  au  lieu  de  neuf  lignes  vous  en  rece- 

îrex  quatre-vingt-dix,  et  que  le  bonheur  de  la  grand'mère  sera  celui  de  la 

jeu  ne  mère.  Vous  adorerez  toutes  les  deux  le  petit  ange  qui  viendra  au 

oioxïde  pour  remettre  vos  cœurs  dans  leur  état  normal.  Voilà  le  programme 

<Jô     ^848.., 

A  la  même. 

Vendredi  3  mairs  1848. 

Je  ne  puis  m'empécher  de  vous  écrire  tout  de  suite  tout  le  bonheur  qne 

i*-î^    avons  savoir  mère  et  bien  portante.  L'avènement  de  votre  fillette  m'a 

d(>raiié  bien  plus  de  joie,  comme  vous  pensez,  que  l'avènement  de  la  répu- 

blic^fie.  Dieu  merci  que  vos  souffrances  sont  passées.  Un  monde  nouveau 

co'Kximence   pour  vous.  Soyez  heureuse.  Soignez-vous   tous.  J'avais  bien 

be&oin  de  vos  bonnes  nouvelles.  J'étais  au  lit  pendant  les  événemens... 

Ce  premier  enfant  de  Solange  ne  vécut  pas.  Né  le  29  février, 
^  Guillery,  il  mourut  le  6  mars.  George  Sand,  accourue  à  Paris 
au  premier  bruit  de  la  révolution,  ignorait  tout.  C'est  Chopin 
^  la  mit  au  fait,  au  cours  d'une  rencontre  : 

Chopin  à  Solange, 

Paris,  5  mars  [l84oj. 

^      I  it  suis  allé  hier  chez  M*^*  Marliani,  et  en  sortant  je  me  suis  trouvé  dans  la 

tr      I  porte  de  l'antichambre  avec  Madame  votre  mère,  qui  entrait  avec  Lambert  (1). 

^  ^û  ditnn  bon  jour  à  Madame  votre  mère  et  ma  seconde  parole  était  s'il  y 

es  (1)  Le  peintre  Eugène  Lambert. 

TOMI  XZVT.  ~  1905. 


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194  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

atait  longtemps  qi^'élle  a  reçu  de  tos  uouyelles.  «  Il  y  a  une  semaine,  m'a- 
t-elle  répondu.  —  Vous  n'en  ayiei  pas  hier,  avant-hier?  —  Non.  —  Alors 
je  fous  apprends  que  vous  êtes  grand'mère  :  Solange  a  une  fillette,  et  je 
suis  bien  aise  de  pouvoir  vous  donner  cette  nouvelle  le  premier.  »  Tai 
salué  et  je  suis  descendu  J*escalier.  Combes  l'Abyssinien  (qui  du  Maroc  est 
tombé  droit  dans  la  Révolution]  m'accompagnait,  et  comme  j'avais  oublié 
de  dire  qtie  vous  vous  portiez  bien,  chose  importante,  pour  une  mère  sur- 
tout (maintenant  vous  le  comprendrez  facilement,  mère  Solange),  j'ai  prié 
Combes  de  remonter,  ne  pouvant  pas  grimper  moi-même  et  dire  qtfe  vous 
alliez  bien  et  l'enfant  aussi.  J'attendais  l'Abyssinien  en  bas  quand  Madame 
votre  mère  est  descendue  en  môme  temps  que  lui  et  m'a  fait  avec  beaa- 
coup  d'intérêt  des  questions  sur  votre  santé.  Je  lui  ai  répondu  que  vous 
m'avez  écrit  vous-même  au  crayon  deux  mots  le  lendemain  de  la  naissance 
de  votre  enfant,  que  vous  avez  beaucoup  soulTert,  mais  que  la  vue  de  votre 
fillette  vous  â  fait  tout  oublier.  Elle  m'a  demandé  si  votre  mari  était  près 
de  vous,  j'ai  répondu  que  l'adresse  de  Totre  lettre  me  paraissait  être  mise 
de  sa  main.  Elle  m'a  demandé  comment  je  me  portais,  j'ai  répondu 
que  j'allais  bien,  et  j'ai  demandé  la  porte  au  concierge.  J'ai  salué  et  je  me 
suis  trouTé  square  d'Orléans  à  pied,  reconduit  par  rAbyssinien  (1)... 

Solange  à  Chopin. 

Mars.lSiS. 

Mon  bon  Chopin,  j'ai  reçu  ce  matin  la  lettre  où  vous  me  parlez  de  ma 
mère.  Oh!  s'il  est  vrai  qu'elle  ait  eu  l'air  de  prendre  intérêt  à  ma  santé, 
faites-lui  savoir  mon  malheur.  Si  elle  est  encore  à  Paris,  qu'elle  sache  tout 
ce  que  je  soufTre,  et  combien  j'ai  besoin  de  consolations.  11  est  impossible 
que  Clésinger  quitte  Paris.  C'est  bien  assez  que  l'hôtel  de  Narbonne  soit 
saisi  par  les  créanciers  de  ma  mère  [nous  avons  montré  plus  haut  la  faus- 
seté de  ce  terme].  Moi-même  je  lui  écris  tous  les  jours  pour  lui  donner  du 
courage  et  le  forcer  à  rester.  Mais  ce  que  je  vous  demande  est  peut-être 
bien  inutile.  Elle  ne  bougera  pas  (2)... 

George  Sand  «  bougea  »  si  bien,  que  Chopin  écrit  à  Solange, 
le  22  mars  : 

Je  suis  fort  heureux  des  bonnes  lettres  que  Madame  votre  mère  tous  a 
écrites. 

Son  ressentiment  avait  fondu  subitement  à  la  nouvelle  de 
cette  tristesse  succédant  &  cette  joie.  La  mère  se  réveillait  chez  la 
grand'mère.  Tout  de  suite,  elle  s'emploie  auprès  de  ses  amis 

(1)  Ici  encore,  nous  vérifions  la  véracité  de  l'Histoire  dema  vie  :  «  Je  le  revis  on 
instant  en  mars  1848.  Je  serrai  sa  main  tremblante  et  glacée.  Je  voulus  lui  parler, 
il  s'échappa...  Je  ne  dev&is  plus  le  revoir.  »  (IV,  473.)  Le  détail  qui  suit  «  Gutmann 
n'était  pas  là,  »  est  aussi  exact.  Le  dévoué  Gutmann  était  le  seul  capable  d'adou- 
cir Chopin,  et  d'amener  une  détente,  que  George  Sand  souhaitait. 

(S)  Voyes  la  lettre  in  extemo  dans  Carlowici,  ouvrage  cité. 


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^^mmr 


GEORGE   SAND   ET   SA    FILLE.  195 

politiques  pour  rétablir,  dans  une  certaine  mesure,  les  finances 
délabrées  du  ménage  au  moyen  de  commandes  faites  à  Clésinger. 
Le  talent  du  sculpteur  avait  fait  sensation  au  Salon  précédent. 
Charles  Blanc  était  alors  directeur  des  Beaux-Ârts. 

George  Sand  à  Solange. 

S  mai  1848. 

Charles  Blano  pr6iend  n'aroir  donné  ancnn  ordre  à  des  scnlpteurs  pour 
aider  ton  mari  malgré  lui.  Lyonnet  (?)  assure  que  personne  ii'osera  toucher 
à  la  statue  [une  statue  colossale  de  la  FralemUé]  et  qu'il  y  mettra  ordre. 

Au  milieu  de  cette  confusion,  je  conseille  pourtant  à  ton  mari  de  ne  dé- 
penser que  l'argent  qu'on  lui  donnera,  et  de  s'arrêter  si  l'argent  s'arrête; 
enfln,  de  ne  faire  d^e8se^  sa  statue  au  Ghamp-de-Mars  que  le  dernier  jour 
avant  la  fête.  Dans  un  désordre  comme  celui  où  nous  sommes,  il  ne  faut 
yhs  risquer  ses  propres  ressources.  Pourtant  j'espère  qu*il  gagnera  cette 
l>ataille.  La  tête  colossale  que  j'ai  vue  est  superbe;  et,  au  premier  éelairei 
politique,  il  aura  certainement  des  travaux  importans. 

Solange  à  sa  mère  (fragment). 

Si  mai  1848. 

Rien  de  nouveau  ici,  sinon  que  les  affaires  vont  encore  plus  mal  et 
<Iu'on  bat  le  rappel  encore  plus  fort.  J'ai  été  hier  voir  Charles  Blanc  pour 
tâcher  qu'il  achète  la  statue  du  Salon  [la  Bacchante],  Il  m'a  gracieusement 
Yépondu  qu'il  ne  pouvait  disposer  que  de  25000  francs,  et  qu'avec  cette 
somme  il  préférait  avoir  six  mauvaises  statues  qu'une  bonne.  Voilà  com- 
ment se  portent  les  Deaux-Arts  en  France,  et  comment  va  leur  Directeur. 

Les  temps  étaient  en  effet  très  durs.  Les  créanciers  de  l'hôtel 
de  Narbonne,  effrayés,  commencèrent  par  exiger  le  paiement  des 
intérêts,  que  Clésinger  devait  depuis  son  mariage. 

C'est  une  somme  de  2500  francs  à  trouver  de  suite,  écrit  George  Sand 
^  sa  fille,  le  26  aoQt  1848.  Je  ne  le  peux  ici,  j'ai  fait  le  possible  et  l'iropos- 
sil)le.  C'est  à  vous  de  vous  remuer  et  d*en  venir  &  bout.  Ce  qui  facilitera  la 
^086,  c'est  que  je  puis  vous  cautionner  pour  cette  somme  de  2  500  francs, 
P&yahle  dans  un  an...  C'est  le  devoir  de  ton  mari  de  ne  pas  laisser  vendre  à 

^1  ^  prix  l'immeuble  que  tu  as  apporté  en  dot,  faute  du  service  d'intérêts 

1^  l         qui  8oat  en  résumé  une  somme  minime. 

ais 


1^ 

ri*. 


Mais  Clésinger  ne  trouva  pas  ou  ne  voulut  pas  trouver,  et 
les  créanciers,  de  plus  en  plus  alarmés,  procédèrent,  en  dé- 
Cttûbre,  à  Texécution  dont  nous  avons  parlé.  Ainsi  se  termina 
l'année  1848.  Elle  réalisait  du  moins,  sur  un  point  essentiel,  le 
programme  de  Chopin  :  «  J'espère  beaucoup,  pour  votre  tranquil- 


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196  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lité  à  tous,  dans  votre  correspondance  avec  Nohant.  Dîeu  aidant, 
tout  s'arrangera.  »  (Mardi,  14  décembre  1848.)  Même  année, 
date  incertaine,  lettre  de  Solange  &  sa  mère  : 

Si  Glésînger  peut,  nous  irons  t'embrasser  au  commencement  de  la 
semaine  prochaine...  Chopin  a  déjeuné  ce  matin  avec  nous.  II  va  bien  pour 
lui.  U  m'a  rapporté  des  roses  et  des  œillets,  ce  qui  nous  a  rappelé  les  beaux 
œillets  de  la  petite  allée. 

JP.-S.  —  Manon  Lescaut ^  est-ce  un  livre  que  je  puisse  lire? 

L'année  1849  répara  le  deuil  de  la  précédente.  Le  10  mai, 
une  seconde  fille  naissait  à  Solange,  encore  à  Guillery.  Dès  le 
14  mai,  Solange,  qui  avait  promis  un  filleul  àM""*  Bascans^  s'ex- 
cusait  de  l'erreur  en  ces  termes  joyeux  : 

Chère  Madame,  votre  filleul  s'est  converti  en  une  grosse  fille  d'une 
dimension  énorme.  Elle  se  porte  à  merveille,  et,  si  elle  ne  vit  pas,  je  ne  sais 
pas  quel  enfant  pourra  vivre.  Elle  portera  les  noms  de  ses  parens  :  Jeanne 
à  cause  de  son  père  et  de  son  parrain,  Gabrielle  à  cause  de  moi  et  de  ma 
belle-mère,  et  Béatrice  k  cause  de  vous,  M^^*  de  Rozière  m'ayant  dit  que 
vous  aviez  une  prédilection  pour  ce  prénom.  C'est  mon  père  qui  est  le 
parrain  (1). 

«  Si  elle  ne  vit  pas...  >h  hélas!  elle  vécut  peu,  assez  cepen- 
dant pour  être  &  sa  mère  et  à  sa  grand'mère  une  source  de  larmes 
intarissables.  Jeanne,  ou  plutôt  Nini,  va  bientôt  remplir  la  cor- 
respondance de  Solange  et  de  George  Sand. 

Chopin,  plus  souffreteux  que  jamais,  écrit  à  cette  occctôion  : 

Un  ami  bien  malheureux  vous  bénit  et  bénit  voire  enfant.  Il  faut  espérer 
que  l'avenir  vous  [donnera,  mot  sauté]  d'autres  gages  de  consolations  et  de 
faveurs.  Jeunesse  oblige.  C'est-à-dire,  il  faut  absolument  être  heureuse  et 
conserver  votre  souvenir  à  ceux  qui  yon»  aiment. 

Il  écrivait  encore  (c'est  la  dernière  lettre  que  Solange  reçut 
de  lui),  le  mercredi  4  juillet  1849  : 

Ne  parlons  plus  de  moi.  J'ai  vu  avec  plaisir  que  vous  avez  été  sans 
fatigue  jusqu'à  Bordeaux.  Cela  ne  prouve  pas  cependant  qu'il  ne  faille  pas 
vous  ménager.  Je  me  figure  votre  petite  fillette  avec  une  grande  tête  riante, 
criante,  tapageuse,  bavante,  mordante  sans  dents,  et  tout  ce  qui  s'ensuit. 

(1}  La  Fille  de  George  Sand,  p.  73. 


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GEORGE   SAND   ET  SA   FILLE.  i97 

Voos  devez  être  toutes  les  deux  bien  amusaDtes  ensemble.  Qaand  la  fere^- 
vous  monter  à  cheval  ?  J*espère  que  maintenant  vooi  avez  de  la  besogne  à 
tont  moment  et  que  vous  voudriez  doubler  les  heures  du  jour  et  de  la  nuit, 
malgré  que  la  Gasconne  doit  vous  éveiller  souvent.. 

Ayez  la  bonté  de  m'écrire  deux  mots  dans  un  moment  que  votre  fille 
vous  laissera  tranquille,  pour  me  tenir  au  courant  de  votre  santé  &  tous^ 
maintenant  que  la  famille  a  augmenté  d'une  si  grande  pièce.  Soyez  heu- 
reux loua.  CA... 

Chopin  se  sentait  mortellement  atteint,  quoiqu'il  eachftt  la  situa- 
tion à  ses  amis.  Déjà  le  25  juin,  il  avait  mandé  sa  sœur  Louise. 
Il  attendait  que  l'Empereur  autorisât  celle-ci  à  venir  le  soigner. 
Sa  dernière  agonie  allait  commencer.  Solange  fut  une  des  per- 
sonnes oui  recueillirent  son  dernier  soupir,  le  17  octoJ^re  1849.  ^ 

IX 

Rien  ne  reste,  avons-nous  dit,  de  la  correspondance  échangée 
en  1849  et  1850  entre  Geoi^e  Sand  et  sa  fille.  Nous  l'avons  au 
contraire,  sinon  entière,  en  tout  cas  très  abondante  de  part  et 
d'autre,  pour  les  années  1851,  1852,  et  les  suivantes  (1). 

Les  premiers  mois  de  l'année  1851  s'écoulent  gatment,  s»ia 
incident  notable.  Les  rapports  sont  très  affectueux.  George  Sand, 
occupée  de  théâtre,  parle  fréquemment  de  cette  Claudie  (2),  que 
le  Théâtre-Français  a  reprise  le  !•'  juillet  1904,  lors  des  fêtes 
du  Centenaire,  avec  un  succès  éclatant.  Solange  se  laisse  emporter 
au  tourbillon  de  la  vie  parisienne.  Elle  reçoit  des  écrivains  à 
dtner,  soupe  chez  Arsène  Houssaye  avec  des  comédiens  ;  elle  a 
chevaux,  voiture,  cocher  anglais;  entre  temps,  elle  projette  de  partir 
pour  Nohant  «  avec  son  bataclan.  »  Clésinger,  médaillé  de  pre- 
mière classe  en  1848,  décoré  en  1849,  artiste  en  vogue,  fait  des 
tournées  à  Londres,  et  travaille,  à  ses  momens  perdus,  à  la 
statue  de  sa  belle-mère.  Il  professe  pour  elle,  outre  l'admiration 
de  naguère,  une  reconnaissance  et  une  affection  véritables. 

I 

(1)  Nous  comptons  49  lettres  de  Solange  en  1851,  48  en  1852,  SO  en  1853,  39  ta 
iS54,  en  tout  166.  Pour  la  même  période,  70  lettres  de  sa  mère.  Les  lacunes  de  ce 
e6t6  sont  visibles. 

(S)  Des  fragmens  de  ces  lettres  sur  Claudie  ont  été  cités  par  M.  Emile  Faguet 
dans  la  feuilleton  dramatique  du  Journal  des  Débats,  du  lundi  4  juiUet  1994. 


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198  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

George  Sand  à  Solange. 

18  février  iWl. 

Ta  me  dis  toi-même  que  tu  as  monté  à  cheval  le  lendemain  d^une  fausse 
couche.  Que  veux-tu  qu'on  dise  et  qu'on  fasse  à  cela?  Si  Nini  se  jetait  exprès 
dans  le  feu,  tu  Terrais  si  tu  prendrais  la  chose  philosophiqueuient. 

A  la  mime. 

S3  mars  1851. 

Nous  sommes  dans  de  grands  remue-ménage  aujourd'hui.  U  y  a  une  très 
jolie  salle  de  spectacle  à  La  Gbfllre,  et  une  troape  de  comédiens  pas  trop 
mauvais  et  assez  honnêtes  gens.  Nous  leur  avons  fait  étudier  et  jouer  Claudie 
sur  le  théâtre  de  Nohant.  Bocage  est  arrivé  hier  soir  et  joue  avec  eux  ce  soir 
le  père  Remy  sur  les  planches  de  La  Châtre.  Ils  sont  venus  encore  répéter 
avec  lui  ici  ce  matin.  C'est  Téternel  Aomun  comique^  les  éternels  types  de  La 
Rancune,  Destin,  AP^*  de  l'Étoile.  Il  n'y  manque  pas  même  Ragotin,  l'ama- 
teur, le  galant  et  le  mystifié.  C'est  le  gros  Magnard  qui  prend  ce  rôle,  ex- 
cellent homme  d'ailleurs  iet  pas  rageur  comme  Ragotin,  mais  bouffon  dans 
sa  galanterie  avec  les  comédiennes  de  province.  La  Châtre  est  à  l'envers.  Tout 
est  loué,  même  les  places  à  3  francs  1  Beaucoup  feront  une  maladie  d'avoir 
déboursé  pareille  somme.  C'est  une  gracieuseté  et  une  charité  de  Bocage 
pour  ces  pauvres  cabotins.  Ils  ont  réellement  très  bien  joué  ici.  Nous  avions 
une  vingtaine  de  paysans  dans  notre  public.  Ils  riaient  comme  des  fous  aux 
endroits  les  plus  pathétiques.  On  se  retournait  pour  les  faire  taire,  et  on  les 
voyait  tout  en  larmes.  C'est  très  drêle,  l'efiTet  de  l'émotion  scénique  sur  ces 
braves  gens.  Us  pleurent;  mais  comme  ils  savent  que  destpas  vrai^  ils  rient 
de  ce  qu'ils  pleurent.  On  dit  que  les  nègres  font  de  même.  Et  pourtant, 
ceux-ci  ne  sont  pas  des  nègres.  Ils  sont  diablement  fins. 

A  la  même, 

l  18  avril  1851. 

...Rachel  se  plaint  beaucoup  de  ton  mari.  Elle  dit  qu'il  lui  a  demandé 
15  000  francs  de  chaque  buste.  Je  ne  te  garantis  pas  qu'elle  ait  dU  eela^  mais 
on  le  lui  fait  dire,  et  je  suppose  que  c'est  faux  ou  exagéré.  Je  ne  t'en  parie 
pas  pour  te  dire  un  cancan,  ni  pour  donner  blâme  ou  conseil  à  ton  mari. 
Je  te  dis  à  toi,  s'il  y  a  quelque  chose  de  vrai  dans  tout  cela:  tâche  donc  d'ob- 
tenir de  ton  mari  qu'il  fasse  toujours  un  prix  d'avance,  et  qu'on  s'y  tienne 
de  part  et  d'autre.  Il  s'est  presque  toujours  disputé  et  brouillé  avec  les  gens 
qui  lui  ont  fait  faire  des  travaux  particuliers.  C'est  fâcheux,  qu'il  ait  tort  on 
raison  dans  les  différends.  On  lui  fait  la  réputation  d'un  artiste  très  exigeant 
et  avec  lequel  il  faut  plaider  ou  se  quereller... 

...  J'ai  fait  un  Molière  que  Bocage  va  jouer  aux  boulevards.  Nous  le  joue- 
rons ici  en  attendant.  On  a  joué  Claudie  à  La  Châtre  avec  un  grand  succès. 
J'y  ai  assisté  à  cause  de  Bocage.  On  m'a  applaudie  beaucoup  quand  je  suis 
entrée  dans  ma  loge,  car  il  y  a  maintenant  des  loges  et  le  théâtre  est  très 
joli.  J'avais  envie  de  les  prier  de  me  laisser  tranquille,  eux  qui  voulaient  me 
pendre  il  y  a  deux  ans.  On  ne  comprend  nen  aux  caprices  de  ce  bas  monde, 
et  le  mieux  est  de  ne  pas  s'en  occuper. 


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GKOBGE   SAND   ET   SA   PILLE.  199 

Solange  à  sa  mère,  (Réponse.) 

Avril  1851. 

...  Je  Tonlais  tons  let  joars  l'écrire,  et  puis,  comme  je  sois  dans  une 
▼eîne  de  plaisirs  et  de  dissipations,  je  n'en  trouvais  jamais  le  temps.  Ne 
t'inquiète  donc  pas  de  moi  quand  je  n'écris  pas.  C'est  la  meilleure  preuve 
que  je  me  porte  bien.  Quand  on  souffre,  on  donne  de  ses  nouvelles,  pour 
avoir  le  soulagement  de  se  plaindre.  Il  n'y  a  que  les  héros  de  roman  ou  les 
grands  hommes  de  l'anliquité  qui  aient  su  soufTrir  et  se  taire.  Je  ne  fais 
point  partie  de  ces  deux  catégories,  ainsi  ne  t'inquiète  pas  de  mon  silence. 
Quand  j'aurai  le  moiudre  bobo,  n'aie  pas  peur,  je  t'en  ferai  part  immédiate- 
ment. 

Je  ne  demande  pas  mieux  que  d'aller  passer  quelques  jours  à  Nobant 
avec  Nini,si  tu  viens  à  Paris  et  si  mon  mari  se  trouve  reparti  pour  Londres, 
car  je  ne  voudrais  pas  le  laisser  seul  ici.  Je  proQte  de  ce  qu'il  est  là.  Il  est 
revenu  de  Londres  couvert  de  beaucoup  de  lauriers,  de  complimens,  et  d'un 
peu  d'argent.  La  Reine  a  daigné  admirer  elle-même  la  Bacchante;  et,  quand 
la  Reine  admire  là«bas,  tout  le  monde  admire.  Pendant  que  Giésinger  était  à 
Londres,  le  gouvernement  lui  a  fait  une  commande  de  25000  francs. 

A  propos  d'argent,  Rachel  est  aine  farceuse  avec  ses  15000  francs  par 
buste.  Elle  était  convenue  de  5000  francs  par  buste;  et,  quand  il  a  fallu 
payer,  elle  a  tant  chicané  qu'on  lui  a  laissé  les  deux  pour  8000  francs. 
Judith  disait  à  propos  d'elle  :  «  Moi,  je  suis  juive  ;  mais  Rachel  est  Juif.  »  Je 
doute  que  Rachel  ait  dit  cela.  Après  tout  elle  en  est  bien  capable;  ce  qui 
ne  Tem  pêche  pas  de  venir  souper  et  rire  avec  nous  de  temps  en  temps. 
Rachel  n'est  pourtant  pas  mécbanle  sans  motif,  et  elle  n'a  pas  à  se  plaindre 
de  nous,  au  contraire...  Et  puis,  d'ailleurs,  qu'importe  un  cancan  de  plus  ou 
de  moins?  Oo  dit  tant  de  mal  de  tout  le  monde  ;  on  éreinte  tous  les  jours 
son  meilleur  ami.  Consolons- nous  donc  tranquillement  en  n'y  pensant  plus, 
et  appliquons-nous  tout  bonnement  ces  mots  de  Voltaire  :  «  Il  faut  toujours 
que  ce  qui  est  grand  soit  attaqué  par  les  petits  esprits.  »  En  créant  l'homme, 
Dieu  n'a  pas  dit  qu'il  devrait  être  étouffé  par  sa  modestie.  D'ailleurs,  qu'est- 
ce  que  la  modestie  ?  C'est  le  doute  de  soi-même,  c'est  la  conscience  de  son 
impuissance  morale  ;  l'homme  vraiment  fort,  ne  doutant  pas  de  lui-même, 
ae  doit  pas  être  modeste. 

George  Sand  à  Solange. 

Printemps  1851. 

Tt  vie  est  très  fantastique,  ma  chère  grosse,  et,  plus  elle  va,  moins  j'y 
^mprends.  Ce  n'était  pas  la  peine  de  faire  tant  de  romans  pour  me  voir 
(lépasser  dans  l'invraisemblable  par  le  roman  de  l'existence  que  tu  mènes, 
l'&iri  de  ta  lettre  [cette  lettre  est  perdue],  elle  est  hien  drôle,  mais  prends 
pourtant  garde  à  tes  plaisanteries  par  lettres  :  on  les  décachette  si  souvent  ! 

Tout  en  riant,  je  suis  triste  de  ne  pouvoir  t'arranger  une  autre  manière 
^'être.  Si  ça  t'amuse,  et  Dieu  le  veuille,  c'est  moi  qui  ai  tort  dans  mon 
i^gemont.' 


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200  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Solange  à  sa  mère. 


Fin  mai  4851. 


J'irai  te  voir  dans  huit  ou  dix  jours,  peut-être  mardi  prochain,  c'est-à- 
dire  de  demain  en  huit.  Ce  beau  temps  à  Paris  me  rend  triste  comme  une 
miette  de  pain  dans  un  bonnet  de  coton.  Et  puis,  depuis  que  tu  es  partie 
[George  Sand  avait  touche  barres  quelques  jours  à  Paris  pour  les  répétitions 
de  Molière],  les  journées  me  paraissent  d'une  longueur  extrême.  Quand  on 
demande  à  Nini  où  est  grand'maman,  elle  répond  :  «  Grand'maman  estpa^ 
dans  le  beau  >adin  chercher  des  joujoux  à  Nini.  » 

...Au  revoir,  ma  chérie.  Je  t'embrasse  du  fond  de  mon  cœur,  et  Nini  en 
fait  autant.  Mon  mari  te  remercie  et  te  serre  la  main.  La  statue  (1)  a  manqué 
de  s'écrouler  hier.  Le  fauteuil  a  faibli  par  les  jambes  ;  mais  on  est  arrivé  i 
temps  pour  te  porter  secours,  et  tu  es  intacte.  Alexandre  Dumas  a  eu  l'idée 
de  faire  une  souscription  pour  t'offrir  cette  statue  en  marbre.  M.  de  Girardin, 
le  eomte  d'Orsay,  Dumas  et  le  vieux  roi  Jérôme  se  mettent  en  tête. 

A  la  même. 

Début  de  Juin  1851. 

Ma  mignonne,  mon  mari  est  parti  hier  pour  Londres  [second  séjour  de 
Glésinger  en  Angleterre  dans  cette  année  185!];  et  moi  je  peux  d'autant 
moins  quitter  Paris  que  ce  sacré  ministère  n'a  pas  encore  regorgé  son  ar- 
gent. Tout  cela  m'ennuie  fort,  car  je  ne  pourrai  aller  te  voir  avant  15  jours. 
Et  puis,  ce  beau  temps  est  désespérant  à  Paris.  Gela  me  rend  triste  et  gro- 
gnon comme  tout  d'apercevoir  le  soleil  et  la  verdure  dans  mon  Meissonier 
de  jardin.  Je  monte  à  cheval  à  7  heures  du  matin  pour  me  rafraîchir  les 
idées,  mais  je  ne  trouve  au  bois  de  Boulogne  que  poussière,  et  imbéciles  en 
pantalons  nankin.  Je  prends  des  bains  dans  une  baignoire  pas  toujours 
propre,  à  l'ombre  de  deux  robinets  en  cuivre.  Je  me  roule  avec  Nini  sur  un 
tapis  vert  et  rouge  qui,  malgré  ma  bonne  volonté,  ne  peut  pas  me  faire 
l'illusion  d'une  prairie  émaillée  de  coquelicots.  Quand  je  fais  bondir  Bébé 
[sa  chienne]  dans  mon  vaste  jardin,  elle  m'écrase  mon  pied  d'œillet  ou  me 
bouscule  mon  unique  rosier.  Je  mange  à  regret,  et  je  boude  si  fort  en  dor- 
mant que  je  m'en  réveille  la  nuit.  Enfln,  je  suis  la  femme  la  plus  malheu- 
reuse des  cinq  parties  du  monde,  y  compris  l'Océannie. 

...Si  tu  m'envoyais  le  rôle  que  tome  destines, je  l'apprendrais  ici  et  serais 
aussi  avancée  que  vous  en  arrivant  là-bas.  Je  demande  un  rôle  de  gamin, 
ou  d'Armande  Béjart,  ou  de  muet  qui  ne  retrouve  pas  la  voix,  s'il  y  en  a. 
Je  pourrais  bien  aussi  remplir  celui  du  domestique  qui  fait  entrer  beau- 
coup de  monde  ches  M.  le  marquis. 

(1)  n  s*agit  de  la  statue  du  Thé&tre-Français,  déposée  au  Louvre  après  l'in- 
cendie de  1900,  et  qui  vient  de  faire  retour  &  la  Comédie.  Cette  statue  n'est  pas  à 
Trai  dire  un  portrait;  elle  représente  la  Littérature,  et  n'offre  avec  les  traits  de 
George  Sand  qu'une  ressemblance  générale  et  «  stylisée,  •  en  réalité  alourdie  et  vieillie. 


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GEORGE   SAND   ET   SA   FILLE  201 

George  Sand  à  Solange. 

9  Juin  f  851. 

Eh  bien,  ma  mignonne,  te  Toilà  donc  retardée  indéûniment?  Si  Cb  n'était 
qae  l'argent  de  ton  petit  voyage  qni  te  manque,  je  te  l'enverrais  de  8u*te  ; 
mais  tu  as  des  comptes  à  régler,  dis-tu,  et  je  suis  à  sec  comme  Molière  m'c 
laissée...  H&te-toi  donc,  si  tu  peux... 

Rien  de  nouveau  ici,  je  crois  qu'il  n'y  a  nulle  part  Une  vie  plus  mono- 
tone et  plus  paisible.  Moi,  je  m'y  plais.  Mon  âge  et  mon  travail  en  ont. 
besoin.  Nous  étudions  nos  rôles  pour  la  pièce  en  question.  Je  suis  en  quête 
et  j'ai  bien  peur  d'en  être  réduite  à  la  faire  moi-même,  ce  qni  ne  m'amuse 
pas,  car  je  suis  détestable.  Si  ce  n'était  que  la  question  de  s'embéler  deux 
heures  pour  faire  amuser  les  autres,  cela  me  serait  bien  égal.  Mais  quand 
je  suis  forcée  de  jouer  an  long  rôle  dans  mes  pièces,  mon  but,  qui  est  de 
voir,  n*est  pas  rempli.  J'ai  la  tête  dure  comme  un  vieux  pavé,  pour  ap- 
prendre par  cœur,  et  j'ai  tant  à  me  préoccuper  de  ma  mémoire  que  je  ne  ' 
juge  plus  bien  mon  rôle.  Tu  auras  deux  autres  rôles  à  choisir  si  ça  t'amuse.  ^ 
Si  ça  ne  t'amuse  pas,  ces  rôles-là  seront  facilement  remplis  par  d'autres. 

...  Je  voudrais  que  la  souscription  dont  tu  m'as  parlé  réussit,  et  qu'elle 
rapportât  une  bonne  somme  à  ton  mari.  Mais  je  crains  de  n'avoir  pas  assez 
d'amis  pour  former  une  grosse  liste  ;  et,  dans  ce  cas-là,  il  ne  faudrait  pas 
^e  ton  mari  se  mit  dans  des  dépenses  pour  cette  statue.  Il  pourrait  la 
garder  en  plâtre  pour  des  temps  moins  anti-socialisUs,  c'est-à-dire  probable- 
ment quand  je  ne  serai  plus  de  ce  monde. 

A  la  mime. 

12  juin  1881. 

Je  vais  m'armer  de  patience,  ma  mignonne,  puisque  tu  me  promets  que 

je  n'y  perdrai  rien.  Mais  je  m'afûige  de  te  savoir  enfermée  à  Paris  quand  il 

fBSt  si  bon  sous  les  arbres.  Nous  avons  été  hier  à  la  forêt  de  Saint-Chartier. 

Je     pensais  à  toi,  qui  aimes  tant  les  mauvais  chemins.  Celui-là  ne  laissait 

rien  à  désirer.  Nous  avons  rencontré  pas  mal  de  serpens  :  Manceau  n'en  a 

^lo8  peur  (1),  depuis  qu'il  porte  toujours  une  pierre  infernale  et  de  l'alcali 

^AA8  sa  poche.  Nous  en  avons  tué  un,  qui  certainement  n'avait  pas  de  mau- 

^^^ûes  intentions,  mais  on  a  un  préjugé  contre  ces  pauvres  bétes.  Nous  avons 

a.^issi  rencontré  deux  crapauds,  de  ces  crapauds  respectables  qui  ont  peut- 

^tre  deux  cents  ans  et  que  leur  ventre  empêche  de  marcher.  Lambert  les  a 

caressés  à  grands  coups  de  bâton  sur  le  dos.  Gela  paraissait  les  chatouiller 

M(réablement  et  ils  faisaient  les  yeux  en  coulisse.  A  propos  de  crapauds, 

uoQs  avons  trouvé  une  jeune  première  qui  ressemble  à  une  petite  grenouille, 

^  qui  ne  l'empêche  pa^  d'être  très  jolie.  Je  crois  qu'elle  sera  intelligente, 

(lie  n'est  pas  timide  du  tout  et  ne  recule  devant  rien.  M°^*  Duvernet  prend 

Vautre  rôle  de  jeune  femme.  Il  reste  une  mère  qui  n'a  que  peu  de  chose  à 

^re  et  que  je  ferai,  à  moins  que  ça  ne  t'amuse  de  mettre  une  perruque 

poudrée  et  des  paniers.  Dans  ce  cas-là,  tu  seras  assez  à  temps  dans  quinze 

(1)  Quelques  jours  auparavant,  âanceau  avait  failli  s'évanouir  à  la  vue  d'ux 
^^rret  George  Sand  et  Solange  en  firent  de  bonnes  gorges  chaudes 


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202  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jours,  car  ta  apprendras  ce  rôle  en  une  heure...  Maurice'est  effrayé  de  faire 
un  amoureux.  11  est  comme  toi  et  comme  moi  aussi;  la  tendresse  et  les 
larmes  de  convention,  sur  les  planches,  ne  lui  viennent  pas  du  tout.  Mais 
il  est  le  seul  dont  la  tournure  aille  au  rôle,  tant  pis  pour  lui.  On  a  r^'oué 
avant-hier,  pour  faire  débuter  la  jeune  première,  une  de  nos  anciennes 
mprovisations,  revue  et  corrigée,  Pierrot  comédien.  Te  souviens-tu  que  tu 
faisais  le  rôle  de  Valère^  le  jeune  fils  de  la  baronne  dévote  chez  qoi  dé- 
barquent des  comédiens?  Tu  étais  un  bien  joli  amoureux,  pas  amoureux 
du  tout. 

...  Voilà  toutes  les  nouvelles  de  Nohant.  Marquis  [le  chien]  est  tonda, 
Palognon  [Ville vieille]  dessine,  Lambert  peint,  Manceau  grave,  Maurice  fait 
un  peu  de  tout.  Moi,  je  fais  des  chapeaux  de  paille,  à  la  veillée.  Je  t'en 
ferai  un  quand  tu  seras  ici,  et  que  je  pourrai  te  l'essayer  à  mesure.  Bon- 
soir, etc. 

Enfin  Solange  arrive.  La  gaîté  reprend  de  plus  belle  à  Nohant. 
On  joue  la  comédie,  on  se  promène,  on  bavarde.  Nini  emplit  le 
vaste  escalier  des  éclats  de  sa  joie  enfantine.  Mais  cela  ne  dure 
qu'un  instant.  Un  matin,  George  Sand  apprend  que  Solange  a 
«  décampé  »  subitement,  et  décampé  seule.  En  même  temps  on 
lui  remet  le  billet  suivant  griffonné  au  crayon  : 

Ma  chérie,  décidément  je  pars.  J'aime  mieux  cela.  Le  style  ne  fait  aucun 
effet  sur  mon  mari.  Et  puis  j'aime  mieux  juger  par  mes  propres  yeux.  Je 
veux  savoir  si  c'est  un  caprice,  ou  si  réellement  il  a  besoin  de  moi  pour 
quelque  affaire,  ou  s'il  est  malheureux  sans  moi.  S'il  ne  s'agit  que  de  can- 
cans, je  reviendrai  de  suite.  Adieu,  ma  mignonne,  ou  plutôt  au  revoir.  Je 
te  confie  la  santé  de  Nini  et  je  charge  Manceau  de  la  conduire  tous  les 
matins.  Elle  s'est  éveillée,  cette  nuit,  pour  dire  :  «  Gentille  grand'maman  1  » 

SOULNGK  ClÉSIMOBR. 

Solange  ne  devait  pas  revenir  tout  de  suite.  Que  s'était-il 
passé?  Le  mari,  retour  de  Londres,  avait-il  recueilli  une  médi- 
sance qui  avait  éveillé  sa  jalousie?  Et  Solange,  qui  tenait  encore 
à  son  mari,  avait-elle  tout  quitté  sur  une  lettre  inquiétante?  Il 
est  fort  probable.  On  devine  Témotion  de  la  mère. 

J'ai  été  douloureusement  surprise  en  apprenant  ce  matin  que  tu  étais 
partie,  et  partie  seule.  Je  n'aime  pas  qu'une  jeune  femme  comme  toi  s'en 
aille  seule  par  les  voilures  publiques,  et  j'aurais  voulu  que  Varennes  [le 
vieux  docteur]  t'accompagnât,  puisqu'il  était  venu  irî  pour  toi.  Je  ne  vou- 
drais pas  non  plus  être  chargée  longtemps  de  Nini  de  cette  façon.  Elle  est 
gentille  et  adorable,  mais  enfin  je  ne  connais  pas  sa  bonne,  et  je  n*ai  pas 
d'autorité  sur  elle.  Si  elle  ne  gouvernait  pas  bien  Tenfanlje  n'aurais  pas  le 
droit  de  lui  rien  co|nmander  comme  je  le  ferais  si  c'était  une  personne  à 
moi. 


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GB0R6E   SAND  ET  SA   FILLB.  2O3 

..•  le  ne  sais  si  je  dois  espérer  que  ta  reyiennes  faire  ton  mois  de  cam- 
pagne ici.  Je  ne  comprends  rien  à  ce  qui  arrive,  et  je  jurerais  qu'on  a  ia- 
Tenté  les  prétendus  cancans  faits  à  toa  man.  Rien  n'a  pu  sortir  d'ici,  parce 
qu'ici  autour  de  moi  il  n'y  a  que  des  gens  qui  me  respectent,  et  toi  par 
conséqaent.  Et  pub,  parce  qu'il  n'y  a  rien,  nen  à  dire  sur  des  promenades 
où  je  suis  toujours,  ou  bien  Varennes  et  autres  vieux  ;  et  encore  moins  sur 
des  baignades  où  nous  sommes  tous  babilles  de  la  tète  aux  pieds  d'une  ma- 
nière qu'on  pourrait  dire  exagérée.  Je  comprends  seulement  que  ton  mari 
s'ennuie  loin  de  toi.  Je  désire  bien  qu'il  ait  le  courage  de  te  laisser  revenir; 
mais,  s'il  ne  l'a  pas,  je  ne  te  demande  pas  d'insister,  car  il  est  certain  que 
l'afTecUon  d'un  mari  qu'on  aime  est  la  meilleure  chose  à  conserver.  D'ail- 
leurs, cela  ne  me  fâche  pas,  moi,  et  tu  es  sûre  de  me  retrouver  quand  tv 
pourras  revenir  sans  le  priver  et  sans  l'afUiger...  Les  mamans  ne  sont  pas 
jalouses,  et  elles  savent  qu'il  faut  céder  aux  maris.  Je  t'embrasse  mille 
fois.  (Fin  juin  ou  début  de  juillet  1851.) 

Ce  ne  fut  cette  fois  qu'une  alerte.  L'ombrageux  mari,  radouci 
par  l'arrivée  de  sa  femme,  écrivait  à  George  Sand,  le  22  juillet  : 

Ma  chère  mère,  tout  heureux  de  l'arrivée  soudaine  de  Solange»  je  pense 
cependant  plus  à  son  bonheur  qu'à  moi-même.  Je  désire  et  vous  demande 
de  vous  la  ramener  moi-même,  car  elle  est  bien  jeune  pour  voyager  ainsi 
toute  seule. 

Je  vous  remercie  de  cette  bonne  lettre  que  vous  venei  de  lui  écrire; 
o^la  dédomage  bien  des  sottises  et  des  jalousies  que  le  monde  invente.  Dès 
{^a.e  mes  afTaires  seront  débrouillées,  Solange  pourra  vous  rejoindre,  et  moi 
j^    me  remettrai  au  travail  avec  plus  de  courage  que  jamais. 

Adieu,  ma  chère  mère,  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  recommander  ma  pe- 
tâ^^«  fllle,  mais  je  vous  remercie  de  votre  tendresse  pour  elle.  Du  courage,  et 
l^Â^ui  des  choses  à  Maurice. 

Le  sculpteur  Clésingxr. 

Une  ou  deux  semaines  se  passent.  Nini  est  ramenée  à  sa 
uaère,  superbe  de  santé,  sauf  une  égralîgnure  à  la  joue.  L'en- 
tant est  tombée  dans  un  buisson  de  roses,  et  celles-ci,  «  jalouses 
de  Nini,  »  dit  George  Sand,  l'ont  griffée.  La  grand'mère  se  sé- 
pare d'elle  avec  chagrin.  «  J'aurai  un  réveil  triste  demain  en 
^e  la  voyant  pas  défaire  ses  souliers  sur  mon  lit.  »  Elle  a  déjà 
observé  son  caractère;  elle  fait  des  remarques  sur  son  régime. 
Mais  sa  fllle  va  l'inquiéter  aussitôt.  Solange  est  maladft^  <c  Pas 
pliislôt  de  retour  ici,  me  voilà  par  terre.  J'ai  besoin  d'un  régime 
si  excitant  et  de  secousses,  à  cause  de  mon  tempérament  chloro- 

^  ^ique  et  endormi  (5  août).  »  On  lui  ordonne  le  cheval.  Elle 

i&OQte  en  homme,  ce  qui  lui  vaut  les  admonestations  énergiques 
de  sa  mère.  Là-dessus,  fausse  couche  de  trois  mois.  «  Il  paraît 


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-■^, 


204  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

muè  j'étais  enceinte  lorsque  j'ai  été  te  voir  à  Nohant.  Je  ne 
m'en  doutais  guère  pourtant.  Toujours  est-il  que  je  suis  au  lit 
peur  quelques  jours,  et  fort  embêtée  (19  septembre  1881).  » 

c(  Embêtée,  »  Solange  l'était  de  toutes  façons.  Le  vide  de 
cette  existence  commençait  à  lui  peser.  Son  esprit  inoccupé,  son 
cœur  sans  aliment,  criaient  famine.  L'ennui,  d'abord,  s'empare 
d'elle.  Elle  voudrait  s'occuper,  le  courage  lui  manque.  Gomment 
s'y  prendre?  Elle  a  des  habitudes  et  des  goûts  de  princesse.  Et  les 
embarras  du  ménage  recommencent.  Et  le  mari,  jusque-là  assez 
attentif,  découvre  peu  à  peu  sa  vraie  nature,  intempérante, 
brutale,  grossière!  Des  allusions  voilées  percent  d'abord;  puis 
la  tristesse,  puis  le  désespoir,  le  cri  d'appel  vers  sa  mère.  Cette 
fois,  c'est  la  crise  prévue  et  redoutée  (août-octobre  1851). 


—  14  août  :  Je  donnerais  bien  deux  sous  ponr  saToir  écrire  et  aToir  du 
talent.  Cette  réflexion  arrite  à  propos  de  bécasse,  parce  que  je  ne  sais  rien 
faire  et  que  je  m'ennuie.  —  25  août  :  Je  t'assure,  ma  chérie,  que  mon  régime 
n'est  pas  du  tout  fantastique;  c'est  ce  régime- là  qui  me  sauve;  sans  lui  il  y 
aurait  longtemps  que  l'on  m'aurait  trouTée  suspendue  à  l'espagnolette  de 
ma  fenêtre.  Ahl  l'ennui  1  Tu  me  dis  de  travailler.  Est-ce  que  j'ai  du  talent, 
est-ce  que  je  sais  faire  quelque  cbose?  et,  quand  je  le  saurais,  le  pourrais-je 
dans  ce  moment-ci?  Voici  ce  qu'un  auteur,  qui  ne  manque  pas  d'un  cer- 
tain mérite,  dit  dans  un  livre  intitulé  les  Lettres  d'un  voyageur  :  «  L'ennui 
est  une  langueur  de  l'âme,  une  atonie  intellectuelle  qui  succède  aux  grandes 
émotions  ou  aux  grands  désirs...  Ni  le  travail,  ni  le  plaisir  ne  sauraient  le 
distraire,  etc.  »  —  Septembre  :  Je  ne  demanderais  pas  mieux  que  de  tra- 
vailler, si  je  savais  par  quel  bout  m'y  prendre,  et  si  j'avais  un  Delatouche 
pour  me  dire  :  C'est  mauvais,  il  faut  faire  autrement.  Les  raisonnemens  ne 
m'ennuient  jamais  quand  ils  viennent  de  ceux  que  j'aime;  et  les  observa- 
tions, quand  même  je  les  conteste,  n'en  font  pas  moins  leur  effet  lors- 
qu'elles sont  justes. 

George  Sand  à  Solange. 

15  septembre  1851. 

Ta  me  disais  dernièrement  que  tu  essayerais  de  travailler  si  tu  avais  un 
Delatoucbe.  Tu  trouveras  conseil  et  amitié  partout;  et,  pour  mon  compte, 
je  te  serai  un  Delatoucl^e  plus  bénin,  je  t'en  réponds.  Tu  devrais,  de  temps 
en  temps,  t'exercer  pour  toi-même  à  résumer  tes  réflexions,  tes  impres- 
sions, etc.)  [Suivent  les  conseils  les  plus  précis,  les  plus  pratiques.  Gomment 
George  Sand  vient  de  découvrir  Bossuet,  dont  la  beauté  l'a  «  épatée  (1).  »] 

(i)  Tout  ce  passage  a  été  cité  par  M.  René  Doumic  dans  la  Revue  des  Deux 
iforydes  du  15  Juin  1904. 


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fiEORGE   SAND    ET   SA   FILLE.  205 

...''  fin'résaméy  à  tonnage,  on  a  déjà  un  graad  fonds  dans  Tésprît.  Mais  il  est 
[flottant»  parce  qu'on  n'a  pas  la  forme.  C'est  le  chaos,  où  tous  les  élémens 
de  la  création  existaient  bien,  mais  qui  n'était,  comme  dit  Ovide,  que  rudis 
indigest€Lque  moles.,.  Quand  la  forme  est  venue,  on  est  tout  surpris  de  voir 
re  que  le  fonda  produit,  et  on  se  découvre  soi-même  après  s'être  ignoré 
longtemps.  On  s'en  veut  alors  pour  le  temps  perdu,  et  on  ne  trouve  plus  la 
vie  asseï  longue  pour  tout  ce  qu'on  voudrait  tirer  de  soi.  Avec  ou  sans  grand 
talent,  avec  ou  sans  profit  d'argent,  avec  ou  sans  réputation,  n'est-ce  pas  un 
immense  résultat  obtenu,  une  victoire  sur  les  ennuis,  les  déceptions,  les 
langueurs  et  les  chagrins  de  fa  vie?  La  vie  ne  peut  pas  changer  pour  nous 
et  autour  de  nous.  Tous,  nous  sommes  condamnés  à  en  souffrir  plus  ou 
moins.  Mais  nous  pouvons  agir  sur  nous-mêmes,  nous  nous  appartenons, 
nous  pouvons  nous  transformer,  nous  fortifier,  et  nous  faire,  du  travail  et 
de  la  réflexion,  une  arme  ou  une  cuirasse.  Moi,  je  crois  que  tu  aurais  faci- 
lement du  talent,  et  que  le  goût  du  talent  te  créerait  l'habitude  de  la 
éflexion.  Eh  bien,  la  réflexion  nous  suit  et  ùous  occupe  partout,  à  cheval 
comme  à  pied,  dans  le  monde  comme  dans  la  solitude.  Tu  ne  t'ennuies  que 
parce  que  beaucoup  de  réflexions  t'oppressent  sans  se  coordonner,  et  cela 
te  donne  quelquefois  des  apparences  d'irréflexion  qui  trompent  sur  ta  véri- 
table nature.  Je  t'ai  vue,  enfant,  parfois  si  grave  et  si  avancée,  que  jamais 
je  ne  croirai  que  cela  doive  aboutir  à  faire  de  toi  une  lionne.  Cela  peut 
t'amuser  huit  jours,  et  arriver  vite  à  te  lasser  singulièrement. 

Ne  prends  pas  tout  cela  pour  un  sermon,  et  n'en  garde  que  ce  qui  t'ira 
et  te  paraîtra  juste.  Si  tu  essaies  de  ranger  quelques  réflexions,  ou  un  récit 
on  nUmporte  quoi  sur  un  bout  de  papier,  envoie-le-moi,  et  je  ne  te  dirai 
pas  e*e8t  mal  ou  c*est  bien,  mais  :  voilà  ce  que  tu  voulais  dire  et  tu  ne  Vas  pas 
liitf  ou  bien  :  tu  as  dit  là-dessus  plus  que  tu  n'en  penses,  car  cela  arrive  sou- 
vent quand  on  tâtonne.  Ton  affaire,  si  tu  t'y  mets,  c'est,  je  le  répète,  de 
oliercher  la  ferme  pour  commencer.  Si  je  te  montrais  mes  premiers  essais, 
cela  te  ferait  bien  rire,  et  te  donnerait  grand  courage. 

A  ces  conseils  précis,  directement  sollicités,  Solange  ne  ré- 
pond qu'avec  mollesse.  Et  là-dessus  la  mère  redouble  d'avertis- 
semens  pénétrans,  d'encouragemens  virils  et  généreux  : 

Je  te  rabâche  qu'il  faut  t'occuper,  mettre  moins  de  ta  vie  dans  des  choses 

frivoles  qu'un  rien  peut  détruire,  tandis  que  le  travail  est  toujours  comme 

^e  main  rude,  mais  fidèle.  Au  reste,  que  veux-tu  ?  La  jeunesse  est  certai- 

nenaent  un  âge  de  souffrance.  On  ne  peut  pas  se  persuader  que  certains 

^^es  sont  des  rêvés;  et  si  tu  te  creuses  la  tête  autant  que  j'ai  fait  à  ton 

^e,  ta  n'as  pas  fini  I  Je  n'ai  vraiment  commencé  à  pouvoir  vivre  que  le  jour 

oti  j'ai  travaillé  pour  vivre.  Il  y  a  toujours  aussi  un  certain  bonheur  domes- 

^que qu'on  se  fait  à  soi-même  selon  les  conditions  où  cela  se  trouve;  car 

c'est  fort  varié,  les  caractères  et  les  existences  I  Tu  m'as  dit  toujours  que 

ton  mari  t'aimait  et  tout  le  monde  me  Ta  dit.  Ta  Nini  est  charmante  et 

poTisse  bien.  C'est  quelque  chose.  Tu  n'es  pas  laide,  tu  n'es  pas  bête.  Tu  te 

porterais  bien  si  tu  voulais  t'en  donner  la  peine.  Les  plus  grands  malheurs 


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206  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'une  femme,  lu  ne  les  éprouves  donc  pas.  Le  reste,  c^est,  comme  dit 
Hyacinthe,  une  aCTalre  de  goût,  eu  parlant  de  la  cinquième  partie  du  monde, 
on  fCy  est  pas  forcé.  C'est  une  oasis  enchantée  qu'on  voudrait  bien  décou- 
vrir, mais  où  les  voyageurs  n'ont  encore  trouvé  que  des  serpens  et  des 
sauvages. 

Si  tu  as  quelque  peine  intérieure  où  je  puisse  te  donner  quelque  force 
intérieure,  dis-la-moi.  Si  tu  sens  que  ce  que  je  te  dirais  ne  servirait  à  rien, 
tâche  de  la  réduire  toi-même.  Tu  n'es  pas  expansive  en  général.  Tu  as  peut- 
être  raison.  Se  confier  seulement  pour  parler  de  soi  ne  sert  qu'à  nous 
amollir. 

Même  langage,  approprié  à  une  nouvelle  circonstance,  dans 
une  très  belle  lettre  du  19  octobre  (citée  en  partie  par  M.  Dou- 
mie).  Mais  cette  ferme  sagesse  révolte  la  jeune  femme.  Elle  pro- 
teste avec  colère  : 

Tu  dis  que  la  jeunesse  est  l'âge  de  la  personnalité  I  Certainement,  et 
c'est  bien  juste.  D'abord,  parce  que...  [ici  une  ligne  coupée]  sauf  beaucoup 
d'exceptions,  la  vieillesse  est  en  général  l'âge  de  la  sécheresse  et  de 
l'égolsme.  Et  puis,  parce  que  jeunesse  oblige.  C'est-à-dire  qu'il  faut  abso- 
lument être  heureux  pendant  qu'on  est  jeune.  Sans  cela,  quand  donc  le 
sera-t-on?Le  bonheurl  Mais  je  l'envisage  comme  le  droit  le  plus  sacré  de 
la  Jeunesse...  —  Le  devoir?  un  de  ces  grands  mots,  vide  de  sens...;  —  la 
vertu?  une  fameuse  duperie,  etc. 

Toute  la  lettre  est  sur  ce  ton.  Parfois,  cependant,  l'accent 
change.  C'est  de  la  vraie  douleur  qui  s'exhale.  Solange  est 
atteinte  au  fond.  Et  elle  implore  du  secours  : 

L'amour  n'est-il  donc  que  l'expression  d'un  désir,  et  l'amitié  qu'une 
habitude?  Ahl  dis-moi,  toi  qui  as  le  double  de  mon  âge,  à  quoi  faut-il 
croire?  qui  faut-il  donc  aimer  ? 

Il  faut  t'aimer,  n'est-ce  pas,  ma  chérie,  il  faut  aimer  Jeanne?  Ahl  je 
vous  aime  toutes  les  deux  de  toutes  les  forces  de  mon  âme,  comme  je  n'aime 
personne  au  monde.  Mais  Jeanne  a  deux  ans,  et  toi  tu  es  â  60  lieues  de  moi. 
Et,  en  attendant,  le  chagrin  me  ronge,  et  je  dévore  mes  larmes  dans  mon 
coin,  honteuse  d'avoir  la  faiblesse  de  souffrir  et  de  ne  savoir  me  taire.  Non, 
je  ne  puis  te  le  dissimuler,  je  souffre  horriblement,  et,  si  je  me  connais 
bien,  j'en  ai  pour  longtemps  encore.  Le  chagrin  chez  moi  n'est  ni  violent  ni 
emporté,  mais  il  est  profond  et  de  longue  durée.  Ahl  console-moi  donc,  ma 
chère  mère  !  De  quoi,  me  diras-tu?  D'avoir  un  cœur  et  de  vouloir  aimer. 

Voilà  quatre  pages  bien  longues,  bien  confuses,  bien  lourdes,  bien 
tristes.  Eh  I  mon  Dieu,  on  endure  tout  de  ses  enfans  :  il  faut  bien  pleurer 
avec  eux  quand  ils  souffrent,  comme  on  rit  avec  eux  quand  ils  sont  gais* 
Cette  semaine  [le  17]  est  l'anniversaire  mortuaire  d'un  être  qui  a  souffert 
aussi,  de  notre  pauvre  Chopin.  Qu'il  était  bon,  celui-là  I  et  qu'il  était  dé- 
voué et  tendre  ! 


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GEORGE   SAND   ET  SA   FILLE.  207 

Quand  Tiens-tu  à  Paris,  ma  mignonne?  Qu'il  me  tarde  d6  te  Toirl  Écris- 
moi,  dis-moi  que  tu  m'aimes,  et  que  quand  tu  souCTrais,  autrefois,  ma  pré- 
sence te  consolait.  Adieu,  embrasse  Maurice  pour  Mini  et  pour  moi;  à  toi, 
Solange..,  Mardi,  p^ers  le  15  octobre  4851.] 

De  tels  accens  ne  pouvaient  laisser  une  mère  insensible.  Nous 
voyons  son  inquiétude  croître  de  billet  en  billet.  Elle  appelle 
Solange  à  Nohant,  pour  a  causer.  »  Le  5  novembre,  elle  écrit  à 
Poney  : 

Solange  est  Tenue  ici  passer  quelques  jours  aTeo  sa  fille.  La  petite  est 
rayissante.  Solange  n'est  pas  beureuse.  Son  mari  est  fou  à  moitié,  et  elle 
'n'est  pas  du  tout  souple.  Je  ne  sais  si  cette  union  ira  loin»  et,  comme  vous 
pottYex  croire»  je  suis  bien  triste. 

Ainsi  s'achève  Tannée  1851  qui  s'annonçait  si  brillante. 

XI 

Les  années  1852,  1853,  1854  sont  remplies  par  les  démêlés 
de  Solange  avec  son  mari.  George  Sand  avait  bien  prévu.  C'était 
déjà  la  désunion,  ce  fut  bientôt  la  brouille,  puis  les  procès.  Le 
mari  et  la  femme  vivent  sur  le  pied  de  d'eux  ennemis,  tantôt 
s'épiant  pour  se  surprendre  .en  faute,  tantôt  se  harcelant  d'ex- 
ploits d'huissier,  tantôt  se  prêtant  à  quelque  raccommodement 
boiteux  dont  les  clauses  sont  tout  de  suite' violées;  et  les  hosti- 
lités recommencent.  Tout  cela  est  fort  oiseux  à  raconter,  et  par- 
fais répuçnant.  Disons  vite  que  Clésinger  semble  avoir  eu  presque 
tous  tk  torts,  du  moins  jusqu'en  mai  1854.  C'est  lui  qui  est  res- 
ponsable de  la  vie  de  bohème  que  mena  le  ménage  dès  le  début, 
situation  qui  s'aggrava  lorsque  lavènement  de  l'Empire  eut 
exalté  chez  Clésinger  la  folie  des  grandeurs.  Il  voulait  faire 
figure  aux  Tuileries,  ne  rêvait  que  projets  gigantesques,  escomp- 
tait et  dévorait  d'avance  les  sommes  que  ces  projets  lui  rappor- 
teraient, lâchait  la  bride  à  tous  ses  instincts  de  désordre.  Il  avait 
un  atelier,  mais  rarement  un  appartement.  Sa  femme,  .privé^du 
strict  nécessaire  pour  entretenir  un  ménage,  n'était  guère  sou- 
tenue, à  la  lettre,  que  par  les  subsides  de  Nohant  et  par  ceux 
plus  irréguliers,  mais  cependant  effectifs,  envoyés  de  Guillery  par 
son  père.  Comment  s'étonner  que  Solange  ait  demandé  la  sépa- 
ration dès  le  début  de  1852,  et  que  ce  soit  elle,  deux  ans  durant, 
gui  ait  attaqué  son^mari  ?  Elle  désarma  d'ailleurs  fréquemment 


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208  REVUE  DES  DEUX  MONDES^ 

aussi,  soit  lassilude,  soit  prudence;  caiv  les  colères  deClésinger 
sont  effrayantes.  Au  chevet  de  son  beau-pë)re  mourant,  eHe  re- 
nonce à  ses  poursuites,  et  le  brave  homme  expire  en  la  remer- 
ciant. Mais  Clésinger  ne  tient  pas  ses  promesses.  De  là,  rupture, 
procès  en  restitution  de  dot.  Clésinger  reconnaît  qu'il  doit  au 
moins  à  Solange  la  rente  des  50000  francs  restans  sur  la  vente 
de  l'hôtel  de  Narbonne;  mais  il  réclame  l'enfant.  Alors  com- 
mence cette  lutte  pour  Tenfant  qui  est  Tépisode  poignant  de 
cette  histoire,  le  seul  qui  mérite  de  nous  attacher,  à  cause  des , 
souffrances  de  la  mèr&.>et  de  la  grand'mère  durant  cet  «atroce 
débat,  et  de  la  catastrophe  qui  le  dénoue.  Mettre  Nini  en  sûreté, 
disputer  Nini  aif  tribunal,  la  préserver  d*un  enlèvement,  la 
cacher,  telle  est  Tunique  préoccupation^  des  deux  femmes,  au  ' 
milieu  de.  quelles  alertes  1 

Solange  à  sa  mère. 

29  avril  1852.^ 

Mon  mari  esf^un  fou...  s'il  en  fut  jamais...  Je  consens  dè\toat  mon 
cœur  à  ce  que  l'enfant  te  soit  remise.  Toi  ou  moi  c*est  la  même  chose.  Mais 
je  ne  veux  à  aucun  prix  la  lui  confier  deux  mois  par  an...  A  présent,  elle  est 
trop  jeune  pour  être  abandonnée  à  un  pareil  homme  qui  la  laisse  manquer 
de  tout.  Plus  tard,  ce  sera  une  jeune  Ûlle.  Et  il  sera  toui  aussi  dangereux 
de  la  laisser  à  un  homme  aussi  grossier,  aussi  cynique,  un  homme  qui  a  de 
pareilles  relations  et  qui  ne  respecte  rien  au  monde... 

Pendant  ces  tiraillemens,  Nini  faisait  la  navette  entre  Besançon 
(chez  les  beaux-parens  de  Solange)  et  Nohant.  Après  une  absence 
un  peu  prolongée,  elle  ne  reconnut  pas  sa  mère,  et  ne  s'appri- 
voisa qu'à  la  longue  avec  elle.  Ce  fut  pour  Solange  .un  premier 
coup  de  poignard.  A  Nohant,  du  moins,  on  entretenait  le  souve- 
nir- de  la  maman  absente  A  peine  est-elle  tranquille,  nouvelle 
alerte  :  «  Cache  Nini  !  envoie-la  au  Coudret,  »  écrit-elle  à  sa  mère, 
le  25  août.  Clésinger  parle  de  Tenlever.  George  Sand  met  Nohant 
en  état  de  défense;  elle  mobilisera,  s'il  le  faut,  les  pompiers  de 
Manceau  ;  si  Clésinger  veut  user  de  violence,  il  est  sûr  de  trouver 
à  qui  parler. 

La  correspondance  ne  roule  plus  que  sur  l'innocente,  qui 
joue,  en  riant  aux  éclats,  dans  le  parterre  de  Nohant.  Quels 
soins  aussi,  que  de  sollicitude!  En  août  elle  a  la  dysenterie. 
Toul  le  monde  la  soigne;  mais,  comme-.elle  est  la  '«  reine  des. 


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ipP.4i^J*iU' 


GEOAGE   SAND   ET   SA   FILLE.  209 

Ninis,  »  elle  n'accepte  sans  sourciller  son  petit  clystère  qu'  a  à: 
condition  que  les  fleurs  et  les  rubans  flotteront  à  la  seringue,  et 
que  Manceau  sifflera  un  air  pendant  la  manœuvre.  »  Elle  se 
remet.  Bientôt  elle^  «  mord  dans  la  pomme  de  terre  avec  dé- 
lices. »  La  voilà  rétablie.  Mais  déjà  sa  mère  la  réclame,  à  la- 
faveur  d'un  accord  passager;  car  elle  a  (et  cela  se  comprend) 
«  faim  et  «oif  de  sa  Nini.  »  George  Sand  lui  répond  : 

Je  garderai  Nini  autant  qae  possible.  La  pauvre  enfant  ne  sera  jamais  si  ^ 
tranquille  et  si  heureuse,  tant  que  cette  lutte  ne  sera  pas  résolue.  Je  res-  -, 
torai  ici  le  plus  longtemps  que  je  pourrai  ;  si  je  ne  peux  m'en  charger  à  ^ 
Paris,  nous  verrons  alors. 

Cependant  il    a  fallu  la   rendre  à  sa  mère.  La  séparation 
cUcte  à  George  Sand  ces  judicieuses  réflexions  :  ; 

Je  travaille  à  me  déshabituer  de  ma  Ninette.  Il  m'en  coûte  beaucoup. 
iff^ais,  si  tu  ne  dois  pas  la  garder  et  t'en  occuper  sérieusement,  je  ne  désire 
f^-^m.  s  ne  l'avoir  qu'en  passant^  pour  en  être  brusquement  séparée  tout  d'un 
c^^  «p,  et  la  reprendre,  la  quitter,  sans  raison  majeure  et  sérieuse.  J'ai  le 
inm.  .malheur  de  m'attacher  aux  êtres  dont  je  me  charge,  et  je  n'aime  pas  du 
tcz^-^ut  l'imprévu.  Séparée  de  ton  mari,  ayant  une  existence  difficile  et  pré- 
c^fc-mre,  il  était  tout  simple  que  Nini  fût  dans  mon  giron.  Si  vous  êtes  bien 
d^^'^ïfcccord  maintenant,  si  vous  pouvez  arranger  votre  vie  pour  le  calme  et  la 
^"^^■J'ée,  je  sais,  je  sens,  que  tu  dois  élever  ta  fille  et  l'élever  toi-même.  Il  me 
s^  :»aiblait,  dans  l'intérêt  de  l'enfant,  qu'il  eût  été  sage  de  s'assurer  de  la 
s*^^  nation  avant  de  la  reprendre.  Si  la  réconciliation  ne  se  soutient  pas,  tu 
^^^>s  me  rapporter  Nini  malade,  déroutée,  irritée,  difficile  à  manier.  Si  je  la 


^  prends  alors,  ce  sera  pour  un  certain   temps,  j'espère.  Je  ne  veux  pas 
A.*^lées  et  venues  continuelles. 

Le  mieux  sera  de  s'entendre,  et  de  donner  la  preuve  de  ta  raison  et  de 
^'^  sollicitude  pour  elle  en  lui  consacrant  toute  ta  vie. 

Geoj^e  Sand  voyait  juste.  Les  lendemains  de  ces  réconcilia- 

^ons  étaient  terribles.  Use  passait  alors  des  scènes  si  furibondes 

<{u'il  fallait  à  tout  prix  soustraire  j'enfant  à  de  tels  spectacles. 

Après  le  danger  de  renvoyer  Nini  et  de  «  trimballer  »  Nini, 

smvant  le  mot  de  George  Sand,  le  danger  de  garder  Nini,  entre 

^n  père  et  sa  mère  ! 

Mon  avis,  écrit  George  Sand  (fin  août  1852),  serait  de  la  mettre  dans  un 
couvent,  même  sans  espoir  de  le  lui  cacher  [au  père],  mais  en  obtenant  qu'elle 
yfdt  gardée  comme  dans  un  château 'fort.  Il  n*y  a  que  les  couvens  cloîtrés 
V^  soient  de  véritables  citadelles.  Celui  des  Anglaises  était  inabordable; 
^^  grâce  à  l'étendue  des  jardins,  j'ai  vécu  trois  ans  sans  sortir,  et  sans  en 
TOME  XXVI.  —  1008.  14 


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210  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mouitr,  bien  qu'ayant  parfois  le  mal  du  pays,  chose  qui  n'est  pas  k  redou- 
ter pour  Nini.  Il  faudrait  donc  qu'une  personne  du  monde,  et  piettse^  fit 
cette  démarche  sans  te  nommer,  et  sût  s'il  y  a  nn  couvent  dans  Paris  qni 
veuille  prendre  une  enfant  de  trois  ans  el  demi,  on  peut  dire  quatre,  et  ue  la 
laisse  voir  qu'à  sa  mère  et  à  sa  grand'mère,  ou  à  son  père,  derrière  la 
grille.  Va  donc  consulter  là-dessus  M.  de  Delleyme  [le  magistrat  qui  prési- 
dait à  leurs  débats].  Dis-lui  que  je  m'offre  à  prendre  sur  moi  la  responsa- 
bilité de  lui  dire,  s'il  le  permet  :  «  Oui,  j'ai  soustrait  l'enfant  au  père  et 
à  la  mère  pour  qu'il  ne  fût  pas  le  témoin  et  le  souffre-douleur  d'emporté- 
meas  dont  la  mère  était  impuissante  à  la  défendre.  Je  l'ai  caché.  Au  jour 
de  la  décision  des  tribunaux,  je  le  rendrai  à  qui  de  droHy  mais  pendant  la 
lutté  Je  l'aurai  protégé  comme  c'est  mon  devoir.  » 

4.  la  même. 

vB  septembre  [1852]. 

Tu  me  parais  plus  incertaine  que  jamais,  et  je  vois  qu'arec  toi  il  faut 
TÎTre  au  jour  le  jour.  Tu  vas  au  couvent,  tu  n'y  vas  pas.  Si  tu  pouvais  faire 
en  même  temps  les  deux  choses  les  plus  opposées  l'une  à  l'autre,  tu  au- 
rais résolu  le  problème  de  ta  cervelle. 

Moi,  je  suis  pour  le  couvent (1).  Le  mot,  sinon  la  chose,  nous  sauve  des 
cancans,  et  on  y  est  libre  en  tout  ce  qui  est  raisonnable.  Mais  s'il  y  faut 
des  ressources  que  tu  n'as  pas,  je  ne  sais  comment  tu  trancheras  la  diffi- 
culté, i^eut-être  que  tu  t'exagères  la  cherté  de  cette  retraite,  pour  te  dissi- 
muJer  la  répugnance  qu'elle  te  cause.  On  ne  sait  jamais  rien  de  certain- 
avec  toi,  et  te  conseiller  est  la  chose  la  plus  impossible'ou  la  plus  inutile 
du  monde. 

Niai  va  bien.  Pauvre  Nini!  Elle  serait  charmante,  si  elle  pouvait  vivre 
toujours  dans  des  conditions  faites  pour  son  âge,  et  avec  une  personne 
eid usivement  occupée  d'elle.  Mais  que  faire?  Pense  à  sa  sûreté.  Je  vois 
qu'A  cet  égard  tu  ne  décides  rien.  Tu  dis  toujours  :  je  la  reprendrai,  mais  si 
c'est  poui  v^u  on  te  l'enlève  au  bout  de  24  heures,  ce  n'est  pas  la  peine. 

A  la  même. 

21  septembre  1852. 

Nini  se  porte  comme  un  charme,  et  elle  n'est  pas  reconnaissable  pour 
le  caractère.  Elle  est  même  gentille  avec  Solange  [la  bonne]  et  il  n'y  a  plus 
de  colères  à  présent  que  tous  les  4  ou  5  jours,  et  très  peu.  Solange  aussi 
apprend  à  la  gouverner  avec  calme  et  raison.  Avec  moi  la  ninetle  est  ra- 
vissante. Son  sommeil  même  est  devenu  asses  raisonnable.  Ses  nerfs  se 
calment.  Elle  s'est  remplumée...  Elle  est  plus  jolie  que  jamais.  Elle  parle 
de  toi  souvent,  mais  liC  n'a  pas  de  chagrin,  et  croit  toujours  que  tu  revien- 
dras diMuain.  Elle  fait  des  progrès  étonnans  de  compréhension,  et  se  livre  à 
la  descrii)  ion  du  jardin,  des  fleurs,  du  soleil  qui  met  son  manteau  gris,  et 
les  étoiles  qui  ont  des  pattes  d*or,  des  belles-de-nuit  qui  s'ouvrent  le  soir 

(1)  il  s'agit  cette  fois  d'un  abri  pour  Splange  elle-même. 


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GEORGE  6AND  ET   SA   FILLE.  211 

pendant  que  les  mauves  se  ferment,  des  Ters  luisans,  etc.  EiiÛn«  il  n'y  a 
rien  de  plus  gentil  que  cette  petite  Ûlie-là. 

Pendant  ce  temps,  la  malheureuse  Solange  disputait  la  pos- 
session de  sa  fille  &  Tavocal  de  son  mari,  Dclbmont  (qui  parait 
bien  avoir  montré  do  la  dureté  dans  toute  cette  aiïaire);  courait 
de  couvent  en  couvent  pour  chercher  un  asile;  se  rabattait 
ensuite  sur  une  médiocre  pension  de  famille,  bref,  menait  ime 
vie  lamentable,  entrecoupée  d'accès  de  désespoir.  En  novembre 
on  lui  fait  espérer  une  séparation  prochaine  : 

Dieu  le  yeuille!  mais  j'en  doute,  ce  serait  trop  de  bonheur...  Le  cœur 
n'est  bon  qu'à  faire  souffrir...  J'ai  fait  bravement  Tamputalion  du  mien,  et 
j'ai  suicidé  une  à  une  mes  espérances  les  plus  chères,  mes  aspirations  les 
plus  ardentes,  mes  illusions  les  plus  douces.  J'ai  une  amie  très  sincèrement 
pieuse  qui  voulait  me  convertir.  Je  m'y  serais  prêtée  volontiers,  si  j'avais 
pensé  réussir.  Mais  j'aime  trop  à  raisonner  ou  à  m'expliquer  tout  pour  avoir 
la  foi,  qui  est  une  passion  d'instinct  et  d'aveuglement  comme  l'amour.  La 
consolation  de  la  religion  m'étant  refusée,  j'ai  cherché  à  m'étourdir  ;  le  tra- 
vail est  le  moyen  le  plus  honnête,  le  plus  sûr  et  le  plus  durable.  Je  pense 
donc  sérieusement  à  travailler.  À  quoi?  Je  n'en  sais  rien  encore.  Mais  le 
plus  difûcile  est  fait  :  c'était  de  vouloir. 

Même  date  [fin  novembre]. 

Je  trouve  que  rien  ne  peut  m'arriver  de  pire  que  d'être  séparée  de  ma 
fille.  Ce  serait  un  grand  malheur  pour  elle  aussi.  J'ai  continué  à  repousser 
une  séparation  basée  sur  cette  condition...  Ahl  je  trouverais  cela  affreux, 
qu'elle  passât  ses  premières  années  sans  caresses,  sans  câlineries,  sans  ces 
mille  soins  inutiles  dont  sont  privés  les  orphelins  et  qui  font  le  charme  et 
la  poésie  de  l'enfance.  Une  enfant  qui  grandit  sans  baisers,  c'est  une 
plante  qui  crottsans  soleil.  Son  esprit  est  triste  et  son  cœur  froid,  comme 
la  fleur  qui  s'ouvre  à  l'ombre  est  étiolée  et  sans  parfum.  Oh!  non,  je  ne 
me  déciderai  jamais  à  l'élever  loin  de  moi,  et  le  jour  où  je  consentirai  à 
m'en  séparer,  ce  sera  pour  me  tuer. 

An  fait,  en  y  songeant,  je  m'aperçois  que  le  suicide  est  ma  seule  reli- 
l^on.  Je  serais  bien  malheureuse,  si  je  ne  savais  pas  cette  dernière  res- 
source toujours  à  ma  disposition...  Est-ce  que  la  vie  vaut  tant  de  peines? 
Certes  non.  Ce  qui  fait  que  je  l'endure  chaque  jour  un  jour  de  plus,  c'est 
que  je  sens  entre  mes  mains  le  pouvoir  d'y  mettre  ordre,  quand  la  souf- 
^ce  sera  trop  forte  et  le  vase  rempli. 

La  situation,  si  tragiquement  tendue,  se  détend  tout  à  coup. 

Le  comte  d'Orsay,  un  des  protecteurs  officiels  de  Clésinger, 
se  porte  médiateur  entre  le  mari  et  la  femme.  Le  sculpteur  pro- 
met une  fois  de  plus  d'observer  le  traité  qu'on  lui  soumet;  Nini 


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212  REVUE  DES  DEUX  HOlCbES.s 

rentre  au  foyer  et  une  fausse  paix  règne  qù^qSS^.S|mi|d 
décembre  1852  à  janvier  1853. 

La  guerre  va  reprendre  de  plus  belle,  le  caractère  de  Clésin- 
ger  empirant  de  plus  en  plus.  «  Un  jour  de  bon  pour  quinze  de 
mauvais,  »  telle  est  la  proportion.  Solange  poursuit  la  restitu- 
tion de  sa  dot,  et  menace  son  mari  de  la  saisie.  Clésinger,  de 
son  côté,  avait  essayé  peu  auparavant  de  se  faire  une  arme  contre 
Solange  des  lettres  de  sa  mère.  Il  inaugurait. ainsi  le  système 
qu'il  continuera  plus  tard.  Mais  George  SandavaijLçpupé  court 
à  la  manœuvre  : 

Je  sais,  écrit-elle  à  sa  fille,  qne  (Hésinger  n^a'pàset  n^a'jâmaîs  pd^aToir 
de  lettres  de  moi  qaï  ne  fussent  très  sévères  pour  lai  dans  tonte  cette 
affaire.  S'il  les  montre  en  entier,  ces  lettres  dont  tu  as  d'ailleurs  la  copie, 
elles  ne  peuvent  remplir  son  but.  Je  ne  crois  pas  qu'un  avocat  qui  se  res- 
pecte (et  Bethmont  est  de  ceux-là)  se  permette  de  citer  une  phrase  isolée, 
un  fragment  approprié  aux  besoins  de  sa  cause.  Ce  serait  plaider  comme  les 
feuilletonistes  écrivent.  C'est  dans  ce  cas  pourtant,  dans  ce  cas  seulement^  que 
j'autoriserais  M*  Duvergier  [l'avocat^le^olaugel  àiuLfermer  la^bouche,  la 
preuve  en  main. 


Ainsi  muselé,  |  Clésinger,  en  dépit  de  ses  violentes  bour- 
rasques et  d'un  notable  relâchement  de  ses  mœurs,  vécut  relati- 
vement en  famille  toute  l'année  1853.  Nini,  tantôt  chez  sa  mère, 
tantôt  à  Nohant,  embellissait,  se  développait  à  vue  d'œil.  Les 
deux  femmes  s'extasient  devant  ses  grâces,  citent  ses  mots. 

Elle  me  tutoie,  écrit  la  grand'mère  Avec  ravissement  (30  mars  iS53)  ; 
elle  m'envoie  paître.  Elle  jette  son  bonnet  par-dessus  les  moulins.  Tout 
cela  pourtant  sans  méchanceté  ni  colère,  et  d'un  air  voyou  contre  lequel  il 
est  difficUe  de  garder  sa  dignité.  — (9  février  1854)  :  U  n'y  a  de  drôle  ici  que 
Niai,  c'est  toute  la  gatté  de  la  maison,  avec  Manceau  qui  se  met  tellement  à 
son  niveau, qu'elle  m'adresse  souvent  cette  question:  «  Bonne  maman, est-ce 
que  je  suis  encore  plus  bête  que  lui?  >  Elle  est  toujours  gentiUe  à  croquer. 

Solange  à  sa  mère. 

Elle  dit  qu'elle  aime  sa  bonne  maman  grand  comme  le  ciel  et  loin 
comme  les  étoiles...  Elle  compose  des  mots.  Elle  dit  qae  ses  souliers  sont 
trop  grands  parce  que  le  mesurier  s'est  trompé;  que  le  peinturier  a  mal 
arrangé  les  portes,  et  que  le  peigneur  lui  a  coupé  les  cheveux  trop  courts. 
Elle  demande  pourquoi  il  y  a  une  petite  Nini  dans  les  yeux  de  tout  le 
monde,  etc.  (6  août  1853.) 


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GEORGE  SANI>  ET   SA  FILLE.  213 

Cette  enfant  adorée,  Solange  allait  malheureusement  en 
compromettre  elle-même  le  sort,  en  donnant  'contre  elle  à  son 
mari  une  arme  redoutable. 

Le  3  mai  1854  au  soir,  Glésinger  «  pénètre  violemment  dans  la 
chambre  de  sa  femme,  une  scène  épouvantable  a  lieu,  au  cours 
de  laquelle  le  mari,  justement  irrité,  saisit  toute  une  corres- 
pondance accusatrice,  et  la  livre  à  son  avocat  en  vue  d'une 
instance  à  suivre  (1).  »  En  même  temps  il  fait  disparaître  Nini. 
Glésinger  tenait  sa  vengeance.  L'esclandre  fut  complet.  Mais 
le  scandale  était  peu  de  chose  pour  les  deux  mères  auprès  du 
reste.   Les    lettres   effarées  de    George  Sand   à   M""*  Bascans 
montrent  que,  de  tout  un  mois,  elle  ignora  totalement  ce  qu'était 
devenue  sa  petite-fille.  Glésinger,  cependant,  brandissait  à  son 
toTir  la  menace  de  la  séparation,  mais  à  son  profit.  Bethmont 
triomphait.  Â  la  réflexion,  pourtant,  le  sculpteur  comprit  le  pré- 
judice que  tout  ce  tapage  pouvait  causer  à  un  artiste  officiel, 
alors  amorcé  par  l'espérance  d'obtenir  la  commande  du  monu- 
"^ent  de  Courbevoie   (2),   une   «  affaire  »  de  150  000  francs. 
Subitement,  le  12  août,  il  rendait  Nini  à  Solange,  qui  suffoque  de 
bon  leur  et  de  surprise.  Mais,  le  lendemain,  retourné  par  son 
^^ocat,  il  arrache  de  nouveau  l'enfant  des  bras  de  sa  mèlre,  et  la 
place  dans  une  pension  de  son  choix,  en  attendant  que  le  tri- 
bunal prononce  sur  son  sort. 

Solange,  brisée  de  tant  d'émotions,  crache  le  sang,  s'alite,  voit 
la  mort  de  près.  Pour  la  première  fois,  le  remords  aidant,  la 
^^^ainte  de  l'au-delà  entre  dans  son  âme.  Elle  a  peur.  Un  char- 
^ïuuit    cousin,  Gaston  de    Villeneuve,  naguère   soni  amoureux 
timide  et  transi,  a  pitié  de  son  désarroi.  Très  pieux  lui-môme, 
^1  assiste  Solange,  il  la  prêche;  il  multiplie  les  voyages  de  Cbe- 
nonceaux  à  Paris,  pour  battre  en  brèche  de  faibles  résistances. 
U  la  pousse  enfin,  doucement,  dans  les  bras  du  Père  de  Ravignan. 
C'était  pour  Solange  l'heure  psychologique.  Le  tact  du  Père  de 
Ravignan  opère  bientôt,  dans  cette  âme  endolorie,  sinon  une  con- 
version définitive  et  profonde,  du  moins  un  changement  sérieux. 
1^12  novembre,  Solange  annonce  sa  «  conversion  »  à  sa  mère. . 
Si  ce  n'est  chose  faite,  c'est  en  tout  cas  chose  résolue  ;  elle  y  tâchera 
de  son    mieux.  Les    lettres  suivantes   sont,  sinon  d'édification 

(1)  La  Pille  de  George  Sand,  par  6.  d'HeyIli,  p.  78. 

(2)  Monument  napoléonien  dont  le  Ae/our  e/e^  Cendres  eût  été  le  sujet.  Glésinger 
^  A^ait  terminé  la  maquette.  On  s'en  tint  au  projet. 


Dogle 


[ 


I  21  £  RÈVUB^  DES  DEUX  MONDES. 

,;     pure,  en  tout  cas,  d'instructive  curiosité.  On  sent  la  dualité  ât 
^    nature,  le  conflit  entre  Tancienne  Solange  qui  n'abdique  pas  soa 
1      esprit  critique  et  la  Solange  nouvelle  qui  voudrait  croire,  et  qui 
I       s'applique.  «  Si  je  n'arrive  pas  à  croire,  ce  ne  sera  pas  de  ma 
faute.  Dans  tous  les  cas,  je  pillerai  Henri  IV  pour  dire  :  Ma  ûUe 
l        vaut  bien  une  messe.  »  (18  novembre.)  Ceci  nous  la  gâte  un  peu. 
I        Néanmoins,  la  sincérité  ^agne  du  terrain.  Solange  essuie  un 
^         premier  sermon  de  sa  mère,  qui  se  méfiait,  non  sans  raison; 
'         elle  en  essuie  un  autre  de  M.  de  Girardin.  Elle  persiste.  Elle  est 
i  maintenant  en  retraite,  au  Sacré-Cœur.  Elle  approche  peu  à 

f  peu  de  la  «  convictio^i,  »  en  attendant  la  foi  qui  transporte  les 

^  montagnes.  Mais  elle  fait  encore  bien  des  restrictions.  Elle  est 

I  «  convaincue  de  la  divinité  de  Jésus-Christ.   Ce   qui  n'a   pu 

f  m'entrer  dans  la  tête,  c'est  l'Immaculée  Conception,  le  culte  de 

la  Vierge,  ainsi  que  l'infaillibilité  de  l'Église  (3  décembre)...  » 
Cependant  ses  dispositions  morales  s'amendent,  ce  qui  est  évi- 
demment l'essentiel.  Elle  songe  à  Nini,  à  l'avenir  de  l'en- 
fant, au  sien  propre.  <c  II  faudrait  un  miracle  pour  que  ma  fille 
me  fût  rendue.  Dieu  peut  les  miracles.  Mais  ai-je  mérité  qu'il 
en  fasse  un  pour  moi?  Non.  »  (7  décembre.)  Le  repentir  est  sin- 
cère, ainsi  que  la  résolution  de  vivre  désormais  une  «  vie  nou- 
velle. » 

En  attendant,  elle  se  résigne,  et  place  Nini,  comme  elle-même, 
entre  les  mains  de  Dieu.  «  Si  tu  es  réellement  pieuse,  lui  écrit 
sa  mère,  c'est  le  moment  d'échanger  le  baiser  de  paix  avec  Au- 
gustine  (sa  fille  adoptive.  M""*  de  Bertholdi).  »  Solange  donne 
le  baiser  de  paix;  et  la  réconciliation,  datée  d'alors,  ne  se  dé- 
mentit pas  dans  la  suite.  Maintenant  elle  va  faire  sa  première 
communion.  Elle  a  choisi,  pour  cette  cérémonie,  le  jour  où  le 
tribunal  doit  décider  du  sort  de  sa  fille,  le  vendredi  8  décembre. 
Elle  communie  avec  contrition.  Mais  le  tribunal  a  remis  la  déci- 
sion à  huitaine.  Elle  attend,  elle  espère.  Tout  à  coup,  un  cri  de 
joie  :  «  Réjouis-toi,  ma  chère  mère!  »  Elle  apprend  qu'elle  est  sé- 
parée, et  que  le  tribunal  remet  l'enfant  à  la  grand'mère  :  «  Quel 
bonheur,  n'est-ce  pas?  quel  bonheur  inespéré,  un  vrai  miracle  I» 
(Vers  le  15  décembre  1854.) 

Et  le  cri  de  George  Sand  répond  au  sien  (17  décembre)  : 

Quel  bonheur,  ma  fille  I  voici  de  quoi  aiTermir  ta  foil  Dieu  est  Tenu  à 
notre  aide,  et,  de  quelque  religion  que  l'on  soit,  on  sent  cette  aide-là  quand 


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ms^ 


GEORGE    SAND    ET   SA   FILLE.  21  & 

on  la  cherche  et  quand  on  Timplore.  Il  faut  venir  tout  de  suite,  mais  avec 
leanne.  Il  faut  absolument,  la  tirer  de  cette  sale  pension...  Il  faut... 

Il  faut,  il  faut,  certes  !  mais  on  ne  peut  rien  avant  la  signifi- 
cation du  jugement,  et  celle-ci  se  fait  attendre.  So|ange  va  voir 
son  enfanty  la  comble  de  caresses  et  de  joujoux,  tâche  de  lui  faire 
prendre  patience.  Toutefois,  elle  doit  renoncer  à  Temmener  à 
Nohant  pour  le  !•'  janvier.  Elle  y  va  seule.  Triste  joie,  sans 
Nini!  Et,  le  matin  de  Tannée  nouvelle,  sous  sa  porte,  elle 
trouve,  comme  jadis  quand  elle  n'avait  pas  été  sage,  un  billet, 
—  quatre  vers  pauvres  de  poésie,  riches  d'affection,  —  le.vœu 
de.la  mère  tendre  : 

Pour  ma  Solange  an  ce  beau  jour 
J'ai  retrouvé  tout  mon  amour, 
Puisqu'elle  veut  être  bfen  sage; 
Pourvu  qu'elle  en  ait  le  courage! 

1-  Janvier  1855. 

Pendant  ce  temps,  Nini  est  souffrante.  Solange  retourne  en 
hâte.  Il  faut  la  soigner,  la  guérir,  et,  sitôt  la  levée  d'écrou  ac- 
cordée, la  mettre  hors  des  prises  de  Clésinger.  L'enfant  paraît 
se    remettre,  dans  les  premiers  jours  de  janvier.  Le  9,  Solange 
^crît  qu'elle  va  bien  et  peut  reprendre  ses  études.  Une  magni- 
fi<ïixe  poupée  et  des  perles  égaient  sa  convalescence.  Le  10,  George 
Sand  adresse  à  sa  fille  une  lettre  lumineuse  sur  la  situation, 
Vappel  possible,  lliostilité  tenace  de  Bethmont,  les  représailles 
probables  de  Clésinger,  etc.,  etc.,  et  elle  se  rallie  à  Tidée  de  placer 
l'eufant  au  Sacré-Cœur. 

Je  ne  demande  pas  mieux,  j'en  serai  même  très  contente.  Ce  sera  un 
très  bon  précédent.  Et,  bien  que  j'aie  comme  soif  de  ravoir  cette  pauvre 
mignonne,  je  me  consolerai  d'y  renoncer  en  sachant  qu'elle  est  bien  sous 
tous  les  rapports  et  fortement  protégée  contre  tout  ce  que  je  redoute  pour 
elle...  Présente  tous  mes  respects  à  ta  bonne  religieuse,  et  même  à  ton 
père  spirituel.  C*esl  quelque  chose  que  de  trouver  un  père,  et  il  n'y  a  pas  à 
cbicaner  sur  des  points  de  doctrine  quand  le  sentiment  est  bon.  J'aime 
mille  fois  mieux  que  Nini  soit  élevée  dans  la  croyance  à  l'Immaculée  Con- 
ception que  dans  le  mépris  de  toutes  choses,  chez  les  dames  dont  Clésinger 
lui-même  m'a  raconté  l'histoire  fausse  ou  vraie.  Tant  il  y  a,  qu'il  méprisait 
1^  personne  à  quldenuis  il  a  ^n/lé  sa  (ULet  Gela  n'est  pas  j'dssiicani  è,  envi- 
«ger... 


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I 


216  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Inutiles  prévisions!  Trois  jours  après,  le  13  janvier  1855, 
Nini  mourait,  et  mourait  dans  sa  sordide  pension.  Le  petit  corps 
étah  ramené  à  Nohanl,  déposé  sous  le  grand  if  auprès  de  celui 
d'Aurore  de  Saxe,  grand'mère  de  George  Sand,  et  une  simple 
croix  de  marbre  recevait  cette  inscription  :  jeannb-gabrielle, 

FILLE  DE  SOLANGE,  NÉE  A  GUILLERT,  LE   10  MAI    1849,  MORTE   ▲  PARIS 
DANS  LA  NUIT  DU  13  AU  14  JANVIER  1855. 

Ce  coup  de  tonnerre  terrassa  les  deux  femmes.  De  longtemps 
la  grand'mère  ne  peut  se  ressaisir.  Elle  pleurait  tout  le  long  du 
jour,  inerte;  la  nuit,  elle  avait  des  visions.  Elle  en  a  raconté 
une  dans  des  pages  inachevées  qui  ont  vu  le  jour  en  1904  seule- 
ment (1).  Elle  poursuivait,  de  son  crayon  incertain,  la  ressem- 
blance toujours  fuyante  de  Tenfant  disparue  (2).  Enfin,  au  bout 
de  deux  mois  elle  fit  Feffort  de  s'arracher  à  cette  tombe  fraîche 
pour  se  réconcilier  avec  la  vie  sous  le  ciel  italien. 

Solange  faillit  devenir  folle,  puis  tomba  dans  un  morne 
abattement.  Reprise,  elle  aussi,  peu  à  peu  à  la  vie,  elle  devait 
désormais,  épouse  sans  mari,  mère  sans  enfant,  laisser  flotter 
son  existence  aux  hasards  d'ime  périlleuse  liberté. 

Quant  à  Clésinger,  perdu  de  dettes  et  menacé  de  Qichy,  il 
était  en  fuite. 

Samuel  RocheblavÎs. 

(1)  Aprèê  la  mort  de  Jeanne  Clésinger  (dans  Souvenirs  et  Idées,  1904). 

(2)  Dessins  conservés  dans  un  album  qui  appartient  aujourd'hui  à  M"*  Aurore 
Lauth-Sand,  petite-fiUe  de  George  Sand. 


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■lî^^p^ 


REVUE  SCIENTIFIQUE 


AU  DELA   DU   MICROSCOPE 


La  découverte  dn  microscope  et'  ses  perfectionnemeiis  successifs 
o:K:M.t  rendu  aux  sciences  natiu'eiles  d'inestimables  services.  Depuis  deux 
sî^^cles  et  demi  cet  appareil  optioue  est  le  principal  instrument  de  tra- 
^^^-il  des  naturalistes.  La  vue  simple  n'a  qu'une  puissance  très  limitée  : 
ssfe.  pénétration  s*arrôte  entre  le  dixième  et  le  vingtième  de  millimètre. 
T*  ^i^nt  objet  dont  les  dimensions  sont  au-dessous  de  cette  limite  est 
ti>^>n  avenu  pour  notre  œil  :  à  partir  de  ce  point  tout  détail  de  com^ 
p  o^ition  lui^écbappe. 

Le  microscope  a  plus  que  centuplé  le  pouvoir  de  la  vision  ;  au 
^^118  exact  du  mot  il  faudrait  dire  qu'il  Ta  mt7/u/}I^/c'est-à-dire  multi- 
ç^lié  par  mille.  Ati  lieu  d'une  fraction  de  millimètre,  c'est  à  une  frac- 
tion de  millième  de  millimètre  qu'il  a  reporté  les  bornes  du  monde 
'^^sible.  Tout  ce  qui  est  de  l'ordre  du  millième  de  mOlimètre,  —  du 
^^icron,  comme  on  dit  en  pbysique,  —  est  de  son  ressort.  Tout  ce  qui 
^^aesure  quelques  microns,  ou  seulement  un  demi-micron,  un  dn- 
^uième,  un  quart  et  même  un  tiers  de  micron,  lui  appartient.  Or,  il 
^  trouve  que  le  millième  de  millimètre  est  l'étalon  absolu  de  mesure 
^  la  nature  vivante  et  d'une  partie  de  la  nature  morte.  Du  moins  on 
le  croyait  et  quelques  naturalistes  le  croient  encore. 

n  existe  au  sein  des  eaux  douces  et  salées  ou  dans  les  liquides 
organiques  tout  un  monde  d'animaux  et  de  plantes  que  l'on  dit 
«  niicroscopiques  »  parce  qu'en  effet  c'est  le  microscope  qui  nous  en 
^révélé  l'existence  et  qui  nous  a  permis  deleslipercevoir  et  de  les 
étadier.  n  faut  entendre  que  leurs  dimensions  s'évaluent  en  millièmes 
<ie  millimètre,  comme,  dans  la  vie  courante,  le  métrage  des  étoffes  se 
fait  en  mètres  et  l'estimation  des  distances   en  kilomètres.  D'autre 


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218  REVUE  DES   DEUX  MOITOES 

part,  les  naturalistes  ont  analysé  au  point  de  vue  optique  les  6ï^- 
nismes  animaux  et  végétaux.  Ils  ont  vu  que  les  êtres  vivans  se  dé- 
composent en  appareils,  ceux-d  en  organes,  les  organes  en  tissus, 
et  les  tissus  enfin  en  un  dernier  élément,  «  l'élément  anatomique  » 
dont  le  prototype  est  la  cellule.  Précisément  ces  dernières  pierres 
de  rédlfice  vivant,  ces  élémens  anatomiques,  ces  cellules,  se 
chiffrent  en  microns.  Les  globules  roiiges  du  sang  de  Thomme,  par 
exemple,  sont  des  disques  ayant  sept  microns  ou  sept  microns  et 
demi  de  diamètre.  Ainsi  s'estiment  tous  les  autres  élémens;  leur  lon- 
gueur ou  leur,  diamètre  est  un  nombre  entier  de  millièmes  de  mil» 
limètre;  tout  au  plus  s*y  ajoute-l-il  une  fraction  d*un  demi,  d*un 
quart  ou  de  quelques  dixièmes  de  cette  unité.  —  De  môme  les  mi- 
crobes et  bactéries  qui  sont  la  cause  spéciûque  dMn  grand  nombre  de 
maladies  ont  des  longueurs  qui  s'évaluent  en  millièmes  de  milli- 
mètre, ou  en  dixièmes  de  cet  étalon  de  mesure.  —  De  même 
encore,  les  germes  cristallins  qui,  précipités  dans  une  solution  sur- 
saturée ou  dans  une  liqueur  en  surfusion,  en  provoquent  la  cristalli- 
sation presque  immédiate,  ont  des  dimensions  limites  de  quelques 
dixièmes  de  micron.  Le  grain  de  salol,  par  exemple,  qui  projeté  dans 
la  liqueur  fondue  de  cette  substance,  la  fait  prendre  en  une  masse  de 
cristaux  ;  autrement  dit,  la  particule  cristalline  du  salol,  sa  molé- 
cule cristallographique,  elle  aussi,  mesure  quelques  microns  en 
dimensions  linéaires,  comme  les  microbes,  comme  les  élémens  ana- 
tomiques. 

Les  observateurs  ont  donc  été  frappés  de  cette  uniformité  relative 
dws  les  dimensions,  dans  la  taille  des  élémens  derniers  du  monde 
animal  et  du  monde  végétal.  Ils  ont  été  fondés  à  croire  que  cet  étalon 
de  mesure,  le  millième  de  millimètre,  avait  quelque  chose  de  fati- 
dique, d'obligatoire,  qu'il  répondait  à  quelque  nécessité  fondamentale 
de  la  constitution  des  corps  naturels.  On  tend  aujourd'hui  à  revenir 
de  cette  opinion.  Sans  méconnaître  le  caractère  signiûcalif  que  peut 
avoir  cette  fixité  relative  des  dimensions  des  élémens  anatomiques,  des 
micro-organismes  et  des  micro-cristaux,  on  n'y  cherche  plus  de  secret 
mystère  :  on  n'y  place  plus  la  cause  suffisante  de  leur  activité  dyna- 
mique. On  croit  que  ce  secret  doit  être  poursuivi  plus  loin,  dans  une 
analyse  plus  profonde  encore  et  que  l'on  qualifie  d'ht/pef^nicroicopique. 

Ce  que  le  microscope  était  par  rapport  à  la  vue  simple,  rhy{>ermi» 
croscope  l'est  ou  le  sera  par  rapport  au  microscope.  Le  nouvel  appa- 
reil multiplie  par  mille  la  puissance  de  Tinstrument  ancien,  comme 
celui-ci  avait  multiplié  par  miUe  la  pénétration  de  l'œil  nu.  Pour 


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REVUE.  SCIENTIFIQUE.  21 9 

^  jrler  pins  simplement,  ce  nouveau  dispositif  permet  d^apercevoir 
des  objets  mille  fois  plus  petits  que  le  millième  de  millimètre;  il  re- 
cule la  limite  du  monde  visible  au  micron  de  microft,  c'est-à-dire  au 
mUlième  de  millième  de  millimètre,  ou,  autrement  dit,  au  millionième 
de  millimètre.  Imaginons  une  sorte  de  haie  formée  par  un  million 
d'objets  alignés  sur  un  seul  rang,  si  petits  pourtant  qu'ils  ne  couvrent 
qu'une  longueur  de  un  millimètre,  lliypermicroscope  permettra 
d'apercevoir  chacun  d'eux  individuellement.  Les  physiciens  allemands 
Siedentopf  et  Zsigmondy  qui  ont  imaginé,  en  4903,  ce  dispositif  nou- 
Teau  sont  parvenus  à  rendre  visibles  des  granules  dont  le  diamètre  ne 
dépassait  pas  5  à  10  millionièmes  de  millimètre.  Plus  récemment 
i'appareil  a  été  très  simplifié  par  deux  jeunes  savans,  nos  compa- 
triotes, MM.  A.  Golton  et  H.  Mouton. 

Lliypermicroscope  ainsi  modifié  se  réduit  essentiellement  à  un 
microscope  ordinaire  avec  objectif  à  immersion  homogène.  Il  s'y 
ajoute  seulement  un  bloc  de  verre  convenablement  taillé  qui  supporte 
J^ol)jet  à  examiner  et  qui  en  permet  l'éclairage  latéral.  Ce  qu'une  dis- 
position si  simple  ajoute  de  puissance  à  l'instrument,  peut  se  conce- 
vomr  assez  fadlemont.  L'explication  en  est  parfaitement  accessible. 
EU  6  fera  l'objet  d'une  revue  prochaine.  D'autre  part  les  résultats  ob- 
tescmus  avec  cet  instrument  ont  des  conséquences  importantes,  pour 
\m.     biologie,  pour  la  physique  et  pour  la  chimie.  Le  problème  de  la 
vÛBibilité  des  objets  ultra-microscopiques  forme  une  introduction  na- 
tcftjr«lle  à  l'étude  des  solutions  colloïdales,  c'est-à-dire  à  un  chapitre 
toxità  fait  nouveau  de  la  physicochimie  qui  se  développe  chaque  jour 
60X18  nos  yeux.  En  outre  de  cet  intérêt,  en  quelque  sorte  indirect, 
Vexamen  hypermicroscopique  est  d'une   importance   considérable 
"pour  la  bactériologie,  pour  la  pétrographie  et  pour  l'ensemble  des 
scieDces  anatomiques.  Cet  intérêt  justifiera  les  détails  dans  lesquels 
Tious  devons  entrer  à  cet  égard. 

I 

Ni  Tanatomie,  ni  la  bactériologie,  ni  la  minéralogie,  ni  la  chimie 

ysique  ne  peuvent  se  contenter  des  renseignemens  que  fournit  le 

ucro8oope  ordinaire,  même  le  plus  perfectionné.  Au  delà  des  détails 

ue  le  meilleur  appareil  permet  d'apercevoir,  l'observateur  en  soup- 

onne  d'autres  qui  échappent  à  la  pénétration  de  l'instrument. 

L'aaatomie  microscopique,  par  exemple,  ne  s'arrête  pas  aux  par- 
ioalaiités  de  structure  que  la  puissance  de  l'instrument  ne  permet 


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220  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  de  dépasser.  An  delà  des  microsomes  visibles,  les  anatomistes  ont 
supposé  Texistence  de  corpuscules  invisibles,  hypermicroscopiques, 
plastidules  de  Haeckel,  gemmules,  biophores,  pançènes  de  De  Vries, 
idioblastes  de  L^rtwig,  micelles  de  Naegeli,  tagmas  de  Pfeffèr.  A  tons 
ces  naturalistes  les  particularités  de  configuration  révélés  par  h  mi- 
croscope n*ont  été  que  d'un  faible  secours  pour  l'explication  du  Tonc- 
tionnement  de  la  cellule  vivante.  C'est  pour  cela  qu'ils  ont  imaginé  ces 
élémens  hypothétiques  auxquels  ils  ont  conféré  les  propriétés  qui 
leur  paraissaient  nécessaires  pour  rendre  compte  des  faits  vitaux. 

La  marche  constante  de  l'anatomie  a  consisté  à  décomposer  en 
parties  de  plus  en  plus  petites  les  organismes  complexes  qui  s'ofirent 
à  son  examen,  avec  le  secret  espoir  de  les  résoudre  en  leurs  élémens 
ultimes.  Au  siècle  dernier  un  pas  immense  avait  été  accompli  dans 
cette  direction  par  les  fondateurs  de  la  doctrine  cellulaire,  Schleiden, 
Schwann  et  leurs  successeurs  KôUiker,  Max  Schullze,  Ranvier.  Ils 
établirent  que  tous  les  tissus  étaient  constitués  par  une  sorte  de  boue 
microscopique  dont  chaque  grain  était  construit  sur  un  prototype 
commun,  la  «  cellule  »,  organite  de  quelques  microns  de  diamètre. 
Monlrer  la  généralité  de  cette  constitution  cellulaire,  dans  tous  les 
tissus,  chez  tous  les  animaux  et  chez  toutes  les  plantes;  suivre  la  filia- 
tion de  chaque  élément  anatomique  depuis  la  cellule-œuf  jusqu'à  son 
état  adulte,  telle  avait  été  la  besogne  des  premiers  micrographes, 
botanistes,  zoologistes,  anatomistes  et  médecins. 

A  dater  du  dernier  tiers  du  xix*  siècle,  les  efforts  des  observateurs 
se  tournèrent  vers  l'analyse  de  cet  élément  anatomique  lui-même,  la 
cellule,  considérée  jusqu'alors  comme  le  terme  ultime  de  la  complica- 
tion structurale.  Strassburger,  Btitschli,  Flemming,  Heitzmann,  Bal- 
biani,  Guignard,  montrèrent  l'extrême  complexité  de  cet  élément  et 
lui  firent  subir  la  même  dissection  pénétrante  à  laquelle  leurs  prédé- 
cesseurs avaient  soumis  l'organisme  tout  entier  en  le  démembrant  en 
groupemens  de  complications  décroissantes,  appareils,  organes,  tissus, 
et  cellules.  Ils  aperçurent  dans  la  cellule  une  sorte  d'édifice  très  com- 
plexe avec  noyau,  vacuoles,  leudtes,  inclusions  diverses;  et  au  lieu 
d'une  matière  homogène  ils  montrèrent  l'existence  dans  le  proto- 
plasma, à  la  limite  de  visibilité,  de  granulations  très  petites,  de 
microsomes  unis  par  un  ciment  pour  former  des  chaînes,  rubans  ou  - 
filamens  chromatiques  diversement  enchevêtrés.  Là  s'arrête,  avec  la 
puissance  d'analyse  du  microscope,  l'observation  positive.  L'au-delà, 
qui  a  été  suppléé  par  les  vues  de  l'esprit,  par  les  hypothèses  des  plas- 
tidules, des  pangènes  ou  autres,  appartient  maintenant  aa  dojoaaine 


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-mimm. 


REVUE  SCIENTIFIQUE.  221 

de  liiTpermîcroscope.  tl  est  permis  d'attendre  de  l'usage  de  la  nou- 
velle méthode  d'investigation  des  édaircissemens  précieux. 

II 

La  bactériologie  et  la  pathologie,  à  leur  tour,  ont  été  amenées  à  la 
considérations  des  corpuscules  ultra-microscopiques.  Les  bactériolo- 
gistes ont  dû  admettre  l'existence  de  microbes  invisibles  comme 
agens  pathogènes  d'un  certain  nombre  d'affections  épidémiques  et 
contagieuses,  n  y  a  toute  une  série  de  maladies  qu'on  est  obligé 
d'attribuer,  suivant  la  conception  pasteurienne,  à  des  parasites  vivans, 
à  des  micro-organismes  capables  de  pulluler  et  de  répandre  ainsi  les 
contagions.  Et  cependant  tous  les  efforts  que  l'on  a  faits  pour  les  voir 
gont  restés  infructueux  Jusqu'au  jour  où  la  méthode  hypermicrosco- 
pique  est  entrée  en  scène. 

Parmi  ces  maladies  microbiennes  à  microbe  inconnu  on  peut  citer; 
la  clavelée  des  moutons,  le  molluscum  des  oiseaux,  l'affection  myxo- 
niateuse  des  lapins;  une  maladie  végétale,  la  «  mosaïque  »  du  tabac; la 
maladie  des  chevaux  de  l'Afrique  du  Sud,  «  horse  sickness,  »  la  fièvre 
aphteuse  des  vaches  et  la  péripneumonie  des  bovidés.  Ces  deux  der- 
i^ères  sont  les  mieux  étudiées  et  les  plus  connues  :  pour  elles,  la  preuve 
^t  faite  qu'elles  sont  dues  à  un  microbe  que  son  extrême  ténuité 
soustrait  à  la  visibilité  microscopique.  Enfin  on  soupçonne  —  mais  on 
ne  t^i  encore  que  soupçonner  —  certaines  maladies  humaines  d'avoir 
ponx^  agens  spédOques  des  micro-organismes  hypermicroscopiques. 
1)6  oe  nombre  seraient  la  variole  et  la  rage.  L'hypothèse,  en  ce  qui 
conoeme  la  rage,  n'est  pas  nouvelle  :  elle  date  de  1881  et  elle  a  pour 
auteur  Pasteur  lui-même.  L'illustre  savant  ne  pouvant  parvenir  à 
^^ttre  en  évidence  le  microbe  rabique,  ne  craignit  pas  de  le  déclarer 
ûi^^ible. 

Toutes  ces  affections  qui  se  propagent,  qui  se  développent  et  se 
cotxiportent  à  tous  égards  comme  les  affections  microbiennes  véri- 
tables ne  laissent  cependant  pas  apercevoir  le  micro-organisme  qui  les 
ei^gendre.  On  ne  connaît  point  leur  microbe  :  tout  au  moins  on  ne  le 
coixnait  point  de  vue,  car  à  tous  les  autres  égards  on  est  renseigné  sur 
son  compte.  On  ne  trouve  aucun  parasite  dans  le  sang  des  sujets 
atteints;  on  n'en  trouve  pas  dans  les  sérosités,  on  n'en  trouve  pas 
dans  les  organes.  On  ne  voit  se  développer  aucune  forme  micro- 
Uenne  dans  les  bouillons  de  culture  qu'on  ensemence  avec  les  tissus 
ii^des.  Le  bouillon  reste  limpide  dans  sa  masse.  On  le  croirait  sté- 


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222  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rile  comme  mi  champ  qui  n'aurait  pas  été  semé,  qui  n'aurait  pas  reçu 
de  germe  vivant.  Pourtant,  il  n'est  pas  stérile  ;  et  la  sérosité  et  le  sang 
ne  le  sont  pas  davantage.  Quelques  gouttes  de  ces  liqueurs  filtrées, 
limpides,  si  on  les  inocule  à  un  animal  sain,  lui  communiquent  la 
maladie.  Le  semis  a  donc  produit  une  récolte  :  l'agent  morbide  s'est 
répandu;  il  s'est  multiplié  comme  se  multiplient  les  générations 
successives  d'un  être  vivant. 

On  ne  peut  faire  que  deux  suppositions,  relativement  à  la  nature  de 
cet  agent  morbide  ?  La  première  alternative  est  que  la  liqueur  filtrée 
qui  le  contient  n'est  limpide  qu'en  apparence,  et  qu'elle  renferme 
réellement  en  suspension  des  germes  qui,  à  raison  de  leur  petitesse, 
traversent  les  filtres,  et  échappent  à  l'examen  microscopique  :  ce  sont 
des  microbes  invisibles,  hypermicroscopiques.  Cotte  supposition  est 
la  vraie,  et  nous  allons  voir  qu'on  peut  donner  de  sa  réalité  des  preuves 
convaincantes,  dans  le  cas  de  la  fièvre  aphteuse  et  de  la  péripneumonie 
bovine.  A  défaut  de  cette  hypothèse  il  faudrait  admettre,  comme 
seconde  alternative,  que  le  liquide  infectieux  est  un  liquide  véritable 
qui  doit  sa  virulence  à  une  toxine.  Mais  si  l'on  soumet  cette  supposi- 
tion au  contrôle  de  l'expérience,  en  filtrant  ce  prétendu  liquide  sur  des 
bougies  de  porcelaine  de  différens  numéros,  on  constate  que  les 
bougies  les  plus  serrées  lui  font  perdre  sa  virulence,  et  qu'en  consé^ 
quence  celle-ci  est  due  à  des  particules  retenues  par  ces  filtres  fins. 

L'épreuve  de  la  filtration  est,  en  efl'et,  un  moyen  d'analyser  les 
dimensions  des  microbes  ou  des  corpuscules  qui  peuvent  exister  en 
suspension  en  petit  nombre  dans  une  liqueur  d'apparence  limpide.  Les 
bactériologistes  emploient  à  cet  effet  des  filtres  de  deux  marques,  la 
marque  Berkefeld  et  la  marque  Chamberland,  Les  fabricans  en  livrent 
aux  laboratoires  de  divers  degrés  de  finesse,  et,  pour  ainsi  dire,  de 
diverses  qualités  au  point  de  vue  de  la  capacité  filtrante.  Telle  bougie 
Berkefeld  arrêtera  des  microbes  volumineux  comme  le  bacilliu  fluo* 
rescent  et  laissera  passer  des  micro-organismes  plus  petits,  tels  que 
celui  de  la  fièvre  aphteuse.  La  bougie  Chamberland  de  marque  F 
livre  passage  au  microbe  de  la  péripneumonie  bovine;  la  bougie  de 
marque  B  l'arrête.  Celle-ci  arrête  également  le  microbe  de  la  fièvre 
aphteuse;  mais  elle  laisse  passer,  d*après  M.  Mac  Fadyean,  celui  de 
la  horse  sickness. 

n  y  a  donc  des  degrés  dans  la  petitesse  des  microbes  comme  il  y 
en  a  dans  la  finesse  des  bougies  et  dans  leur  puissance  filtrante.  Un 
bacille,  comme  celui  de  Schaudinn,  qui  mesure,  en  moyenne,  quatre 
microns  et  demi,  est  un  géant  à  côté  du  bacille  de  la  grippe,  trouvé 


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REVUE   SCIENTIFIQUE.  223 

par  Pfeiffer,  qm  mesure  seulement  un  demi-micron,  et  est  encore  net- 
tement visible  au  microscope.  Ce  dernier,  à  son  tour,  est  une  sorte  de 
colosse  en  comparaison  du  microbe  de  la  péripneumonie  bovine 
quatre  à  cinq  fois  plus  petit.  Celui-là,  dont  la  longueur  est  d'un  peu 
plus  d*un  dixième  de  micron,  est  àla  limite  de  la  visibilité.  Il  marque 
le  terme  où  s*arréte  la  puissance  du  microscope;  il  forme  la  transition 
des  microbes  ordinaires  aux  microbes  invisibles. 

n  n*y  avait  pas  de  raison  a  priori  pour  que  le  monde  des  microbes 
finit  précisément  au  degré  de  petitesse  que  le  microscope  permet 
d'apercevoir.  La  puissance  de  rinslrument  s'arrête  aux  environs  de  trois 
dixièmes  de  micron.  Là  se  trouve  la  frontière  du  monde  invisible.  Le 
monde  des  microbes  est  à  cheval  sur  cette  frontière  :  il  y  en  a  en  deçà 
et  au  delà.  On  conçoit  que  d'un  côté  à  l'autre  les  caractères  de  ces  po- 
pulations microbiennes  ne  présentent  pas  de  différences  très  sensibles  : 
leurs  mœurs,  leurs  propriétés  sont  les]  mêmes.  Quelques  dixièmes 
de  micron  de  plus  on  de  moins,  cela  est  sans  conséquence  au  point 
de  vue  des  propriétés  de  la  matière  vivante.  Visibles  ou  invisibles, 
microscopiques  ou  ultra-microscopiques,  ces  organismes  se  cultivent 
dans  des  milieux  analogues;  ils  se  multiplient  par  semis;  ils  sont  vul- 
nérables aux  mêmes  agens,  détruits  par  le  chauffage,  par  les  antisep- 
tiques, arrêtés  par  les  parois  filtrantes  dont  les  pores  sont  en  propor- 
tion de  leur  taille.  Quand  ils  viennent  à  être  semés  chez  l'homme, 
les  animaux  ou  les  plantes,  c'est-à-dire  quand  ils  tombent  sur  un  ter- 
rain animal  ou  végétal  qui  leur  convient,  ils  se  propagent  en  donnant 
lieu  aux  maladies  sporadiques  ou  aux  épidémies. 

Parmi  les  épidémies  les  plus  redoutées  des  éleveurs  il  faut  ranger 
la  péripneumonie  des  bovidés.  On  en  a  longtemps  recherché  l'agent. 
Les  poumons  de  l'animal  malade  sont  infiltrés  d'une  sérosité  qui  est 
fiente.  Si  l'on  ensemence  un  bouillon  convenable  avec  une  goutte 
de  cette  sérosité,  le  liquide  tout  entier  devient  virulent.  Sa  transpa- 
rence, cependant,  est  à  peine  troublée  :  vainement  tenterait-on,  pour 
l'éclaircir,  de  le  filtrer  sur  les  bougies  ordinWres  :  il  conserve  après 
ffllration  son  aspect  et  sa  virulence.  Au  contraire  la  bougie  Cham- 
berland  de  la  marque  B  le  rend  tout  à  fait  limpide  et  inofTensif  :  le 
principe  actif  est  resté  sur  la  paroi  filtrante.  Il  n'y  n  pas  à  douter, 
d'après  cela,  que  ce  principe  actif  est  formé  de  grains  très  ténus  en 
^pension  dans  le  liquide,  et  invisibles  individuellement. 

On  est  arrivé  ainsi  à  se  convaincre,  par  des  argumens  rationnels, 
^  l'existence  du  microbe  de  la  péripneumonie.  avant  d'avoir  réussi  à 


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224  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  voir.  C'était  jusqu'à  ces  derniers  temps,  oin  être  de  riadsoiii  de  né- 
cessité. Nocard  et  Roux  lui  ont  donné  un  commencement  d'existence 
sensible  en  le  cultivant  sur  un  milieu  solide  approprié  où  il  forme  des 
colonies  si  populeuses  et  si  pressées  que  ces  entassemens  finissent 
par  devenir  visibles  à  Toeil  nu. 

La  méthode  hypermicroscopique  a  transformé  ces  présomptions 
en  certitude.  A.  Cotton  et  H.  Mouton,  au  moyen  de  Téclairage  latéral 
par  réflexion  totale,  ont  montré  dans  la  culture  de  péripneumonie  les. 
individus  microbiens  isolés,  en  nature.  Ils  se  présentent  sous  l'as- 
pect de  corpuscules  très  hrillans,  peu  mobiles  par  «eux-mêmes,  et 
animés  seulement  de  trépidations  assimilables  au  mouvement  brow- 
nien. 

La  fièvre  aphteuse  fournit  un  second  exemple  de  maladie  à  mi- 
crobe invisible,  ultra-microscopique.  C'est  une  affection  qui  sévit 
épidémiquement  dans  les  étables  et  qui  frappe  plus  ou  moins  grave- 
ment un  grand  nombre  *de  vaches.  Elle  se  manifeste,  entre  autres 
symptômes,  par  la  présence  d'aphtes, c'est-à-dire  de  vésicules  gorgées 
de  liquide,  à  l'intérieur  de  la  cavité  buccale.  Une  gouttelette  de  la  séro- 
sité limpide  extraite  d'une  de  ces  vésicules,  examinée  directement, 
traitée  par  les  méthodes  de  coloration  les  plus  variées,  ne  permet 
d'apercevoir  aucun  micro-organisme.  Loeffler  et  Frosch  ont  ense- 
mencé cette  sérosité  dans  les  milieux  les  plus  divers  sans  y  faire 
apparaître  de  micro-organismes  visibles.  On  peut  soupçonner  qu'elle 
en  contient  pourtant,  puisqu'elle  transmet  la  maladie.  Loeffler  et 
Frosch  ont  démontré  la  réalité  de  l'existence  du  microbe  aphteux,  par 
voie  indirecte  et  d'une  manière  élégante.  Ils  commencent  par  filtrer  la 
sérosité  aphteuse  sur  une  bougie  Berkefeld  ordinaire.  La  filtration 
arrête  tous  les  corps  étrangers  tels  que  les  cellules  lymphatiques  et 
fournit  un  liquide  transparent  qui  contient  pourtant  le  principe  actif 
de  la  maladie,  car  quelques  gouttes  introduites  dans  les  veines  d'un 
veau  communiquent  à  cet  animal  une  fièvre  aphteuse  caractérisée. 

Cette  liqueur  filtrée  une  première  fois  et  restée  virulente  néan- 
moins, les  savans  allemands  la  soumettent  à  une  seconde  filtration, 
mais  sur  une  autre  bougie  plus  fine,  de  texture  plus  serrée  (bougie  de 
Kitasato).  Cette  fois  le  principe  virulent  est  retenu  et  le  liquide  filtré 
est  devenu  inoffensif  pour  les  animaux.  Ainsi,  le  principe  actif  et 
virulent  traverse  un  premier  filtre  et  n'en  traverse  pas  un  second  à 
mailles  plus  fines  :  il  n'est  donc  pas  une  substance  liquide,  soluble, 
c:ir  une  telle  substance  traverserait  le  second  filtre  comme  le  premier: 


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mmm/ÊÊÊmm 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  225 

c'est  un  corps  solide,  figuré,  un  organisme  ayant  des  dimensions 
finies  qui  lui  permettent  le  passage  de  certains  couloirs  filtrans  mais 
lui  en  interdisent  d'autres  plus  étroits.  — Et  cet  organisme  est  un  être 
vivant,  car  injecté  en  très  faibles  proportions  dans  les  veines  d'un 
veau,  il  se  multiplie  au  point  de  se  rencontrer  ensuite  partout,  dans 
la  lymphe  de  cet  animal.  C'est  un  microbe,  un  microbe  invisible,  ultra- 
irdcroscopique. 

Ces  déductions  irréprochables  de  Loeffler  et  Frosch  ont  été  confir- 
mées par  l'épreuve  directe.  L'hypermicroscope  de  Siedentopf  et  Zsig- 
joaondy  a  montré  à  l'œil  le  microbe  de  la  fièvre  aphteuse  qui,  jusque-là, 
n'avait  qu'une  existence  logique. 

Cette  étude  des  deux  bactériologistes  allemands  a  eu  un  autre  avan- 
tstgG.  Elle  a  appelé,  pour  la  première  fois,  l'attention  sur  la  diversité  de 
v-aieiir  des  bougies  filtrantes.  On  croyait  jusqu'alors  à  la  vertu  absolue 
des  litres  de  porcelaine.  On  pensait  qu'ils  arrêtaient  tous  les  microbes 
et  cjTi'une  eau,  au  sortir  de  la  bougie,  était  parfaitement  stérilisée.  Il 
n'exzfc  est  rien.  A  la  véritu,  la  plupart  des  microbes  banals  et  des  bactéries 
paLbogènes  sont  retenus  par  la  paroi  filtrante.  Mais  la  stérilisation 
i^'d^^  pas  absolue  et  les  microbes  ultra-microscopiques  peuvent  fran- 
<^x*  l'obstacle.  La  précaution  de  filtrer  l'eau  est  bonne,  en  hygiène 
pra^'t^que;  mais,  rigoureusement  parlant,  son  effet  n'est  pas  cer. 
taiizx^ 

On  a  vu  que  Pasteur,  il  y  a  près  de  vingt-cinq  ans,  avait  eu  la  près- 
cie:i=^ce  qu'il  existait  des  microbes  pathogènes  invisibles.  Il  pensait 
(p^    le  microbe  de  la  rage  appartenait  à  cette  catégorie. 

U  est  devenu  vraisemblable,  aujourd'hui,  —  que  la  variole  est 
darxs  le  même  cas,  que  c'est  une  maladie  microbienne  à  microbe  ultra- 
tiûoxoscopique.  On  en  a  pour  garante  l'histoire  de  la  clavelée  du 
raox&ton.  C'est  là  encore  une  affection  épidémique  redoutable  qui  sévit 
dt^rement  sur  les  troupeaux.  Elle  offre  beaucoup  de  ressemblance 
avec  la  variole  humaine,  si  bien  qu'elle  est  parfois  désignée  par  le  nom 
de  variole  ovine.  Or,  la  clavelée  est  une  maladie  à  microbe  invisible. 
L'analogie  amènerait  donc  à  croire  que  la  variole  humaine  a  le  même 
caractère.  —  D'autres  maladies  épidémiques  de  l'homme  qui  ont  jus- 
qu'ici défié  les  efforts  des  bactériologistes  et  dont  on  n'est  pas  par- 
venu à  reconnaître  le  micro-organisme  spécifique,  se  ramèneront 
B^s  doute  à  la  même  catégorie  dans  un  avenir  plus  ou  moins  pro- 
cliain.  Ce  sera  là  un  nouveau  domaine  ouvert  à  l'investigation  hyper- 
nûcroscopique. 

TOME  XXVI,  —  1905.  15 


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226  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


III 


Les  sciences  physiques,  à  un  moindre  degré  pourtant  que  les 
sciences  naturelles,  sont  intéressées  aux  progrès  de  Tinvestigation  mi- 
croscopique. Il  est  quelquefois  nécessaire  au  physicien  et  au  chimiste 
de  connaîtra  la  grandeur,  la  figure  ou  simplement  Texistence  de  cor- 
puscules très  petits  qui  existent  dans  des  conditions  diverses  et  de 
résoudre  pour  l'œil  des  structures  de  plus  en  plus  délicates.  L'étude 
des  précipités  chimiques,  des  suspensions  de  solides  dans  les  liquides, 
des  émulsions,  et  enfin  des  solutions  coUoIdales  comporte,  dans  une 
large  mesure,  l'usage  du  microscope,  et,  par  là  même,  de  Tinvestiga- 
tion  h3rpermicroscopique. 

Les  solutions  véritables  n'ont  rien  à  montrer  à  l'examen  micro- 
scopique ni  à  l'examen  hypermicroscopique ;  mais,  comme  on  va 
le  voir,  les  «  fausses  solutions  »  en  sont  justiciables;  et,  par  fausses 
solutions,  on  entend  les  suspensions,  les  émulsions  et  les  solutions 
colloïdales. 

Le  moyen  le  plus  parfait  de  diviser  à  l'extrême  une  substance  telle 
qu'un  morceau  de  sucre  ou  un  morceau  de  sel,  ce  n'est  pas  de  la 
broyer  au  pilon  dans  un  mortier;  c'est  de  la  dissoudre  dans  un  liquide 
tel  que  l'eau.  Dans  la  solution  salée  ou  sucrée,  le  sel  et  le  sucre  sub- 
sistent avec  leurs  caractères  et  leurs  propriétés,  mais  elles  sont  à  l'état 
de  division  ultime  au  delà  duquel  ces  corps  perdraient  leur  nature, 
c'est-à-dire  à  l'état  de  molécules.  L'œil  armé  du  microscope  le  plus 
puissant  ne  peut  voir  ces  particules.  C'est  qu'elles  sont  en  effet  bien 
au-dessous  de  la  limite  de  visibilité  du  microscope;  et  même  au- 
dessous  du  millième  de  micron  qui  semble  actuellement  celle  de 
l'hypermicroscope.  Le  diamètre  moyen  des  molécules,  est,  en  e£fet, 
d'un  dix-millionième  de  millimètre.  L'examen  hypermicroscopique 
nous  conduit  seulement  à  apercevoir  des  corps  trente  fois  plus  gros. 

Les  suspensions  sont  les  mélanges  que  l'on  obtient  lorsque  l'on  in- 
troduit dans  un  milieu  fluide  une  poussière  très  divisée  qui  ne  peut 
s'y  dissoudre.  Ultérieurement  le  milieu  pourra  se  consolider,  comme 
ces  vitraux  dans  lesquels  on  a  incorporé,  pendant  que  le  verre  était  en 
fusion,  tel  ou  tel  oxyde  métallique  destiné  à  leur  donner  telle  ou  telle 
brillante  coloration.  Un  exemple  de  ces  suspensions  de  particules  dans 
un  milieu  solide  est  celui  des  verres  colorés  par  la  poussière  d'or  très 
divisée  dont  Zsigmondy  et  son  collaborateur  ont  fait  l'étude.  A  l'œil  nu, 


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REVUE   SCIENTIFIQUE.  227 

ces  lames  de  vitrafl  paraissent  parfaitement  transparentes  comme 
si  l'or  avait  pu  se  dissoudre  dans  le  verre  en  fusion.  Examinées  au 
microscope  ordinaire,  leur  homogénéité  peut  encore  sembler  parfaite. 
C'est  qu'en  e£fet,  les  particules  d'or  dispersées  dans  la  masse  sont  si 
ténues  qu'elles  restent  au-dessous  de  la  limite  de  visibilité.  Dans  cer- 
taines conditions  favorables  leur  diamètre  ne  dépasse  point  5  millio- 
nièmes de  millimètre.  Examinées  avec  le  dispositif  hypermicrosco- 
pique,  ces  lames   apparaissent   comme   un   champ  parsemé  d'une 
infinité  de  points  brillans  :  leur  aspect  est  celui  d'un  ciel  étoile  : 
cliaque  étoile,   chaque  point  brillant  est  une  particule  d'or  ultra- 
m  icroscopique. 

B4M.  Gotton  et  Mouton  ont  examiné  une  autre  préparation.  Leur 
att^ontion  s'est  portée  sur  les  plaques  de  gélatino-bromure  qui  sont 
ezz:iployées  dans  la  photographie.  Celles  qui  sont  destinées  à  la  photo- 
grstjphie  Lippmann  sont  les  plus  pures.  Et  cependant  le  bromure  d'ar- 
g'en.t  y  est  réellement  en  grains;  mais  ceux-ci  sont  invisibles  par  les 
nxoyens  ordinaires.  La  méthode  hypermicroscopique  révèle  seule 
l'existence  de  ces  particules  dont  on  ne  soupçonnait  pas  l'existence. 

I-.es    suspensions   de  particules  ultra-microscopiques    dans   un 
ticïvûde  véritable  ne  sont  pas  moins  intéressantes  que  les  suspensions 
solides.  L'un  des  meilleurs   exemples  est   fourni  par  la  sépia,  par 
Venc^re  de  Chine  véritable.  L'encre  de  Chine  ne  se  dissout  pas  dans 
Veaxi;  elle  s'y  délaye.  Si  l'on  fait  ce  délayage  en  employant  une  petite 
<ïûatntité  d'encre  de  Chine  pour  une  grande  quantité  d'eau,  on  a  une 
^qT:ieur  louche.  ;Cette  liqueur  contient  des  granulations  de  deux  es- 
pèces, les  unes  plus  volumineuses,  visibles  au  microscope  et  qui, 
sioxx  laisse  le  vase  au  repos,  finiront  par  se  précipiter  sur  le  fond  ;  les 
autres  plus  ténues,  réellement  ultra-microscopiques,  qui  ne  finissent 
jaaiais  de  tomber. 

l^e  dispositif  hypermicroscopique  permet  de  les  apercevoir  :  elles 

lorment  un  champ  étoile,  comme  les  particules  d'or  du  vitrail  dont 

nous  parlions  tout  à  l'heure,  mais  avec  cette  difl'érence,  qu'au  lieu 

d'être  immobiles  dans  le  champ,  elles  sont  animées  de  mouvemens 

très  \\h  ;  c'est  une  danse  sur  place,  une  sorte  de  trépidation  qui  ja- , 

mais  ne  s'arrête.  Les  micrographes  connaissent  bien  ce  phénomène 

d'agitation  qui  se  produit  déjà  pour  des  particules  plus  grosses,  discer- 

nables  au  microscope.  C'est  le  mouvement  brownien,  dont  le  botaniste 

anglais  Brown,  en  1827,  fit  l'objet  de  ses  recherches.  Ces  oscillations 

individuelles  ne  se  montrent  que  pour  les  particules  qui  ont  moins  de 

i  microns  de  diamètre  :  elles  sont  d'autant  plus  amples  que  les  gra^ 


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228 


REVUE   DES    DEUX    MONDES. 


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t. 


nules  sont  plus  petits.  Le  phénomène,  d'ailleurs,  n'a  pas  de  significa- 
tion vitale,  car  il  se  manifeste  dans  des  liqueurs  qui  ont  bouilli,  dans 
des  acides  concentrés  et  dans  des  substances  toxiques;  et  il  est  indé- 
fini en  durée.  M.  Gouy,  en  1894,  a  donné  de  ces  phénomènes  une 
explication  savante  et  simple  à  la  fois  et  parfaitement  satisfaisante. 

En  général,  les  physiciens  réservent  le  nom  de  suspensions  vôri- 
tables  au  cas  oii  les  poussières  qui  flottent  dans  le  liquide  sont  relati- 
vement volumineuses,  visibles  au  moins  au  microscope,  c'est-à-dire 
de  dimensions  supérieures  au  demi-millième  de  millimètre.  Dans  le 
cas  où  les  grains  sont  plus  petits,  c'est-à-dire  ultra-microscopiques, 
le  mélange  prend  le  nom  de  solution  colloïdale. 

Une  émulsion  ou  suspension  d*une  part  et  une  solution  colloïdale 
d'autre  part  ne  différent  entre  elles  que  par  la  visibilité  ou  l'invisibi- 
lité des  granulations  qui  entrent  dans  leur  composition.  Les  suspen- 
sions toutefois  ne  sont  point  stables.  Les  grains  se  rassemblent  :  ils 
s'agglutinent  en  amas  ou  flocons  et  tombent  sur  le  fond  du  vase.  On 
connaît  I'ùs  lois  de  cette  chute;  les  granulations  les  plus  grosses 
tombent  le  plus  vite.  La  vitesse  de  chute  est  proportionnelle  au  carré  du 
diamètre.  Elle  est  très  faible  et  pratiquement  nulle  pour  les  très  petites 
granulations,  c'est-à-dire  dans  le  cas  des  solutions  colloïdales.  De  là 
la  permanence  apparente  de  ces  fausses  solutions  opposée  à  la  cadu- 
cité des  suspensions.  Hais  il  n'y  a  là,  conune  on  le  voit,  qu'une  ques- 
tion de  degré. 

Le  type  le  plus  commun  d'une  solution  colloïdale,  c'est  l'eau  de 
savon.  Le  savon  y  est  à  l'état  de  granules  hypermicroscopiques  dissé- 
minés dans  toute  l'étendue  du  liquide.  Cet  état  se  maintient  indéfini- 
ment. Le  savon  n'a  aucune  tendance  à  se  déposer.  Au  contraire,  si  on 
le  met  en  morceau  au  fond  du  vase,  la  solution  colloïdale  se  fait  d*elle* 
même.  Il  en  est  de  même  pour  l'encre  de  Chine.  Le  bâton  mis  dans 
l'eau  dissémine  ses  granules  et  redonne  de  l'encre  liquide. 

L'étude  des  solutions  colloïdales  est  à  l'ordre  du  jour.  Elle  inté- 
resse au  plus  haut  degré  les  physiciens  et  les  chimistes.  Les  biolo- 
gistes, à  leur  tour,  s'en  préoccupent  vivement.  Presque  tous  les 
liquides  organiques  et  la  matière  vivante  elle-même  sont  à  l'état  col- 
loïdal. Aussi  peut-on  attendre  des  progrès  réalisés  par  la  Physico^ 
Chimie  dans  cette  voie  l'explication  d'un  grand  nombre  de  phénomènes 
vitaux. 

A.  Dastrb. 


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CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


28  février. 

JLe  Sénat  a  voté  poar  la  seconde  fois  le  projet  de  loi  qui  abaisse  à 

dexix   ans  la  durée  du  service  militaire.  Cette  seconde  fois  sera  peut- 

ètn^  la  dernière  :  le  gouvernement,  en  eflfet,  a  demandé  à  la  Commis- 

siox^.    de  la  Chambre  d'accepter  le  projet  tel  quel,  et  la  Commission 

s'eis-t  conformée  à  son  désir.  Si  la  Chambre  fait  de  même,  le  projet  sera 

défi.xiitivement  voté.  Or  la  Chambre  tient  essentiellement  à  ce  qu'il  le 

sox^  avant  les  élections  prochaines,  et  rien  n'est  plus  naturel  puisqu'il 

a  ô^t^  fait  en  vue  de  ces  élections.  Les  députés,  redevenus  candidats, 

v^'^^Xent  pouvoir  dire  au  pays  que,  s'ils  n'ont  pas  fait  les  autres  ré- 

fox^xtàes,  ils  ont  au  moins  fait  celle-là,  et  ils  comptent  sur  sa  recon- 

na.l8sance.  Le  principe  d'égalité  introduit  dans  la  loi  est  de  nature  à 

pl3.1re  au  plus  grand  nombre.  On  ne  se  demandera  pas,  au  premier 

ii^oment,  si  cette  égalité  n'est  pas  très  lourde  pour  tout  le  monde; 

oix  ne  s'en  apercevra  qu'à  l'épreuve.  En  attendant,  la  satisfaction  sera 

générale,  et  les  élections  de  l'année  prochaine  ne  manqueront  pas  de 

s'en  ressentir.  Telle  est  l'espérance  qui  a  déterminé  hier  le  vote  du 

Sénat  et  qui  déterminera  demain  celui  de  la  Chambre. 

Le  débat  a  été  ce  qu'il  pouvait  être  dans  ces  conditions.  Il  n'y  a 
pas  d'éloquence  qui  puisse  tenir  contre  un  parti  pris  inébranlable.  Le 
courage  des  orateurs  qui  ont  combattu  la  loi  n'en  est  que  plus  méri- 
toire. M.  Mézières,  M.  le  général  Billot,  M.  deTréveneuc  n'avaient,  à 
coup  sûr,  aucune  illusion  sur  le  résultat  de  leurs  efforts,  mais  ils 
avaient  la  conscience  de  remplir  un  devoir,  et  ils  l'ont  rempli  jus- 
<P'au  bout.  Leurs  discours  ne  laissaient  pas  de  produire  parfois 
quelque  impression  sur  le  Sénat.  Plus  d'un  de  ceux  qui  ont  voté  la 
loi  ne  l'ont  pas  fait  sans  inquiétude.  Ils  n'étaient  pas  bien  assurés  de 
^^  pas  affaiblir  l'armée.  Ils  se  demandaient  si,  dans  la  situation  gêné- 


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230  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

raie  d«  monde,  il  était  prudent  de  se  livrer  à  des  expériences  dou- 
teuses. Mais  l'intérêt  politique  a  été  le  plus  puissant  :  il  a  étouffé  tous 
ces  scrupules,  s'il  ne  les  a  pas  complètement  dissipés.  Parmi  les 
adversaires  de  la  loi,  quelques-uns,  comme  M.  Mézières  par  exemple, 
n'étaient  nullement  hostiles  au  principe  du  service  de  deux  ans.  Ils 
croyaient  même  qu'en  l'appliquant  dans  certaines  conditions  et  avec 
certaines  garanties,  on  augmenterait  la  force  de  l'armée  au  lieu  de  la 
diminuer.  Mais  ces  garanties  et  ces  précautions  leur  ont  été  refusées. 
De  tous  les  amendemens  qu'ils  ont  présentés,  pas  un  seul  n'a  été  voté. 
Dès  lors,  que  pouvaient-ils  faire,  sinon  voter  contre  la  loi  ou  s'abstenir? 
Nous  ne  reviendrons  pas  ici  nous-même  sur  un  débat  épuisé  ;  les 
argumens  pour  et  contre  sont  bien  connus  ;  on  peut  seulement  se  de- 
mander si  le  Sénat,  assemblée  purement  politique  et  civile,  avait  en 
elle  toutes  les  lumières  nécessaires  pour  en  juger.  M.  Mézières  lui  a 
demandé  une  fois  de  plus,  en  termes  émus  et  émouvans,  de  prier 
M.  le  ministre  de  la  Guerre  de  consulter  le  Conseil  supérieur  et  de 
lui  communiquer  l'avis  qu'il  en  aurait  reçu.  Quelles  que  soient  l'intel- 
ligence et  les  capacités  de  M.  Berteàux,  son  autorité  aurait  gagné  à 
s'appuyer  sur  celle  d'un  conseil  technique.  Personne  n'ignore,  en 
effet,  que  M.  Berteàux  est,  de  son  métier,  agent  de  change.  Il  a  sans 
doute  une  grande  facilité  d'assimilation  ;  U  parle  en  bons  termes  de  ce 
qu'il  vient  d'apprendre;  il  affirme  avec  beaucoup  d'assurance.  Cela 
suffit-il  pour  inspirer  pleine  confiance  dans  une  question  où  les  com- 
pétences professionnelles  sont  indispensables,  et  qui  importe  si  fort  à 
la  sécurité  du  pays?  M.  Mézières  ne  l'a  pas  cru;  mais  M.  Berteàux  a 
déclaré  fièrement  que,  si  on  doutait  de  lui,  il  saurait  ce  qui  lui  restait 
à  faire.  On  a  vu  autrefois  des  ministres  de  la  Guerre,  qui  étaient  des 
généraux  blanchis  sous  le  harnais,  consulter  le  Conseil  supérieur  pour 
s'éclairer  eux-mêmes,  et  faire  connaître  son  avis  aux  Chambres  pour 
les  éclairer  à  leur  tour.  Ce  qu'ils  ont  fait,  M.  Berteàux  a  refusé  de  le  faire. 
Les  partisans  du  service  de  deux  ans  ont  semblé,  pendant  toute  cette 
discussion,  parler  au  nom  d'un  dogme  supérieur  à  tout,  indiscutable  et 
intangible.  Ce  qu'ils  attendaient  de  l'assemblée,  ce  n'était  pas  uA 
acte  de  conviction,  résultat  d'une  enquête  longue  et  complète,  mais 
un  acte  de  foi.  Tout  le  monde  ne  pouvait  pas  avoir  cette  foi  a  priori, 
et  M.  le  général  Billot  a  paru  l'avoir  moins  que  personne,  n  a  été  plu- 
sieurs fois  ministre  de  la  Guerre.  Il  est  aujourd'hui  le  représentant  le 
plus  en  vue  de  notre  ancienne  armée.  En  vain  a-t-il  essayé  d'arrêter 
l'assemblée  sur  la  pente  où  elle  se  laissait  entraîner  :  c'est  tout  au 
plus  si  son  intervention  énergique  a  retardé  de  quelques  heures  un 


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REVUE.   —  CHRONIQUE.  231 

Tote  cpii  était  devenu  inévitable  et  fatal.  Le  gouvernement  repré- 
senté par  M.  Berteaux  dont  les  objurgations  étaient  vives  et  pres- 
santes, la  Commission  représentée  par  M.  de  Freycinet  dont  la  parole 
n'avait  jamais  été  plus  prestigieuse  ni  plus  séduisante,  ont  eu  aisé- 
ment gain  de  cause  dans  une  assemblée  qui  ne  demandait  qu'à  être 
convaincue  par  eux.  Les  adversaires  de  la  loi  se  sont  trouvés  réduits, 
3a  vote  final,  à  une  poignée  de  braves  :  nous  craignons  que  l'avenir 
ne  leur  donne  que  trop  raison. 

11  s*est  produit,  aux  de.niers  momens  de  la  bataille,  un  incident 

^xix  a  attiré  l^ttention,  non  seulement  au  Sénat,  mais  au  dehors,  et 

do xnt  la  presse  s'est  emparée.  L'intervention  de  M.  Gasimir-Perier  en  a 

enclore  accru  l'intérêt.  Résolu  à  brûler  jusqu'à  la  dernière  cartouche, 

M.      2e  général  Billot  a  exprimé  l'espérance  que  M.  le  Président  de  la 

Râ  j^nblique  userait  du  droit  que  la  Constitution  lui  donne  de  demander 

A^i^^d  Chambres,  par  un  message  motivé,  une  nouvelle  délibération  de 

^    loi.  M.  le  président  du  Sénat  a  aussitôt  fait  remarquer  à  l'orateur 

^3n>-^^  la  personne  du  Président  de  la  République  ne  devait  jamais  être 

^^^«•oduite  dans  un  débat  parlementaire,  à  quoi  If.  le  général  Billot  a 

*^t>^3ndu  que  la  Constitution  était  formelle  et  qu'il  ne  faisait  qu'en  in- 

"^^^ïriier  un  article.  Le  droit  du  Président  de  la  République  est  certain, 

®^    ^fifet;  mais  dans  quelles  conditions  peut-il  s'exercer?  C'est  la  ques- 

^^^■^  nouvelle  qui  n'a  pas  tardé  à  se  poser,  et  comme  on  aime  toujours 

^^      France  les  discussions  constitutionnelles,  ce  qui  ne  veut  pas  dire 

^I^^oq  en  comprenne  toujours  très  bien  môme  les  premiers  élémens, 

^*^^  a  pris  dans  la  presse  une  certaine  ampleur. 

^ous  avons  dit  que  M.  Casimir-Perier  y  était  intervenu.  Dans  une 

*®^^re  au  journal  Le  Temps,  il  a  rappelé  un  principe  incontestable, 

^  ^^voir  que  «  chacun   des  actes  du  Président  de  la  République 

^oit  être  contresigné  par  un  ministre.  »  Un  message  motivé  est  un 

^^  du  Président  de  la  Républic^ue,  et  même  un  des  plus  impor- 

tans  :  il  doit  donc  se  conformer  à  cette  règle.  Or  dans  le  cas  dont 

^  s'agissait,  c'est-à-dire  dans  l'hypothèse  où  s'était  placé  M.  le  gé- 

^^rs\  Billot,  le  ministre  compétent,  celui  qui  aurait  dû  mettre  sa 

si^ature  à  côté  de  celle  de  M.  Loubet,  était  M.  Berteaux.  Il  suffit  de 

te  l'appeler  pour  faire  sentir  tout  ce  qu'il  y  avait  de  décevant  dans 

Vespérance  exprimée  par  M.  le  général  Billot.  Quoi  I   M.  Berteaux, 

qm  venait  de  défendre  avec  tant  de  chaleur  la  réduction  du  service 

militaire  à  deux  ans,  aurait  contresigné  un  message  demandant  une 

l  nouvelle  délibération  ?  Il  aurait  pu  le  faire,  sans  doute,  par  simple 

déférence  à  l'égard  du  Président  de  la  République  ;  mais  alors  quelle 


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232  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aurait  été  la  valeur  de  sa  signature?  Il  aurait  pu  également  s'y  re- 
fuser, et  il  est  même  probable  qu'il  l'aurait  fait  ;  et  alors  quel  n*aurait 
pas  été  rembarras  du  Président?  Aurait-il  renvoyé  ses  ministres 
huit  jours  après  les  avoir  pris?  En  aurait-il  facilement  trouvé 
d'autres  après  cet  acte  d'autorité  personnelle  ?  En  tout  cas,  personne 
n'aurait  compris  que  M.  le  Président  de  la  République  eût  fait  con- 
naître soudainement,  et  comme  par  explosion,  tout  à  la  fin  d'un  long 
débat,  une  opinion  qpi'il  aurait  gardée  pour  lui  seul  depuis  l'origine. 
Un  acte  comme  celui  que  lui  conseillait  M.  le  général  Billot  ne 
peut  jamais  être  que  la  conséquence  de  plusieurs  autres,  et  non  pas 
une  surprise  de  la  dernière  heure.  M.  le  général  BUlot  avait  donc 
posé  la  question  dans  des  termes  corrects,  mais  peu  vraisemblables, 
ce  qui  infirmait  l'importance  de  sa  manifestation.  Il  n'en  est  pas  de 
même  de  M'.  Gasimir-Perier.  Rien  de  plus  net,  au  contraire,  de  plus 
préds,  de  plus  pratique  que  son  observation  :  le  Président  ne  peut 
rien  que  par  ses  ministres.  En  partant  de  là  on  peut  se  livrer  à  des 
hypothèses  très  diverses,  soit  pour  prouver  que  le  Président  de  la 
Répubb'que  ne  dispose  personnellement  que  de  pouvoirs  très  limités, 
soit  pour  montrer  comment  il  peut  échapper  aux  gênes  que  la  Consti- 
tution lui  impose  et  faire  connaître,  sinon  faire  prévaloir  son  opinion. 
La  Constitution  de  1875,  est  une  combinaison  un  peu  empirique  des 
constitutions  antérieures.  Elle  porte  à  la  fois  la  marque  d'époques 
différentes,  et  aussi,  comme  il  était  inévitable,  celle  du  moment  où 
elle  a  été  votée  au  milieu  de  tiraillemens  et  de  difficultés  dont  nous 
n'avons  pas  perdu  le  souvenir.  On  a  mesuré  alors  d'une  main  assez 
parcimonieuse  les  pouvoirs  du  Président,  et  M.  Casimir-Perier  n'est 
pas  le  seul  à  en  avoir  fait  l'observation  :  M.  Loubet  l'a  faite,  lui  aussi, 
dans  le  discours  qu'il  a  prononcé  en  1900  au  banquet  des  maires.  Ce 
sont  là  des  questions  délicates,  qu'il  serait  sans  doute  difficile  de  ré- 
soudre en  ce  moment,  —  il  serait  peut-être  même  dangereux  de  vou- 
loir l'essayer;  —  mais  sur  lesquelles  il  est  toujours  utile  d'appeler  la 
réflexion  du  pays.  Il  importe,  en  effet,  quand  le  jour  viendra  de  les 
traiter,  de  n'être  pas  pris  au  dépourvu.  A  cet  égard,  la  consultation 
que  nous  a  donnée  M.  Casimir-Perier,  sous  une  forme  vive  et  spiri- 
tuelle, mérite  d'être  retenue;  mais  il  sait  bien  lui-même  qu  elle  n'est 
pas  complète.  «  Je  pourrais  m'étendre  sur  ce  sujet,  dit-il,  et  peut-être 
le  ferai-je  un  jour.  »  Nous  en  acceptons  l'augure. 

L'assassinat  du  grand-duc  Serge  a  produit  partout  une  émotion 
profonde  :  on  ne  peut  pas  dire  qu'il  ait  également  causé  de  la  surprise. 


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REVUE.    —    CHRONIQUE.  233 

Sans  doute  personne  ne  s'attendait  à  cet  acte-là  plutôt  qu^à  un  autre  ; 
mais  la  situation  troublée  de  la  Russie  tenait  et  continue  de  tenir  les 
esprits  dans  une  anxiété  d'autant  plus  vive  qu'on  ne  sait  pas  com- 
ment elle  pourra  se  dénouer  ;  et  on  est  malheureusement  habitué  à  voir, 
.    dans  des  circonstances  semblables,  l'assassinat  politique  surgir  comme 
«n sujet  d'épouvante.  Il  n'en  est  pas  moins  un  objet  de  réprobation  de 
la  part  de  tout  le  monde  civilisé.  Rien  ne  saurait  en  atténuer  l'hor- 
reur. Le  plus  souvent,  les  crimes  de  cette  nature  provoquent  une 
réaction  violente,  et  vont  ainsi  contre  le  but  que   leurs   auteurs 
s 'é/aient  proposé.  Le  sang  répandu  est  une  mauvaise  préparation  aux 
ré/ormes.  Lors  même  qu'il  n'amène  pas  des  représailles,  il  laisse  dans 
^Gs  oœurs  des  fermens  de  haine  dont  les  explosions  sont  toujours  à 
craûndre.  Où  s'arrêtera- t-on  dans  cette  voie?  Après  l'assassinat  de 
^.       ^e  Plehve,  celui  du  grand-duc  Serge  !  Après  s'être  attaqués  au 
^^Ei^slre  de  l'Intérieur,  les  meurtriers  s'en  sont  pris  à  un  membre  de 
ià  :^.smille  impériale!  Ils  n'ont  même  pas  l'excuse  que  le  premier 
cri  ir^Kne  ait  été  suivi  d'une  réaction.  L'Empereur  a  donné  pour  succes- 
seur, jv  à  M.  de  Plehve  un  homme  dont  les  idées  étaient  larges,  quoi- 
qu"*  "mzan  peu  flottantes,  et  les  intentions  excellentes,  le  prince  Sviato- 
pol.  ^k-Mirsky.  L'expérience  n'a  pas  réussi  parce  que  les  élémens 
ré^^^^olutionnaires   s'y  sont  mêlés.  Les   déplorables   évéaemens   du 
^2   j  envier  se  sont  produits  à  Saint-Pétersbourg.  Mais  si  le  sang  appelle 
le    ^ang,  on  en  verra  sans  cesse  couler  de  nouveaux  ruisseaux,  et  les 
réf  <iirmes  que  tout  le  monde  demande  risqueront  d'y  sombrer.  Nous 
co^K^^  ^tâtons  cependant  que,  cette  fois  encore,  le  gouvernement  russe 
^'^     pas  perdu  son  sang-froid.  Le  comité  des  ministres  continue  de 
iT^^"%7ailler  à  la  préparation  des  réformes,  et  il  y  aurait  là  un  heureux 
sy  xinptôme  pour  l'avenir  si,  d'autre  part,  tant  de  nuages  ne  s'amonce- 
laient pas  à  l'horizon.  Le  malheur  de  Ja  Russie  est  qu'entre  l'Empereur 
^^    son  peuple  il  n'y  a  pas  d'intermédiaires.  Le  pouvoir  du  souverain 
^^^   absolu,  mais  son  isolement  l'est  aussi.  La  grande  majorité  du 
P^Xàple  russe,  c'est-à-dire  la  population  des  campagnes,  ne  pense  et 
û^    tient  nullement  aux  réformes  libérales  qu'on  préconise  ailleurs  : 
^    est  seulement  et  très  dangereusement  épris  de  socialisme  agraire. 
ï^ïxtre  l'Empereur  et  les  classes  rurales,  qu'y  a-t-il?  Une  noblesse 
^^ixs  rôle  politique,  et  des  intellectuels  de  plus  en  plus  portés  aux 
c^ticeplions  violentes.  Une  constitution  sociale  aussi  défectueuse  crée 
^^  pire  des  dangers.  Quelles  que  soient  les  bonnes  intentions  de  l'Em- 
P^Teur,  il  ne  peut  tout  qu'en  théorie.  En  réalité,  ses  pouvoirs  trouvent 
W  limite  dans  la  nature  même  des  choses  et  dans  l'insuffisance  des 


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I 


234  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

hommes  qui  Tentourent.  Les  hommes  sont  faibles  ;  les  institutions 
sont  nulles.  Tantôt  on  lui  demande  la  liberté  intégrale,  conmie  si  ce 
remède  énergique  ne  devait  pas  faire  plus  de  mal  que  de  bien  dans  un 
corps  social  sans  organisation  et  sans  expérience.  Tantôt  on  attend 
de  lui,  avec  plus  de  bon  sens,  un  certain  nombre  de  réformes  ap- 
propriées à  l'état  du  pays.  Mais  par  lesquelles  commencer?  Les  pro- 
blèmes les  plus  difficiles  surgissent  à  la  fois,  sans  préparation  anté- 
rieure et  sans  transition,  et,  pour  en  rendre  sans  doute  la  solution 
plus  aisée,  on  jette  des  bombes  sous  les  voitures  de  victimes  désignées 
et  condamnées  par  des  sociétés  secrètes,  avec  la  froide  férocité  qui 
caractérise  généralement  ce  genre  de  conspirations  et  de  conspira- 
teurs. 

La  guerre  extérieure,  avec  ses  surprises  douloureuses,  a  donné 
une  accélération  redoutable  au  péril  intérieur.  Les  ménagemens  que 
nous  devons  à  des  amis  malheureux  ne  sauraient  nous  empocher  de 
dire  que  les  leçons  de  la  guerre  ont  mis  à  jour  de  graves  défauts 
dans  Tadministration  générale  du  pays.  L'armée  en  a  eu  sa  part, 
n  est  naturel  que  l'esprit  public  en  ait  été  vivement  frappé  ;  mais  si  le 
moment  est  toujours  bon  pour  corriger  ses  défauts,  il  ne  l'est  pas  tou- 
jours pour  les  dénoncer  avec  acrimonie.  Nous  ne  cesserons  de  rap- 
peler l'exemple  que  les  Anglais  ont  donné  pendant  la  guerre  Sud-Afri- 
caine, ns  ont  éprouvé,  eux  aussi,  de  fâcheuses  déconvenues  ;  mais  ils 
n'en  ont  laissé  rien  voir  pendant  la  guerre,  ni  même  après  ;  et,  lors- 
qu'une victoire  chèrement  achetée  a.  récompensé  enfin  leur  persévé- 
rance, ils  se  sont  appliqués  silencieusement  à  perfectionner  leur  ins- 
trument militaire.  Il  est  vrai  que  l'organisation  politique  de  l'Angleterre 
est  admirable,  et  que  les  mœurs  publiques  qui  en  ont  été,  comme 
on  voudra,  la  cause  ou  l'effet,  sont  le  témoignage  le  plus  mani- 
feste de  la  pleine  santé  d'une  nation.  On  ne  saurait  attendre  tout  à 
fait  la  môme  chose  de  la  Russie.  Mais  il  faut  souhaiter  qu'après  les 
secousses  qu'elle  traverse  elle  retrouve  le  plus  tôt  possible  son  équi- 
libre, et  pour  cela  deux  choses  sont  nécessaires,  deux  choses  qu'on 
ne  peut  malheureusement  pas  réaliser  par  un  coup  de  baguette  ma- 
gique :  des  réformes  et  la  paix. 

Les  réformes  sont  à  l'étude  :  puissent-elles  être  suffisantes  !  Pour 
ce  qui  est  de  la  paix,  les  Russes  sont  seuls  à  même  de  savoir  à  quel 
moment  et  dans  quelles  conditions  ils  devront  la  faire.  Il  serait  indis- 
cret de  leur  donner  à  ce  sujet  des  conseils  qu'ils  ne  demandent  pas. 
Tout  ce  que  nous  voulons  dire  de  la  paix,  c'est  qu'elle  est  nécessaire 
aux  réformes.  Le  bruit  du  canon  n'est  pas  pour  celles-ci  un  accom- 


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insp 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  235 

pagnement  bien  favorable.  Il  semble  qu'en  Russie,  soit  du  côté  des 
révolutionnaires,  soit  de  celui  du  gouvernement,  on  reste  un  peu  trop 
préoccupé  des  souvenirs  de  la  Révolution  française.  Les  analogies 
entre  les  deux  situations  initiales  sont  extrêmement  superficielles  ;  les 
difTérencessontau  contraire  très  profondes.  La  Révolution  française, 
anarchique    et  violente  au  dedans,  a  d'ailleurs  été  victorieuse  au 
dehors,  et,  loin  que  la  guerre  Tait  entravée,  elle  en  a  vécu  jusqu'au 
jour  où  elle  a  été  définitivement  organisée  par  un  général  heureux. 
Sur  ce  point  en  particulier,  il  n'y  a  que  des  différences  entre  la  France 
et  la  Russie.  La  France  a  continué  la  guerre  pendant  plus  de  vingt 
ans;  la  Russie  aura  sans  doute  bientôt  de  bonnes  raisons  de  faire  la 
psLix.  En  attendant,  on  en  parle  beaucoup  dans  certains  journaux;  mais 
il    semhle  bien  que  les  nouvelles  pacifiques  viennent  surtout  d'une 
inspiration  japonaise.  Quoi  de  plus  naturel?  Les  Japonais  ont  jus- 
qxi 'ici  l'avantage.  Ils  voudraient  dès  maintenant,  ou  le  plus  tôt  pos- 
8il>le  et  sans  s'exposer  à  des  hasards  nouveaux,  réaliser  les  bénéfices 
de  leiu-s  victoires.  N'est-ce  pas  ce  que  tout  le  monde  ferait  à  leur  place? 
Hsûs  les  Russes,  qui  sont  dans  une  position  différente,  raisonnent  sans 
doixte  différemment.  Ils  ne  se  résigneraient  à  la  paix  immédiate  que 
B^ils  regardaient  comme  impossible  une  amélioration  de  leur  situation 
niilitaire  :  or  rien  ne  révèle  chez  eux  un  pareil  sentiment,  tout  au 
contraire.  Leur  confiance  dans  le  général  Kouropatkine  n'a  peut-être 
plus  l'élan  des  premiers  jours,  mais  elle  reste  sérieuse  et  solide.  L'in- 
<^dent  Grippenberg  en  a  été  la  preuve.  Ce  général  a  cru  saisir  la  vic- 
toire dans  un  mouvement  audacieux  où  il  a  dépassé  ses  instructions 
^t  qu'il  n'aurait  pu  soutenir  que  s'il  avait  été  secouru,  c'est-à-dire 
si  Kouropatkine  s'était  engagé  à  sa  suite  avant  l'heure  qu'il  avait 
^oisie  et  dans  d'autres  conditions  que  celles  qu'il  avait  prévues  pour 
^reprise  des  hostilités.  Kouropatkine  ne  Ta  pas  fait,  et,  certes,  il  était 
fe  seul  juge  de  ce  qu'il  pouvait  faire.  Le  général  Grippenberg  a  dc- 
I  mandé  à  être  relevé  de  son  commandement,  et  il  est  rentré  en  Russie 

^^ecdes  sentimens  aigris  dont  il  a  peu  ménagé  l'expression.  L'opinion 
ï^'a  pas  été  un  seul  instant  hésitante  :  elle  s'est  prononcée  en  faveur  de 

(Kouropatkine.  Les  Japonais  seuls  auraient  pu  se  féliciter  de  voir  les 
dissentimens  qui  se  sont  produits  entre  les  deux  généraux  avoir  une 
répercussion  jusqu'à  Saint-Pétersbourg.  Mais  il  n'en  a  rien  été,  et  il  es* 
peraiis  d'en  conclure  que  le  moral  de  la  nation  n'est  pas  aussi  entam  ; 

I^îu'on  le  prétend  quelquefois.  Au  surplus,  quelles  seraient  aujourd'hu 
les  conditions  de  la  paix,  si  on  en  juge  par  les  informations  d^ 
agences?  Elles  seraient  aussi  avantageuses  aux  Japonais  que  s'ii 


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236  REVUE   DES   DEUX    MONDES.^ 

avaient  complètement  anéanti  les  forces  russes,  ce  qa^ils  n*ont  pas 
fait  encore.  Les  deux  armées  se  trouvent  aujourd'hui  front  contre 
front  à  l'endroit  même  où  elles  se  sont  immobilisées  au  commencement 
de  l'hiver,  après  une  bataille  qui  est  restée  indécise.  Cette  fois»  l'effort 
des  Japonais  s'est  arrêté  avant  d'être  victorieux,  et  rien  par  con- 
séquent n'interdit  aux  Russes  l'espoir  de  prendre  leur  revanche. 
C'est  à  ce  moment  qu'on  leur  demanderait  de  reconnaître  à  l'ennemi 
la  possession  de  la  Corée  et  du  Liao-Toung,  de  consentir  au  démen- 
tèlement  et  à  la  neutralisation  de  Yladivostock,  et  de  restituer  à  la 
Chine  la  partie  de  la  Mandchourie  que  le  Japon  ne  jugerait  pas  à 
propos  de  s'approprier  I  n  est  probable  qu'il  n'y  a  là  qu*un  de  ces 
ballons  d'essai  que  la  main  qui  les  lance  peut  toujours  désavouer, 
et  auiquels  il  ne  faut  pas  attacher  grande  importance.  Les  opérations 
militaires  recommenceront  bientôt.  C'est  alors  qu'on  pourra  se  rendre 
compte  des  changemens  que  l'hiver  aura  apportés  dans  la  force  res- 
pective des  deux  armées,  et  qu'il  sera  possible  aussi,  autant  du  moins 
que  le  comporte  l'incertitude  inhérente  aux  prévisions  de  ce  genre, 
d'en  établir  quelques-unes  pour  l'avenir  prochain. 

La  crise  que  traverse  la  Russie  est  assurément  très  grave,  d'autant 
plus  grave  qu'elle  a  un  double  caractère,  militaire  au  dehors  et  révo- 
lutionnaire au  dedans.  Mais,  sans  parler  de  nous-mêmes,  d'autres 
nations  en  ont  traversé  de  semblables  et  en  sont  sorties,  sans  avoir 
toujours  eu  les  ressources  dont  la  Russie  dispose.  Ce  qui  lui  a  manqué 
jusqu'ici,  c'est  un  gouvernement  capable  d'ordonner,  d'organiser  ces 
ressources  et  d'en  user  avec  vigueur.  Le  régime  absolu  s'est  montré 
impropre  à  cette  tâche.  Mais  cela  ne  veut  pas  dire  qu'on  puisse,  du 
jour  au  lendemain,  donner  au  pays  un  gouvernement  parlemen- 
taire, celui  de  tous  qui  a  besoin  du  plus  long  apprentissage.  Ceux  qui 
croient  que  les  premières  réformes  à  faire  sont  des  réformes  écono- 
miques et  sociales  sont  probablement  dans  le  vrai.  En  tout  cas,  il 
est  hors  de  doute  que  des  crimes  qui  affligent  et  révoltent  l'humanité, 
comme  l'assassinat  de  M.  de  Plehve  et  celui  du  grand-duc  Serge,  ne 
peuvent  que  nuire  au  progrès,  le  ralentir  ou  le  faire  reculer.  Et  nous 
nous  excusons  d'avoir  l'air  de  rechercher  ici  ce  qui  peut  être  utile  ou 
nuisible,  puisque  nous  sommes  en  présence  d'un  de  ces  actes  que 
condamne  la  morale  éternelle,  au  nom  de  la  loi  suprême  qui  s'est 
énoncée  dans  les  mots  :  Tu  ne  tueras  pas. 

Le  parlement  anglais  a  repris  ses  travaux,  et  les  premières  batailles 
oui  lui  ont  été  livrées  par  l'opposition  ont  été  des  succès  pour  le  gou- 


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REVUE.   —  CHRONIQUE.  237 

vernement.  Nous  ne  savons  si  M.  Balfour  s'y  attendait;  mais  le  dis- 
co'urs  qu'il  a  mis  dans  la  bouche  du  roi  Edouard  énumère  im  nombre 
de    réformes  propre  à  remplir  une  longue  session,  sinon  même  plu- 
sioui*s.  Ce  programme  n'annonce  pas  une  dissolution  prochaine.  La 
première  question  qui  s'est  posée  était  précisément  de  savoir  si  la 
session  nouvelle  irait  jusqu'à  son  terme  normal,  ou  si  elle   serait 
bi*xzsquement  interrompue  par  les  élections.  On  disait,  il  n'y  a  pas 
loxxgtemps  encore,  que  M.  Chamberlain  était  partisan  de  la  dissolu- 
^on,  et  cela  pour  des  motifs  que  l'on  donnait  même  assez  volontiers: 
—   il  n'est  plus  jeune,  il  aspire  à  revenir  au  pouvoir  le  plus  tôt  pos- 
8il>le,  il  n'espère  pas  que  les  élections  donnent  une  majorité  aux  con- 
servateurs, mais  il  compte  que  celle  qu'elles  donneront  aux  libéraux 
sera  si  faible  qu'il  faudra  bientôt  faire  un  second  appel  au  pays  ;  et  tout 
cela  devant  être  long,  il  faut  commencer  tout  de  suite  pour  arriver 
plus  vite  au  dénouement, —  S'il  est  vrai  que  M.Chamberlain  ait  été  un 
moment  dé  cet  avis,  il  en  a  changé  pour  des  motifs  encore  ignorés, 
car  il  a  donné  son  appui  à  M.  Balfour. 

Quant  au  programme  ministériel,  il  .peut  se  décomposer  en  deux 
parties  :  on  croit  que  l'une  ne  soulèvera  pas  de  grandes  difficultés  de 
la  part  de  l'opposition,  mais  il  n'en  est  pas  de  même  de  l'autre.  La 
première  comprend  la  loi  sur  les  sans-travail,  la  création  d'un  mini- 
stère du  Commerce  et  ie  l'Industrie,  ime  loi  sur  l'éducation  en  Ecosse 
et  une  autre  sur  les  Églises.  L'opposition  libérale  est  favorable  au 
principe  de  ces  deux  premières  lois,  et  ne  conteste  pas  la  légitimité 
^^6  deux  autres.  Mais   viennent  ensuite  des   questions   auxquelles 
elle  ne  semble  pas  devoir  faire  le  même  accueil  :  la  loi  contre  les 
ûnmigrans  qu'elle  a  déjà  combattue  une  première  fois;  la  constitu- 
tion du  Transvaal,  affaire  compliquée;  enfin,  et  peut-être  faudrait-il 
dire  surtout  la  loi  sur  la  redistribution  des  sièges  parlementaires. 
Cette  dernière  loi  aurait  pour  conséquence  d'enlever  quelques  sièges 
aux  Irlandais  et  de  les  attribuer  aux  conservateurs  :  aussi  les  libé- 
raux peuvent-ils  compter,  en  ce  moment  plus  que  jamais,  sur  la  fidélité 
des  Irlandais,  et  on  n'a  pas  tardé  à  s'en  apercevoir  à  la  déclaration 
de  guerre  que  ceux-ci  ont  adressée  au  gouvernement.  Mais,  avant 
d  en  venir  à  la  discussion  de  ce  programme,  la  question  fiscale  devait 
se  poser  dans  son  rapport  avec  l'opportunité  des  élections  prochaines. 
La  question  fiscale  est,  en  langage  parlementaire,  celle  des  réformes 
douanières  proposées  par  M.  Chamberlain.  L*opposition  juge  qu'elle 
est  mûre  et  qu'il  n'y  a  plus,  pour  la  résoudre,  qu*à  la  soumettre  au 
pays.  C'est  ce  que  M.  Asquith  a  indiqué  dans  un  amendement  qu'il 


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238  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

a  fait  au  projet  d'adresse,  et  qui  est  ainsi  conçu:  «  Nous  représentons 
humblement  à  Votre  Majesté  que  les  dilTérens  aspects  de  la  question 
fiscale  ayant  été  entièrement  discutés  depuis  près  de  deux  ans,  le  mo- 
ment est  venu  de  soumettre  sans  retard  cette  question  à  la  nation.  » 
Rien  de  plus  clair  :  M.  Asquith  demande  la  dissolution.  Il  a  été  nata- 
rellement  appuyé  par  sir  Henry  Campbell  Bannerman.  Naturellement 
aussi,  M.  Balfour  s'est  opposé  à  la  proposition,  et  il  a  été  appuyé, 
non  seulement  par  M.  Chamberlain,  mais  encore  par  lord  Hugh  Cecil 
dont  rintervention  lui  a  assuré  la  victoire.  M.  Balfour  a  soutenu  que 
la  question  n*était  pas  mûre  conune  le  prétendait  l'opposition,  et  il 
faut  reconnaître  que  son  discours  était  merveilleusement  propre  à 
justifier  son  assertion.  Plus  on  écoute  en  effet  M.  Balfour,  et  moins  on 
voit  clair  dans  sa  pensée,  soit  qu'elle  soit  naturellement  obscure, 
soit  qu'il  la  voile  à  dessein.  On  sait  qu*il  ne  va  pas  aussi  loin  que 
M.  Chamberlain  dans  le  sens  de  la  protection,  mais  jusqu'où  va-t-il? 
On  sait  aussi  que  s'il  est  d'accord  avec  M.  Chamberlain  dans  une 
mesure  qu'il  est  d'ailleurs  impossible  de  préciser,  les  motifs  qui  le 
déterminent  sont  difi^érens  de  ceux  auxquels  obéit  son  ancien  collègue. 
M.  Chamberlain  veut  faire  entre  les  colonies  britanniques  et  la  mé- 
tropole une  sorte  de  Pacte  de  famille  fondé  sur  l'exclusion  des  pro- 
duits étrangers,  tandis  que  M.  Balfour  veut  se  procurer  des  armes 
défensives  pour  lutter  contre  les  tendances  protectionnistes  des  autres 
nations,  et  les  ramener  par  ce  moyen  de  persuasion  à  la  saine  doc- 
trine du  libre-échange.  Tout  cela  est  bien  compliqué. 

11  y  a  quelques  jours  encore,  le  vote  de  la  Chambre  sur  l'amende- 
ment annoncé  de  M.  Asquith,  pouvait  paraître  douteux,  d*abord  parce 
qu'on  ignorait  quelle  serait  l'attitude  finale  de  M.  Chamberlain,  ensuite 
parce  qu'on  croyait  que  celle  des  unionistes  libre-échangistes  serait 
hostile  au  ministère.  Il  y  avait  certainement  quelques  motifs  de  le 
croire.  Les  unionistes  libre-échangistes  s'étaient  séparés  de  la  majorité 
à  la  suite  du  duc  de  Devonshire,  et  il  était  difficile  de  savoir  jusqu'où 
irait  la  scission.  Une  fois  le  premier  pas  fait  en  dehors  de  la  majorité, 
beaucoup  d'autres  pouvaient  suivre.  Les  unionistes  libre-échangistes 
croyaient  pouvoir  conserver  une  situation  intermédiaire  entre  les  deux 
partis,  et  rester  avec  les  conservateurs  pour  tout  le  reste,  tout  en  votant 
avec  les  libéraux  sur  la  question  fiscale  :  mais  qui  sait  si  plus  tard  ils 
ne  se  seraient  pas  rapprochés  davantage  de  ces  derniers?  Cela  devait 
dépendre  de  Taccueil  qu'ils  auraient  trouvé  auprès  d'eux,  et  aussi  du 
degré  de  mauvaise  humeur  que  les  conservateurs  leiu*  auraient- témoi- 
gné. La  logique  des  situations  est  souvent  plus  forte  que  les  volontés. 


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REVUE.   —  CHRONIQUE.  239 

Qnoi  qu'il  en  soit,  pour  un  rallié  complet  âu  libéralisme,  M.  Wiston 
Churchill,  presque  tous  les  autres  essayaient  de  conserver  un  pied  dans 
chaque  camp.  Ils  donnaient  cependant  des  gages  sérieux  aux  libéraux, 
puisqu'ils  les  leur  donnaient  sur  le  terrain  électoral.  Le  duc  de  Devon- 
sbire,  en  partant  pour  l'étranger  où  il  voyage  depuis  quelques  mois» 
irait  formellement  conseillé  à  ses  amis  de  voter  pour  un  radical  libre- 
échangiste  plutôt  que  pour  un  conservateur  protectionniste.  Mais  les 
onionistes  entendaient  naturellement  être  payés  de  retomr.  Ils  se  rappe- 
laient qu'à  la  fin  de  Tannée  1903  lord  Rosebery  avait  recommandé 
l'onion  contre  la  Ligue  de  la  réforme  des  tarifs  de  M.  Chamberlain  ;  ils 
espéraient  que  cette  union  se  traduirait  par  une  entente  électorale  où 
libéraux  et  conservateurs  dîssidens  se  prêteraient  un  mutuel  appui. 
Rien  ne  paraissait  plus  naturel  que  cette  espérance,  ni  plus  légitime 
que  le  contrat  qui  semblait  devoir  en  sortir.  Mais  les  libéraux  ne  s'y 
sont  pas  prêtés.  Peu  de  jours  avant  la  rentrée  du  Parlement, M.  Herbert 
Gladstone,  avec  une  loyauté  qu'on  ne  saurait  trop  louer,  mais  peut- 
être  avec  une  moindre  opportunité,  a  écrit  une  lettre  dans  laquelle  il 
annonçait  qu'aux  élections  prochaines  les  libéraux  auraient  des  candi- 
dats dans  toutes  les  circonscriptions  :  cela  devait  leur  donner  le 
moyen  de  se  compter.  M.  Herbert  Gladstone  regardait  comme  une 
duperie  de  voter  pour  les  unionistes  dissidens,  c'est-à-dire  pour  des 
hommes  avec  lesquels  les  libéraux  n'étaient  d'accord  que  sur  un  point, 
pour  des  alliés  d'un  jour,  pour  des  adversaires  d'hier  et  de  demain, 
n  est  quelquefois  dangereux  en  politique  de  prévoir  les  choses  de  trop 
loin.  Quelles  qu'aient  pu  être  les  dispositions  des  unionistes  dissi- 
dens,  la  lettre  de  M.  Herbert  Gladstone  était  de  nature  à  les  modifier, 
et  c'est  ce  qui  n'a  pas  manqué  d'arriver.  Lord  Hugh  Cedl  a  pris  la 
parole  pour  constater  que,  somme  toute,  rien  ne  démontrait  que  le 
ministère  était  devenu  protectionniste.  Le  discours  nébuleux  de 
M.  Balfour  permettait  en  effet  d'entretenir,  sur  ce  sujet  et  sur  plu- 
sieurs autres,  tous  les  doutes  qui  pouvaient  offrir  quelque  commo- 
dité. Lord  Hugh  Cedl  concluait  qu'il  ne  voulait  pas  désespérer  du 
ministère  et  qu'il  voterait  pour  lui.  Les  unionistes  libre-échangistes 
disposent  de  60  et  quelques  voix  :  la  majorité  du  gouvernement  a  été 
de  63.  n  est  possible  que  M.  Herbert  Gladstone  ait  eu  des  vues 
d avenir  très  justes  et  qu'il  ait  agi  en  homme  politique  extra-lucide 
à  longue  distance;  mais  il  a  certainement  contribué  à  faire  perdre  aux 
libéraux  la  première  bataille,  la  plus  importante  peut-être,  celle  qui 
devait  décider  si  les  élections  auraient  lieu  demain,  ou  si  elles  seraient 
remises  à  une  date  indéterminée. 


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240  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  session  a  donc  bien  commencé  pour  M.  Balfour,  et  il  peut  com- 
mencer la  discussion  de  son  programme.  Après  ce  premier  succès, 
il  en  a  remporté  bientôt  un  autre  sur  les  Irlandais.  Et  pourtant,  on  ne 
croit  généralement  pas  que  les  élections  puissent  être  beaucoup  dif- 
férées. Le  ministère  qui  avait  au  début  de  la  législature  la  majorité 
la  plus  forte  qu*on  ait  vue  dans  Thistoire  de  TAngleterre,  n*en  a  plus 
aujourd'hui,  puisque  celle  dont  il  semble  disposer,  mais  qui  en  réalité 
dispose  de  lui,  se  compose  des  unionistes  libre-échangistes  et  des  amis 
de  M.  Chamberlain,  majorité  accidentelle,  majorité  de  coalition,  où 
entrent  des  élémens  destinés  à  en  sortir  lorsque  la  question  fiscale 
devra  être  résolue.  Qui  aurait  pu  croire,  après  les  élections  der- 
nières, qu'au  bout  de  cinq  années  le  parti  conservateur  en  serait  là? 

Nous  ne  dirons  qu'un  mot  de  Taffaire  de  Huli.  La  Commission 
d'enquête  a  dû  tenir  compte,  non  seulement  de  la  matérialité  des  faits, 
sur  laquelle  il  était  d'ailleurs  difficile  de  se  mettre  absolument  d'ac- 
cord en  présence  d'affirmations  contraires,  mais  encore  des  circon- 
stances dans  lesquelles  ils  se  sont  produits.  Ces  circonstances  étaient 
telles  que  si  la  flotte  russe  a  commis  une  erreur,  elle  était  excusable. 
La  majorité  de  la  Commission  a  cru  que  l'amiral  russe  s'était  trompé 
sur  la  présence  de  torpilleurs  à  Hull;  mais  elle  a  tenu  à  dire  que  cela 
ne  jetait  «  aucune  déconsidération  sur  la  valeur  militaire,  ni  sur  les 
sentimens  d'humanité  de  l'amiral  Rodjestvensky  et  du  personnel  de 
son  escadre.  «  Ce  jugement  sera  celui  de  l'opinion  désintéressée.  Une 
afiTaire  que  la  moindre  imprudence  aurait  pu  rendre  dangereuse  pour 
la  paix  du  monde  a  été  réglée  dans  un  véritable  esprit  de  conciliation. 
11  faut  espérer  qu'il  n'en  restera  aucune  trace  dans  les  rapports  de 
l'Angleterre  et  de  la  Russie* 

Francis  Coarhbs. 


Le  Directeur-Gérant^ 
F.  Brunetièri. 


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LA 

CONJURATION  DE  CATILINA 


I 

LES  IPRÉUMINAIHEGf  DE  LA  CONJirRATION 


On  ne  dira  pas  qae  je  cherche  la  nouveauté;  il  n'y  a  pas  4e 
sujet,  dans  l'histoire  ancienne,  dont  on  se  soit  plus  occupé  ^que 
de  la  conjuration  de  Gatilina,  et  qui  semble  plus  rebattu.  On  en 
a*  beaucoup  usé,  4U)mme  de  tous  les  isbuvenirs  de  la  république 
romaine,  du  temps  de  notre  ^révolution  ;  Mirabeau  trouvait  môme 
parfois  qu'on  ^n^iàbu3aits(l).  Mais  ^e  n'est  pas  une  raison  de  n'y 
pas  revenir.  Outre  que  les  événemens  dont  on  a  beaucoup  parlé 
sont  précisément  ceux  dont  il  y  a  beaucoup  èi  jdire,  quand  ce  ne 
serait  que  pour  discuter  la  manière  dont  on.  les  a  jugés,  celui-là 
esttparticulièrement  curieux,  soit  par  l'intérêt'  du  drame,  soit 
paf  l'importance  des  acteurs,  et  j'ajoute  que,  malgré  l'abondance 
des  renseignemens,  il  y  reste  encore  beaucoup  d'obscurité. 

Je  ne  me  flatte  pas  de  les  dissiper  toutes  ;  on  ne  le  verra  que 
trop  dans  le  ^cours  de  ce  travail.  Il  y  en  a  pourtant  sur  les< 
pelles  il  me  semble  que  ce  que  nous  avons  vu  de  'Uos  jours 
peut  jeter  quelque  lumière.  L'homme  ne  change  qu'à  la  surface. 

(1)  «  Bh  !  Messieurs,  à  propos  d'one  ridicule  motion  du  Palais-Royal,  et  d'uue 
iosorrection  qui  n'eut  Jamais  d'importance  que,  dans  les  imaginations  faibles  ou  les 
«IttseiQs  pervers  de  quelques  hommes  de  mauvaise  foi,  vous  avez  entendu  naguère 
ces  mots  forcenés  :  «  Gatilina  est  aux  portes  de  Rome,  et  Ton  délibère  I  »  Mira- 
l>e4a,  discours  du  26  septembre  1789. 

Je  tiens  de  M.  Aulard,  qui  réunit  en  ce  moment  les  adresses  envoyées  à  la  Con- 
vention à  propos  du  9  thermidor,  que,  dans  presque  toutes,  même  dans  celles  de 
petits  vîUages,  où  le  maire  et  les  conseillers  municipaux  n'avaient  pas  fait  d'études 
elassiques,  Robespierre  est  appelé  le  Catilina  moderne. 

TOMB  xxn.  —  1905.  16 


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242  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nous  allons  souvent  demander  &  des  documens  douteux  et  loin- 
tains des  explications  sur  les  choses  antiques,  quand  il  suffirait 
de  regarder  autour  de  nous  pour  en  avoir  l'intelligence.  C'est 
bien  le  moins  que,  lorsqu'il  s'agit  d'étudier  les  révolutions  d'au- 
trefois, l'expérience  que  nous  avons  faite,  pendant  plus  d*un  siècle, 
des  mouvemens  populaires,  des  conspirations,  des  coups  d'État, 
nous  serve  à  quelque  chose  :  nous  en  avons  assez  souffert  pour 
avoir  le  droit  d'en  profiter.  Je  crois  donc  que  ces  souvenirs  nous 
feront  mieux  comprendre  ce  qui  s'est  passé  à  Rome  dans  les 
dernières-années^  du  vu^  siècle  de  la  république  (1). 

I 

Les  faits  sont  connus  :  ils  nous  ont  été  transmis  par  Jeux 
grands  écrivains,  Cicéron  et  Salluste,  qui  étaient  parfaitement 
en  mesure  d'être  bien  renseignés.  Nous  avons  de  plus  l'avantage 
que  ces  deux  témoins  n'appartiennent  pas  au  même  parti  poli- 
tique et  qu'on  peut  les  contrôler  l'un  par  l'autre. 

Cicéron  d'abord.  —  C'est  le  rôle  qu'il  a  joué  dans  la  conju- 
ration qui  en  à  fait  la  popularité.  Les  hommes  de  lettres  devaient 
être  particulièrement  flattés  qu'un  des  leurs  eût  gouverné  glo- 
rieusement son  pays,  et  que,  sans  armée,  sans  soldats,  par  sa 
parole,  il  l'eût  tiré  d'un  très  grand  danger.  C'était  une  réponse 
victorieuse  aux  dédains  qu'affectent  pour  eux  les  hommes  d'ac- 
tion, les  politiques  de  métier,  les  gens  de  guerre.  Voltaire,  qui 
trouvait  que  ce  grand  souvenir  honorait  singulièrement  toute 
la  corporation,  en  avait  fait  une  tragédie  :  Rome  sauvée,  qu'il  à 
jouée  plusieurs  fois  lui-même,  soit  sur  son  théâtre  particulier, 
soit  à  Sceaux,  chez  la  Duchesse  du  Maine,  soit  èi  Berlin,  chez 
Frédéric  II.  Il  y  représentait,  avec  un  très  grand  succès,  le  per- 
sonnage de  Cicéron,  et  Condorcet,  qui  l'y  avait  vu,  disait,  trente 
ans  plus  tard  :  «  Ceux  qui  ont  assisté  à  ce  spectacle  n'ont  pas 
oublié  le  moment  où  l'auteur  de  Rome  sauvée  s'écriait  : 

Romains,  j'aime  la  gloire  et  ne  veux  point  m'en  taire, 
avec  une  Térité  si  frappante  qu'on  ne  savait  si  ce  noble  aveu 

(1)  Pour  la  chronologie,  dans  tout  le  cours  de  ce  travail,  je  suivrai  ce  qu'on 
appelle  l'Ère  Varronienne,  qui  part  de  la  fondation  de  Rome,  qu'elle  place  en  154 
avant  Jésus-Christ.  Cicéron  fut  consul  de  Rome  en  691,  c'est-à-dire  63  ans  avant 
notre  ère. 


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LA    CONJURATION   DE   CATILINA.  243 

venait  d'échapper  à  Tâme  de  Gicéroa  qu  à  celle  de  Voltaire.  » 
Il  était  naturel  que  Gicéron,  qui  n'était  pas  modeste,  fût  plus 
convaincu  que  personne  du  mérite  de  ses  actions  et  des  services 
qu'î]  avait  rendus  à  Rome.  Il  voulait  par-dessus  tout  qu'ils  ne 
fussent  pas  oubliés.  Le  moyen  le  plus  sûr  d'en  conserver  le  sou- 
venir ne  lui  paraissait  pas,  comme  aux  Grecs,  de  bâtir  des  monu- 
mens  et  d'élever  des  statues  ;  ces  témoins  silencieux  ne  le  con- 
tentaient pas  :  il  se  fiait  davantage  à  l'histoire,  èi  l'éloquence,  & 
la  poésie  :  «  Je  n'aime,  disait-il,  que  ce  qui  fait  du  bruit.  Nihil 
mutum  me  potesi  delectare.  >y  II  s'adressa  donc  à  tous  les  gens  de 
sa  connaissance  qui  savaient  un  peu  écrire,  et  qu'il  croyait  dis- 
posés à  servir  sa  renommée,  et  il  leur  demanda  sans  fausse  honte 
de  célébrer  le  grand  consulat.  Mais,  par  une  sorte  de  fatalité,  il  se 
tronTa  qu'ils  étaient  tous  occupés  ou  prêts  ii  l'être.  Seul,  Âtticu9, 
dont  la  complaisance  était  inépuisable,  s'exécuta,  sans  satisfaire 
tOTit  à  fait  son  ami,  qui  trouva,  dans  son  œuvre,  moins  de  talent 
que  de  bonne  volonté.  Les  autres  s'en  tirèrent  avec  des  regrets 
et  des  'complimens.  Cicéron,  voyant  qu'il  n'obtenait  rien  d'eux, 
se    décida  à  se  raconter  et  à  se  célébrer  lui-même;  il  écrivit 
l'histoire  de  son  consulat,  en  vers  et  en  prose,  en  latin  et  en 
Çi^c.  Mais  les  ouvrages  qu'il  avait  composés  à  cette  occasion 
sont  perdus,  et  ce  qu'on  en  a  conservé  nous  donne  peu  de  regret 
du  reste. 

Il  est  plus  fâcheux  que  nous  n'ayons  pas  sa  correspondaQce 
pour  cette  époque.  Il  n'était  pas  alora  un  aussi  grand  personnage 
^'il  l'est  devenu  plus  tard  et  l'on  n^avait  pas  pris  l'habitude  de 
g^der  ses  lettres.  Atticus  lui-même  né  s'était  pas  encore  avisé 
^'il  ne  vivrait  dans  la  mémoire  des  hommes  que  grâce  aux 
écrits  de  son  ami,  et  que,  selon  le  -mot  d'un  ancien,  Cicéron 
IWratnerait  dans  sa  gloire.  Quand,  vers  la  fin  de  sa  vie,  il  pré- 
para la  publication  de  la  correspondance  èi  laquelle  son  nom 
^te  attaché,  il  ne  put  retrouver  que  douze  lettres  antérieures 
^691,  et  pas  un  mot  de  l'année  même  où  Cicéron  fut  consul. 
Heureusement  nous  possédons  la  plus  grande  partie  des  discours 
^(^nsulaireSy  et  surtout  les  quatre  Caiilinaires,  qui  nous  sont  par- 
venues tout  à  fait  intactes.  Ces  discours  sans  doute  ne  furent  réunis 
(pe  trois  ans  après  avoir  été  prononcés,  et  nous  ne  savons  pas 
ï^eU  changemens  a  pu  y  faire  Cicéron  en  les  publiant.  Il  n'en 
^  pas  moins  vrai  que  c'est  là  surtout  qu'il  faut  chercher  l'his- 
toire de  la  conjuration. 


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244  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  Catilina  de  Salluste,  dans  sa  petite  taille,  n'en  est  pas 
moins  le  premier  en  date  des  grands  ouvrages  historiques  que 
la  littérature  romaine  nous  a  laissés.  Aussi  est-il  naturel  qu'on 
souhaite  savoir  dans  quelles  circonstances  il  s'est  produit,  com- 
ment l'auteur  a  été  amené  à  l'écrire,  et  les  intentions  qu'il  avait 
quand  il  l'a  composé.  Ces  questions  ne  sont  pas  toutes  faciles  à 
résoudre. 

Il  me  semble  qu'on  peut  assez  exactement  préciser  de  quelle 
époque  il  est.  Comme  on  est  sûr  qu'il  n'a  pas  pu  paraître  du 
vivant  de  César,  et  qu'on  nous  dit  que  Salluste  est  mort  quatre  ans 
avant  la  bataille  d'Actium"^  il  a  dû  s'occuper  de  ses  ouvrages 
historiques  de  710  à  718,  et  s'il  a  commencé  par  le  Catilina^  ce 
qui  paraît  assez  vraisemblable,  comme  il  faut  lui  laisser  le  temps 
de  l'écrire,  il  doit  l'avoir  publié  de  712  à  713,  c'est-à-dire  immé- 
diatement après  la  bataille  de  Philippes  et  la  défaite  des  répu- 
blicains. Pour  la  première  fois  à  ce  moment,  depuis  la  mort  de 
Césa^,  il  n'y  avait  pas  d'armées  en  présence  ;  ce  n'était  plus  la 
guerre,  mais  ce  n'était  pas  la  paix  encore.  Les  temps  étaient  tou- 
jours très  sombres  ;  les  victorieux  distribuaient  à  leurs  soldats 
les  terres  des  vaincus,  et,  quand  elles  ne  suffisaient  pas,  ils  pre- 
naient aussi  les  autres.  Le  pillage  et  le  massacre  désolaient  l'Italie 
et  les  provinces;  les  chefs  des  Césariens  s'étaient  partagé  le 
monde,  mais  comme  aucun  d'eux  ne  paraissait  content  de  sa  part, 
ils  étaient  toujours  sur  le  point  d'en  venir  aux  mains.  Et  pour- 
tant il  semble  que,  malgré  ces  inquiétudes  et  ces  menaces,  on  de- 
vait sentir  comme  un  souffle  de  renouveau  dans  cette  société 
malade.  Les  guerres  civiles  avaient  brusquement  interrompu  un 
admirable  mouvement  littéraire  qui  vraisemblablement  se  serait 
développé,  si  le  temps  avait  été  plus  favorable.  En  quelques 
années,  les  lettres  romaines  avaient  produit,  entre  beaucoup 
d'autres,  Cicéron,  Lucrèce  et  Catulle.  Ils  avaient  disparu  presque 
ensemble  ;  mais  il  était  bien  probable  qu'à  la  première  éclaircie, 
l'élan  était  prêt  à  recommencer.  Dès  le  lendemain  de  Philippes, 
on  pouvait  en  saisir  quelques  signes  précurseurs.  Des  bords  du 
P6  arrivaient  les  premières  bucoliques  de  Virgile,  et  à  Rome, 
parmi  les  voix  aigres  des  mécontens,  on  distinguait  celle  d'Horace. 
C'est  vers  le  même  temps,  à  l'aurore  encore  confuse  et  trouble 
d'un  grand  siècle,  qu'on  doit  placer,  je  crois,  l'apparition  du 
Catilina. 

Salluste,  quand^  il  publia  son  premier  ouvrage,  devait  avoir 


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i^^^^ 


LA   CONJURATION   DE   CATILINA.  245 

près  de  quarante-cinq  ans.  Gomment  se  fait-il  qu'il  eût  attendu 
si  tard  pour  débuter  dans  la  littérature?  Il  s'est  chargé  lui-même 
de  nous  l'apprendre.  En  tête  du  Catilina  et  du  Jugurtha,  il  a 
placé  de  très  longs  prologues  auxquels  Quintilien  reproche  de 
n'avoir  aucun  rapport  avec  l'ouvrage  qui  les  suit.  Quand  on  les 
lit  un  peu  vite,  on  est  tenté  de  n'y  voir  qu'une  vague  leçon  de 
morale  et  une  suite  de  lieux  communs.  Mais  les  lieux  communs  ne 
sont  pas  toujours  aussi  insignifians  qu'on  pensé  ;  il  arrive  qu'on 
s'en  sert  quelquefois  pour  faire  entendre  ce  qu'on  ne  veut  pas  tout 
&  fait  dire  et  qu'on  tient  pourtant  à  laisser  deviner.  C'est  ainsi 
qpu'il  est,  je  crois,  possible  de  découvrir,  dans  toutes  ces  généra- 
le tés  de  Salluste,  l'expression  de  sentimens  personnels  et  presque 
cl  «s  confidences.  On  y  voit  d'abord  très  clairement  que  c'est  un 
c3.^sabusé,  qui  attaque  sans  pitié  tous  les  partis,  même  celui  qu'il 
aL      servi,  qui  ne  ménage  guère  plus  le  peuple  que  l'aristocratie, 
i  accuse  aussi  bien  ses  anciens  alliés  que  ses  adversaires  de  ne 
ercher  que  leur  profit  particulier  sous  le  prétexte  du  bien 
]>^«jiblic.  On  n'a  pas  de  peine  èi  saisir  la  cause  de  cette  sévérité. 
^Slle  tient  sans  aucun  doute  aux  mécomptes  qu'il  a  éprouvés 
f>^3iidant  qu'il  était  dans  les  affaires  publiques.  Deux  fois,  la  po- 
y^  ^ique  l'a  trompé.  Chassé  du  Sénat  par  des  censeurs  rigoureux, 
{^<3ur  avoir  prononcé  des  harangues  séditieuses,  pendant  les  que- 
relles de  Clodius  et  de  Milon,  et  s'être  mêlé  aux  émeutes  de  la 
r"u«,  il  y  est  rentré  quand  César  a  été  le  maître  et  par  sa  protec- 
tion. Mais  il  n'a  pas  obtenu  toutes  les  satisfactions  qu'il  espérait  : 
^près  sa  préture,  on  ne  l'a  pas  fait  consul.  Dès  lors,  il  a  trouvé 
^^   que  le  mérite  était  méconnu.  »  Désenchanté  de  la  politique, 
dans  laquelle  il  s'est  replongé  sans  succès  deux  fois  de  suite,  il 
^^  a  paru  «  qu'un  homme  a  mieux  à  faire  que  de  perdre  son 
^ps  à  saluer  le  peuple  au  Champ  de  Mars  ou  à  donner  à  dîner 
^ux  électeurs,  »  et  il  a  renoncé  pour  toujours  èi  la  vie  publique. 
Les  vieux  Romains,  quand  ils  prenaient  leur  retraite,  se  re- 
tinûent  dans  leurs  terres  ;  mais  Salluste  n'était  pas  homme  èi  se 
<^ntenter  de  la  culture  de  ses  champs  ou  du  plaisir  de  la  chasse. 
"  Ce  sont,  disait-il,  des  occupations  d'esclave.  »  Il  lui  en  fallait 
i'autres.  Ce  petit  Sabin  d'Ami  terne,  quoiqii'il  sortit  d'une  famille 
inconnue,  était  arrivé  à  Rome  avec  un  désir  immodéré  de  se 
Jaire  vite  un  nom,  de  devenir  un  homme  illustre.  «  Tous  les 
efforts  des  hommes,  nous  dit-il,  doivent  tendre  à  ne  pas  traverser 
la  vie  sans  faire  parler  d'eux;  autrement  ils  ue  diffèrent  en  rien 


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246  REVUE   DES   DEUX  3iONDES. 

des  bétes,  qui  vivent  courbées  vers  la  terre  et  asservies  à  leurs 
appétits  grossiers.  »  On.  remarque  que  ces  grands  mots  de  glorià, 
•de  famay  de  claritudo,  AHmmortalitas  reviennent  souvent  dans 
ses  prologues.  Cette  célébrité  qu'il  paraissait  souhaiter  avec  tant 
d'ardeur,  il  Tavait  demandée  d'abord  h  la  politique,  et  elle  la 
lui  avait  refusée;  mais  il  pouvait  s'adresser  ailleurs  pour 
l'atteindre.  Gomme  il  aimait  les  iettres,  il  n'ignorait  pas  «  que 
les«  arts  qui  sont  dw  Romaine  de  l'esprit  ^offrent  beaucoup  de 
moyens  d'arriver  h  la  renommée.  »  Pendant  sa  jeunesse,  îl  avait 
eu  un  moment  la  pensée  d'écrire  l'histoire  ;  il  y  revint  dans  son 
âge,  mûr.  Il  était  d*autant  plus  certain  d'y  être  vite  ^remarqué 
que  Rome  n'avait  pas  eu  encore  de  grand  historien,  et  que,  conmie 
il  le  dit  lui-même,  c<  la  postérité  ne  garde  pas  seulement  le  sou- 
venir de  ceux  qui  font  'des  actions  d'éclat,  mais  de""  ceux  aussi 
qui  les  racontent.  » 

A  l'époque  suivante,  dans  les  premières  années  du  principat 
d'Auguste,  on  vit  avec  surprise  quelques  hommes  d'État,  conmie 
PoUion  et  Messala,  qui  remontaient  par  leurs  origines  jusqu'à 
l'époque  républicaine,  après  avoir  servi  quelque  temps  le  régime 
nouveau,  se  retirer  des  affaires,  avant  que  Tâgé  ne  les  y  forçftt  : 
Peut-être  trouvaient-ils  que  la  faveur  d'un  prince  ne  pouvait 
pas  leur  offrir  ce  que  leur  aurait'  donné  'd'honneur»  et  d'éclat 
un  gouvernement  libre.  Pouf  colorer  leur  retraite  et  ne  pas 
paraître  des  mécontens,  ils  rassemblèrent  autour  d'eux  des  gens 
de  lettres,  tinrent  dans  leurs  palais  des  académias,  ouvrirent  des 
salles  de  lectures  publiques  et  demandèrent  à  la  littérature  une 
situation  que  la  politique  ieur^  refusait  our  ne  leur  faisait  pas 
assez  brillante.  C'est  Salluste  qui  leur  en^avait  donné  l'exemple. 

II 

Mais  pourquoi  Salluste,  quand  il  se  fut  décidé  à  composer  des 
livres  d'histoire,  a-t-il  été  choisir,  comme  sujet,  la  conjuration 
de  Gatilina?  On  en  a  donné  divers  motifs,  dont  plusieurs  ne  me 
paraissent  pas  très  vraisemblables. 

Gomme  il  a  passé  la  première  moitié  de  sa  vie  dans  les  affaires 
publiques,  et  qu'il  n'a  pas  eu  toujours  à  s*en  féliciter,  on  a  penséf 
qu'il  avait  des  rancunes  à  satisfaire  et  qu'il  voulait  se  venger  de 
ses  ennemis.  Mais  la  conjuration  de  Gatilina  ne  semblait  pas  de 
nature  à  lui  en  fournir  roccasion.  Sans  doute  il  ne  se  refuse  pas 


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\ 

LA    CONJURATION    DE   CATIUNA.  247  ^i 

e  plaisir  d'adresser  des  injures  au  parti  aristocratique,  qu'il   i 
n'aimait  pas;  mais  il  est  obligé  de  les  mettre  dans  la  bouche    i 
d'un  scélérat,  ce  qui  ne  leur  donne  guère  d'autorité.  A  la  ma- 
nière dont  il  dépeint  les  adversaires  des  aristocrates,  c'est-à-dire 
les  conjurés  et  leur  chef,  on  ne  peut  pas  faire  des  vœux  pour  eux; 
c'est  bien  en  réalité  le  Sénat  et  le  consul  qui  défendent  Tordre 
]>ublic  et  Ton  est  forcé,  à  quelque  opinion  qu'oq  appartienne, 
^'ètre  de  leur  côté.  Le  peuple  au  contraire  joue  un  rôle  misé- 
«•able;  il  attend  les  événemens  pour  se  déclarer,  et  se  tient  prêt 
â.  tout  détruire,  au  premier  succès  de  Gatilina.  On  ne  peut  donc         \ 
j>as  prétendre  que  le  livre  de  Salluste  soit  fait  pour  glorifier  le  \ 

fparU  populaire.  i 

Il  y  a  plus  de  vraisemblance  dans  l'hypothèse  qu'a  soutenue  ; 

Af  ommsen.  Selon  lui,  Salluste  aurait  composé  le  Catilina  pour  a 

^tallir  que  César  n'a  pas  fait  partie  de  la  conjuration.  On  l'en  | 

avait  beaucoup  accusé  et  il  faut  bien  reconnaître  que  les  appa-  [ 

rex^ces  lui  étaient  contraires.  Probablement  Salluste  ne  croyait  1 

pas  ces  accusations  fondées;  il  comptait  peut-être  que  l'inno-  ^ 

cen.ce  de  César  ressortirait  de  la  manière  dont  il  allait  raconter  ^ 

le»     faits;  mais  ce  n'est  pas  une  raison  de  penser  i[ue  ce  soit 
uixiquement  pour  le  prouver  qu'il  en  ait  entrepris  le  récit.  S'il 
avait  voulu  faire  une  véritable  apologie  de  César,  le  ton  n'en 
ser^t-il  pas  différent?  Se  serait-il  contenté,  pour  le. justifier, 
d'ouettre  son  nom  dans  la  liste  des  conjut^?  Quand  il  le  voyait 
.    attaqué  en  plein  Sénat  par  des  accusateurs  de  métier  que  soute- 
naient de  grands  personnages,  n'aurait-il  pas  cru  devoir  fournir 
^elques  explications  précises  qui  auraient  rétabli  la  vérité? 
Contre   des   attaques   formelles,  violentes,  vraisemblables,  le 
silence  ne  suffisait  pas,  il  fallait  donner  des  preuves.  On  ne 
comprendrait  pas  qu'il  ne  l'eût  fait  nulle  part  si  vraiment  il 
i^'&vait  écrit  que  pour  justifier  César  des  soupçons  qui  pesaient 
sv  lui.  J'ajoute  qu'il  ne  parait  pas,  quand  on  lit  Salluste,  qu'il 
conservé  pour  son  ancien  chef  une  affection  sans  mélange. 
On  trouve,  dans  ses  prologues,  quelques  phrases  qui  peuvent 
prtter  à  des  interprétations  malveillantes.  Par  exemple,  quand  il 
Jmène  «  ces  espèces  de  gens,  »  comme  il  les  appelle,  qui  ont 
admis  dans  le  Sénat  par  la  protection  du  dictateur,  le  re- 
he  ne  retombe-t-il  sur  celui  qui  les  y  a  introduits?  Salluste 
onvait  bon  qu'on  l'y  eût  fait  rentrer,  mais  il  aurait  voulu  y 
Qtrer  seul,  et  les  collègues  qu'on  lui  donnait  n'étaient  pas  de 


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248  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

son  goût.  Ailleurs,  je  lis  cette  réflexion  qui  donne  à  penser  : 
«  Se  faire  par  la  violence  le  maître  des  siens  et  de  son  pays, 
quelque  facilité  qu'on  en  ait  et  quelque  bien  qu'on  puisse  ac- 
complir, c'est  un  triste  rôle  (1).  »  Si  c'est  à  César  qu'il  fait  allu- 
sion, et  il  me  semble  difficile  qu'il  en  soit  autrement,  le  trait 
est  rude.  Même  ce  bel  éloge  qu'il  fait  de  lui  en  le  comparant  à 
Gaton,  au  lieu  de  lui  plaire,  risquait  de  le  blesser.  César  avait 
l'âme  généreuse;  il  a  pardonné  à  presque  tous  ses  ennemis. 
Caton  est  le  seul  qu'il  ait  franchement  détesté.  Je  crois  bien  qu'il 
lui  aurait  été  fort  déplaisant  d'être  mis  en  parallèle  avec  lui. 

Si  ce  n'est  pas  pour  défendre  César  que  Salluste  a  écrit  son 
Catilina,  n'est-il  pas  vraisemblable  que  ce  soit  pour  attaquer 
Cicéron?  Il  ne  l'aimait  pas,  nous  le  savons.  C'était  un  adversaire 
politique,  et  les  circonstances  de  sa  vie  privée  en  avaient  fait 
un  ennemi  personnel.  On  connaît  les  raisons  particulières 
qu'avait  Salluste  de  ne  pas  aimer  Mi  Ion  (2);  Cicéron,  qui  défen- 
dait Milon  avec  tant  de  dévouement,  devait  lui  être  odieux. 
Il  est  donc  naturel  de  penser  qu'il  aurait  été  fort  aise  de  trouver 
quelque  occasion  de  le  dénigrer;  —  et  certainement  il  n'a  pas  dit 
de  Cicéron  tout  le  bien  qu'en  pensait  Cicéron  lui-même  :  c'était 
difficile.  Il  faut  pourtant  reconnaître  que  sur  trois  points,  qu'il 
l'ait  ou  non  voulu,  il  lui  donne  raison,  et  ce  sont  trois  points 
essentiels.  Il  montre  que  Cicéron  n'a  pas  calomnié  Catilina,  puis- 
qu'il le  traite  plus  mal  que  lui.  Quand  il  affirme  que  jamais  Rome 
n'a  été  plus  près  de  sa  perte,  il  prouve  que  Cicéron  n'a  pas 
exagéré  le  service  qu'il  a  rendu  à  son  pays  en  le  sauvant  de  ce 
danger.  Enfin,  s'il  n'a  pas  été  toujours  juste  pour  lui,  il  nous 
permet  de  l'être;  ou  plutôt  il  nous  y  force.  Sans  doute  il  passe 
autant  qu'il  le  peut  le  nom  de  Cicéron  sous  silence;  quand  il 
raconte  les  mesures  qui  amenèrent  la  ruine  de  la  conjuration, 
il  a  le  tort  de  ne  pas  dire  toujours  que  c'est  à  son  instigation 
qu'elles  furent  prises,  mais  il  ne  dit  pas  non  plus  que  ce  soit  à 
l'instigation  d'un  autre;  et,  comme  il  n'a  pas  placé  auprès  de 
lui  quelque  personnage  d'importance  auquel  on  puisse  les  attri- 
buer, et  qu'il  Fa  laissé  tout  seul  en  face  de  Catilina,  on  est  bien 

(1)  Je  cite  le  texte  de  ce  passage  curieux  :  Vi  quidem  regere  patriam  et  parentes, 
quanquam  et  possis  et  delicta  corrigas,  importunum  est.  Jug.  5. 

(2)  Milon  avait  épousé  la  Ûlle  de  Sylia,  qui  était  fort  galante.  Ayant  surpris  on 
jour  Salluste  chez  iui,  au  lieu  de  le  traduire  en  justice,  il  lui  donna  les  étrivières 
et  le  rançonna.  L'affaire  ût  beaucoup  de  bruit  à  Rome.  On  en  riait  encore  du 
temps  d'Horace. 


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LA   CONJURATION  DE  CATltlNA. 


249 


réduit  à  croire  ou  que  les  choses  ont  marché  d'elles-mêmes  et  par 
une  sorte  de  hasard  providentiel,  ou  que  c'est  véritablement 
Cicéron  qui  a  tout  conduit.  Assurément  le  livre,  tel  qu'il  est, 
n'était  pas  pour  satisfaire  le  vaniteux  consul,  et  il  n  y  a  pas  de 
doute  que,  s'il  avait  pu  le  connaître,  il  en  eût  été  fort  irrité  ; 
mais  il  aurait  eu  tort.  En  somme,  cet  ouvrage  d'un  ennemi  lui 
est  plus  favorable  que  ne  le  seraient  toutes  les  flatteries  et  tous 
les  mensonges  qu'il  mendiait  des  poètes  et  des  historiens  de  sa 
connaissance.  Sa  figure  en  sort  grandie,  et  Salluste  aurait  été 
véritablement  un  sot,  si,  quand  il  voulait  attaquer  la  mémoire 
de  Cicéron,  il  avait  fourni  des  armes  pour  la  défendre. 

Ôa  voit  que  les  raisons  de  composer  le  Catilina  qu'on  a 
prêtées  à  Salluste  sont  assez  peu  satisfaisantes.  Pourquoi  donc 
ne  pas  s'en  tenir  à  celle  qu'il  nous  donne  lui-môme?  S'il  a 
raconté  cet  événement,  nous  dit-il,  c'est  qu'il  est  de  ceux  qui  lui 
semblent  mériter  qu'on  en  garde  la  mémoire.  N'était-ce  pas  un 
motif  suffisant  de  le  choisir?  Quand  Salluste  eut  la  pensée  de  se 
faire  historien,  un  grammairien  de  ses  amis,  Ateius  Philologus, 
se  chargea,  sans  doute  à  sa  demande,  de  composer  un  résumé 
de  l'histoire  romaine,  pour  la  remettre  toute  devant  ses  yeux  et 
hù,  donner  ainsi  le  moyen  de  choisir  les  parties  qu'il  lui  con- 
viendrait de  traiter.  Il  voulait  donc,  suivant  son  expression,  dé- 
biter l'histoire  romaine  par  morceaux,  res  gestas  populi  romani 
earptim  perscribere.Si  telle  était  son  intention  la  conjuration,  de 
Catilina  devait  être  tout  d'abord  un  sujet  de  nature  à  l'attirer.  Il 
n'était  pas  assez  lointain  pour  qu'on  en  eût  perdu  le  souvenir, 
ni  assez  rapproché  pour  qu'on  s'en  souvint  dans  le  détail.  Sal- 
Inste  en  avait  été  le  témoin,  sans  y  être  intervenu  de  sa  personne, 
ce  qui  lui  laissait  plus  de  liberté  pour  en  parler.  Il  avait  recueilli 
les  confidences  de  Crassus,  il  avait  pu  en  causer  avec  César;  il 
était  donc  bien  informé.  Mais  ce  qui  lui  convenait  surtout  dans 
ce  sujet,  c'est  qu'il  était  dramatique,  qu'il  mettait  aux  prises  des 
personnages  importans,  qu'il  lui  donnait  l'occasion  de  tracer  leur 
portrait,  de  les  faire  agir  et  parler,  de  peindre  les  mœurs  du 
temps,  toutes  choses  dans  lesquelles  il  excellait  et  dont  le  public 
était  alors  très  friand.  Il  est  donc  très  simple  que  Salluste,  qui 
cherchait  des  succès  de  lettré,  ait  préféré  le  sujet  de  Catilina  à 
on  autre  parce  qu'il  jugeait  qu'il  intéresserait  le  public  et  ferait 
lire  l'ouvrage. 

Ce  qui  achève  de  montrer  que  Salluste,  en  le  composant, 


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250  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avait  des  préoccupations  d'homme  de  lettres,  c'est  le  soin  qn'il 
a  mis  à  le  bien  écrire.  Son  style  n'est  pas  de  ceux  qu'on  apporte 
en  naissant  et  qui  sont  un  don  de  nature.  Devenu  écrivain  à  plus 
de  quarante  ans,  il  se  l'est  fait  à  lui-même  ;  on  y  sent  le  parti 
pris  et  l'effort  ;  tout  y  est  voulu  et  cherché.  On  est  surtout  frappé 
du  contraste  qu'il  présente  avec  celui  dé  Cicéron  quand  on  passe 
brusquement  de  l'un  à  l'autre.  Les  mots  d'abord  ne  sont  pas 
tout  à  fait  les  mêmes  et  pris  dans  le  même  vocabulaire.  Salluste 
en  emploie  volontiers  qui  étaient  hors  d'usage  et  qu'il  est  allé 
chercher  jusque  dans  les  livres  du  vieux  Caton.  A  côté  de  ceux- 
là,  qui  lui  paraissaient  sans  doute  donner  de  l'autorité  à  son 
langage,  il  en  introduit  de  plus  simple^,  ou  même  de  tout  à  fait 
vulgaires,  pour  avoir  l'air  d'éviter  toute  élégance  d'école.  Il 
n'était  pas  de  ceux  qui  cherchent  à  donner  de  l'importance  à  la 
pensée  par  le  choix  des  mots  qui  l'expriment.  Il  aimait,  au  con- 
traire, à  relever  les  mots  par  la  pensée,  et  c'est  en  quoi  il  me 
semble  qu'il  a  le  mieux  réussi.  Sa  phrase  aussi  est  construite 
d'une  manière  nouvelle  ;  elle  ne  ressemble  en  rien  à  la  période 
cicéronienne,  avec  ses  compartimens  symétriques.  Ce  qu'on  y 
retrouve  encore  moins,  et  qui  est  Tàme  même  du  style  de  Cicé- 
ron, c'est  le  développement,  c'est-à-dire  cette  suite  de  périodes, 
s'entralnant  Tune  l'autre  et  nous  conduisant  d'un  pas  régulier  et 
sûr  jusqu'à  l'entière  conclusion  du  raisonnement.  L'allure  de 
Salluste  est  bien  différente  ;  il  procède  par  saillies,  supprimant  les 
intermédiaires,  sous-entendant  des  idées,  quitte  à  nous  avertir 
par  une  conjonction,  5^rf,  iffitur,  etc.,  que  nous  avons  quelque 
chose  à  rétablir.  C'est  dans  ce  travail  obstiné,  minutieux  de  Sal- 
luste, pour  écrire  autrement  que  Cicéron,  qu'il  faut  chercher  la 
preuve  de  son  antipathie  contre  lui,  et  non  pas  seulement, 
comme  on  l'a  fait,  dans  quelques  phrases  peu  gracieuses  de  son 
Catilina. 

A  ce  moment,  tout  semblait  se  tourner  contre  la  mémoire  du 
grand  orateur.  Quintilien  nous  le  dit,  dans  une  belle  phrase  : 
a  Après  qu'il  eut  été  victime  de  la  proscription  des  triumvirs, 
ses  ennemis,  ses  envieux,  ses  rivaux,  ceux  aussi  qui  voulaient 
flatter  le  gouvernement  nouveau,  se  jetèrent  sur  lui  avec  d'autant 
plus  de  violence  qu'il  ne  pouvait  plus  leur  répondre.  »  Les 
amis  d'Antoine  dénaturaient  ses  actions  dans  des  pamphlets 
haineux;  PoUion,  qui,  la  veille,  se  disait  son  élève, l'injuriait  en 
plein  Forum  ;  au  Palatin,  on  se  cachait  pour  lire  ses  ouvrages  et 


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wfim^^^- 


LA   CONJURATION   DE   GATIUNA.  254 

Ton  n'osait  pas  prononcer  son  nom  (1).  Sa  royauté  de  grand^écri- 

vain  elle-même  paraissait  menacée  ;par  cette  école  attique,  qui 

Pavait  tant  inquiété  et  indigné  pendant  les  dernières  années  d^ 

sa  vie.  Salluste  se  rattache  à  cette  école,  et,  dans  la  jnesure  de 

son  génie  propre,  il  la  continue.  Son  Catilina  peut'  donc  être 

J^egardé  comme  une  sorte  4^  manifeste  littéraire  contre  CicéroA. 

^ais  on  a  \\m  qu'au  moins  on  n'y  trouvait  rien*  qui^  fût  vérita- 

l)lementde  nature  à  compromettre  sa  rencnnméede  bon  citoyen 

^t  le  souvenir  des  services,  qu'il  avait  rendus  à  son,  pays.  Au 

xnilieu  de  ce  déchaînement,  cette  modération  relative  dut  être 

:r'emarquéey  et  il  me  «parait  sûr  que  le  livre  de  Salluste,  malgré 

'toutes  ses  omissions  et  ses  atténuations  volontaires,  a  dû  servir 

à  ramener  vers  Cicéron  lopinion  publique. 

m 

Au  moment  d'aborder  son  récit,  et,  .après  avoir  dit  quelques 
fflo^  de  Catilina,  Salluste  s'avise'  qu'il  serait^utile,  pour  mieux 
cosrsniprendre  le  personnage,  de  le  placer  dans  son  milieu,  et  s'in- 
teK":K*ompant  assez  brusquement,  il  nous  présente  un  tableau  de 
Ift    société  de  cette  époque. 

Personne  ne  s'étonnera  que  ce  tableau  soit  très  noir  :  on  a  vu 

(p^'sprès  les  mésaventures  de  sa  vie  politique,  Salluste  en  voulait 

^X^^u  près  à  tout  le  monde.  La  manière  dont  ce  mécontentement 

^'^^prime  d'abord  chez  lui  n'est  pas  non  plus  pour  nous  sur- 

prejQcire.   Les    Romains  avaient  une  façon  particuUère  de  se 

pWindre  du  présent  :  elle  consistait  à  célébrer  le  passé.  L'éloge 

<iu  bon  vieux  temps,  auquel  aucun  d'eux  ne  s'est  soustrait,  était 

^>ne  des  formes  de  leur  mauvaise  humeur.  Cet  éloge  était  très 

^         naturel  sous  la  république,  qui  vivait  des  traditions  antiques; 

\  mais  il  semble  que  le  gouvernement  qui  la  renversa  et  la  rem- 

\         pUça  aurait  dû  être  porté  à  juger  le  passé  avec  plus  d'indépen- 

I         d^ce.  Il  n'en  fut  rien,  et,  avant  même  que  ce  gouvernement 

I         nouveau  se  fût  définitivement  installé  au  pouvoir,  il  avait  pris 

les  façons  de  parler  de  l'ancien.  Salluste,  ce  Césarien  de  la  veille, 

n'a  pas  de  couleurs  assez  riantes  pour  dépeindre  le  bonheur  dont 

jouissaient  les  Romains  d'autrefois  sous  le  régime  qu'il  aaidé  le 

dictateur  à  détruire.  «  En  ce  temps-là,  dit-ilj  les  mœurs  étaient 


(1)  U  nom  de  Cicéron  ne  se  troure  ni  dans  Virgile,  ni  dans  Horace. 


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252  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

honnêtes,  la  concorde  régnait  partout;  on  ne  connaissait  pas  la 
cupidité.  On  pratiquait  la  justice  et  Fhonneur,  non  pour  obéir 
aux  lois,  mais  pour  suivre  sa  nature.  Les  querelles,  les  inimitiés, 
les  haines,  on  les  gardait  pour  l'étranger  ;  les  citoyens  ne  rivali- 
saient entre  eux  que  de  vertu.  Pour  honorer  les  dieux,  ils  dépen- 
saient sans  compter  ;  chez  eux,  ils  vivaient  avec  économie  ;  ils 
étaient  fidèles  dans  leurs  amitiés.  Deux  qualités  essentielles  :  le 
courage  lorsqu'il  fallait  se  battre,  l'équité,  quand  la  paix  était 
faite,  ftôsuraient  leur  salut  particulier  et  celui  de  l'État.  » 

A  ce  tableau  d'un  passé  idéal  s'oppose  celui  d'un  fort  triste 
présent.  C'est  un  contraste  parfait  :  le  siècle  de  fer  après  l'âge 
d'or.  Cette  république,  qui  était  la  plus  belle  du  monde,  en  est 
devenue  la  plus  misérable  et  la  plus  corrompue,  ex  pulcherruma 
jfessuma  ac  flagitiosissuma  facta  est.  Pour  démontrer  qu'elle 
était  alors  en  pleine  décadence,  ce  qui  n'est  guère  contestable^  il 
s'appuie  beaucoup  plus  sur  des  considérations  morales  que  sur 
des  raisonnemens  politiques  :  on  sait  que  c'est  la  tendance  des 
historiens  anciens.  Nous  sommes  tentés  aujourd'hui  de  la  leur 
reprocher,  mab  les  gens  du  xvu*  siècle  leur  en  faisaient  au  con- 
traire beaucoup  d'éloges,  et  ils  préféraient  Salluste  à  tous  les 
autres  précisément  parce  que  c'est  celui  où  l'on  retrouve  le  plus 
ces  études  de  mœurs,  ces  peintures  de  caractères,  ces  leçons  sur 
la  conduite  de  la  vie,  ces  réflexions  piquantes  qu'on  peut  appli- 
quer à  soi-même  ou  à  ses  voisins.  Saint-Évremond  se  sent  plus 
de  goût  pour  lui  que  pour  Tacite  «  parce  qu'il  donne  autant  au 
naturel  que  l'autre  à  la  politique,  et  que  c'est  le  talent  le  plus 
éminent  d'un  historien  de  connaître  parfaitement  les  hommes.  » 
C'est  aussi  l'opinion  du  président  de  Brosses  qui  trouve  «  que 
Tacite  attribue  les  actions  de  ses  personnages  à  des  ressorts  dé- 
tournés ou  à  des  vues  imaginaires,  tandis  que  Salluste,  plus 
versé  dans  la  connaissance  du  cœur  humain,  trouve  dans  le  tem- 
pérament de  chacun  d'eux  les  principaux  mobiles  qui  le  foni^ 
presque  toujours  agir.  »  Nous  ne  sommes  plus  du  même  senti- 
ment aujourd'hui;  nous  trouvons  que  Salluste  nous  aurait 
mieux  instruits  de  l'état  de  la  république  à  ce  moment  s'il 
avait  tenu  à  se  montrer  historien  autant  que  moraliste,  et  que 
ces  deux  qualités  peuvent  se  joindre  sans  se  nuire. 

Pour  Salluste,  la  corruption  romaine  se  résume  en  deur 
mots  :  ambitio  et  avaritia^  c'est-à-dire  l'amour  du  pouvoir  et 
Tamour  de  l'argent.  «  C'est  de  là,  dit-il,  que  tout  le  mal  est 


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LA   CONJURATION   DE  CATILINA.  253 

venu,  »  En  soi  Tambîtion  ne  lui  paraît  pas  un  vice;  elle  lui 
semble  même  voisme  d'ulie  vertu.  Puisqu'il  n'était  pas  permis  à 
un  citoyen  de  se  refuser  aux  fonctions  publiques/ il  devait  lui 
être  honorable  de  les  désirer.  C'est  seulement  quand  on  veut  le 
pouvoir  à  tout  prix,  qu'on  le  cherche  par  de  mauvais  moyens, 
en  dehors  des  routes  permises,  que» l'ambition  est  criminelle,  et 
il  est  très  vrai  de  dire  qu'alors  elle  devient  une  cause  de  corrup- 
tion et  d'immoralité.  «  Elle  enseigne  à  mentir,  elle  habitue  à 
Avoir  sur  la  bouche  le  contraire  de  ce  qu'on  a  dans  le  cœur,  à 
prendre  pour  règle  de  ses  amitiés  et  de  ses  haines,  non  la  justice, 
mais  l'intérêt,  à  ne  pas  se  soucier  d'être  honnête  dans  l'àme  pourvu 
çix'on  le  paraisse,  y»  Assurément  le  tableau  est  juste;  nous  savons 
noiis  aussi  &  quoi  peut  se  laisser  entraîner  l'homme  qui  veut 
ar:«river  à  tout  prix  et  le  trouble  que  jettent  ses  artifices  et  ses 
fli^cfeaièges  dans  les  relations  de  la  société.  Mais  il  nous  semble 
qcm^^  les  effets  d'une  ambition  effrénée  sont  bien  plus  graves  dans 
la-        Tie  publique  que  dans  la  vie  privée,  et  nous  sommes  fort 
ét<:>iiiiés  que  Sallusten'en  ait  presque  pas  parlé.  Il  est  vrai  qu'afin 
d^      contenir  et  pour  ainsi  dire  d'endiguer  l'ambition  des  citoyens, 
le^    Romains  avaient  imaginé  une  institution  qui  leur  fut  très  utile 
6*    cju'ils  surent  conserver  presque  jusqu'aux  dernières  années. 
Il  ^lait  établi  qu'on  n'arrivait  chez  eux  à  la  magistrature  suprême 
î^^* après  avoir  traversé  une  série  de  magistratures  inférieures, 
s^X^arées  entre  elles  par  un  intervalle  de  deux  ans.  C'était  un 
n^oyen  de  tenir  l'ambition  en  haleine,  de  la  discipliner  sans  la 
dô^tiuire.  On  profitait  ainsi  du  ressort  qu'elle  donne  aux  âmes, 
^^    l'on  était  moins  exposé  aux  dangers  qu'elle  peut  offrir.  Â 
<^^^que  fois  un  but  plus  élevé  était  proposé  aux  convoitises  du 
c^ïididat,  et,  par  ces  satisfactions  successives,  on  l'empêchait  d'être 
^r^p  impatient.  Il  n'atteignait  le  but  que  vers   quarante-cinq 
^<^,  à  l'âge  où  les  passions  sont  moins   «dolentes,  et  quand  un 
^c^ng  exercice  du  pouvoir  en  avait  calmé  le  désir.  Il  faut  bien 
croire  que  le  moyen  était  bon,  puisque  tant  de  jeunes  gens  se 
^nt  résignés  à   gravir  ces   échelons   l'un  après  l'autre.  Nous 
savons  pourtant  qu'un  jour,  la  patience  faillit  manquer  à  l'un 
4'eux.  Il  est  vrai  que  c'était  César,  et  qu'un  ambitieux  comme 
lui  pouvait  craindre  «  d'être  trop  vieil,  s'il  attendait  la  cinquan- 
taine pour  s'amuser  à  conquérir  le  monde  (Pascal).  »  Suétone 
rapporte  que  se  trouvant  à  Gadès,  en  Espagne,  dans  le  temple 
d'Hercule,  devant  ime  statue  d'Alexandre,  on  Tentendit  gémir 


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2S4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  ce  qu'il  n'était  qu'un  simple  questeur,  à  Tâge  où  le  Macédo- 
nien avait  déjà  soumis  un  empire.  Il  eut  alors  la  pensée  de  quit- 
ter sa  province  et  de  s'en  retourner  à  Rome  pour  y  profiter  des 
occasions.  Cependant  il  n'en  fit  rien  et,  après  quelques  hésitations, 
il  se  remit  dans  le  rang  comme  les  autres.  En  somme,  pendant 
plus  de  cinq  siècles,  à  quelques  exceptions  près  qui  s'expliquent 
par  des  circonstances  extraordinaires,  la  règle  a  été  fidèlement 
suivie  ;  et  c'est  ainsi  qu'il  ne  s'est  jamais  vu,  dans  ce  pays  de 
soldats,  un  général  en  chef  de  vingt-quatre  ans,  comme  Hoche, 
ou  un  Bonaparte,  mattre  absolu  de  son  pays  à  trente  ans.  Marins, 
Ginna,  Sylla  eux-mômes,  avaient  passé  par  tous  les  degrés,  rem- 
pli toutes  les  fonctions  légales,  quand  ils  usurpèrent  le  pouvoir 
souverain.  Il  semblait  vraiment  que  cette  ambition  ne  pou- 
vait être  permise  qu'à  des  gens  qui  avaient  été  consuls.  Nous 
allons  voir,  dans  l'histoire  qui  va  suivre,  cette  sorte  de  préjugé 
opiniâtre  se  perpétuant  jusqu'au  milieu  des  révolutions  les  plus 
violentes,  et  respecté  par  des  gens  qui  se  moquent  de  tout  le 
reste.  Catilina  s'obstinera  trois  fois  de  suite,  au  risque  de  perdre 
des  occasions  favorables,  à  vouloir  être  consul.  Il  ne  croyait  pas 
possible  de  faire  autrement  que  Ton  n'avait  fait  jusque-là.  Il 
est  vrai  qu'après  avoir  reçu  cette  consécration  du  consulat,  les 
ambitieux  se  crurent  quelquefois  autorisés  à  garder  le  pouvoir, 
à  ne  plus  consulter  le  Sénat  ni  le  peuple,  à  proscrire  leurs  en- 
nemis sans  jugement,  à  s'approprier  leur  fortune.  Marins  et 
Cinna,  qui  l'essayèrent,  n^y  réussirent  que  pour  quelque  temps, 
mais  Sylla  fut  heureux  jusqu'au  bout.  Salluste  a  bien  raison  de 
dire  que  c'est  son  exemple  qui  perdit  la  république.  Dans  un 
pays  de  tradition,  conmie  était  Rome,  les  précédons  semblent 
tout  légitimer;  après  Sylia,  les  ambitieux  étaient  prêts  à  tout 
oser,  et  les  citoyens  à  tout  souffrir. 

Voilà  quelles  furent  les  suites  de  l'ambition.  L'autre  défaut 
que  Salluste  reproche  aux  Romains  de  son  temps,  l'amour  de 
l'argent,  lui  parait  avec  raison  plus  grave  encore  que  Tamour  du 
pouvoir;  mais  il  a  tort  de  prétendre  que  ce  fût  chez  eux  un  mal 
nouveau,  et  qu'il  y  ait  eu  jamais  une  époque  où  ils  n'étaient 
avides  que  de  gloire.  Ils  ont  toujours  été  fort  intéressés.  Quelques 
renseignemens,  que  les  historiens  nous  ont  conservés  par  hasard, 
nous  apprennent  que  ces  paysans,  dont  la  vie  était  si  pénible 
sur  ce  sol  maigre  et  malsain,  quand  ils  partaient  en  guerre,  espé- 
raient bien  rapporter  chez  eux  autre  chose  que  des  blessures  et 


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LA   CONJURATION   DE  GATIUNA.  255 

de  la  gloire.  Pendant  le  «iège  de  Véies,  à  T&ge  d'or  des  vertus 
romaines,  on  nous  dit  qu'une  garnison  se  laissa  prendre  parce 
qu'elle  était  sortie  de  la  ville  et  parcourait  les  environs  «  pour 
faire  on  peu  de  commerce.  »  Ce  n'est  pas  ainsi  qu'on  se  figure 
les  soldats  romains  en  campagne  ;  et  il  faut  croire  qu'ils  ne  per- 
dirent jamais  ces  habitudes,  puisque  à  la  guerre  de  Macédoine  ils 
avaient  emporté  de  Top  dans  leurs  ceintures  pour  faire  à  l'occa- 
sion quelques  trafics  avantageux.  L'aristocratie  ne  diffère  pas  en 
cela  des  paysans  et  des  soldats.  Elle  a  de  grands  mots  à  la 
bouche  :  «  Les  bas  profits  ne  conviennent  pas  à  des  sénateurs.  » 
—  <c  II  ne  faut  pas  que  les  mêmes  gens  aspirent  à  vaincre  le 
monde  et  à  l'exploiter.  »  Mais  ce  sont  des  mots  (  En  [réalité,  la 
préoccupation  de  la  plupart  de  ces  grands  seigneurs  est  de  faire 
rapporter  à  leur  argent  le  plus  qu'ils  peuvent.  Ils  prêtent  à  gros 
intérêts  à  leurs  voisins,  de  petits  propriétaires  qui,  ayant  servi 
leur  pays  contre  les  Volsques  et  les  Hemiques,  n'ont  pu  ense- 
mencer leur  champ  à  l'automne,  et  se  trouvent  sans  ressources 
au  printemps  qui  suit.  La  dette  est  lourde  pour  ces  pauvres  gens, 
et  le  créancier  est  sans  pitié.  Il  fait  saisir  le  débiteur,  s'il  ne 
peut  payer,  quand  le  terme  est  venu,  il  l'enchaîne  et  l'enferme 
dans  sa  prisou  particulière,  car,  nous  dit  Tite-Live,  il  n'y  a  pas 
de  grand  domaine  qui  ne  possède  une  prison  pour  les  débiteurs 
en  retard.  La  loi  l'y  autorise  ;  elle  a  été  faite  pour  les  créanciers, 
mais  la  plèbe  a  grand'peine  à  le  souffrir  ;  c'est  le  motif  qui  la 
mit  aux  prises  pour  la  première  fois  avec  les  patriciens  et  com- 
mença cette  querelle  qui  devait  durer  plusieurs  siècles.  Songeons 
qu'il  y  avait  alors  juste  quatorze  ans  que  la  république  avait 
été  instituée;  à  quelle  époque  faut-il  donc  remonter  pour  trou- 
Ter  ce  temps  fortuné  que  célèbre  Salluste,  où  Ton  dédaignait 
l'argent?  Dès  le  premier  conflit,  les  patriciens  s'étaient  em- 
pressés de  céder  et  de  promettre  «  qu'aucun  citoyen  ne  serait 
plus  enchaîné  ni  emprisonné  pour  dettes.  »  Cette  promesse,  ils 
l'ont  renouvelée  très  souvent,  mais  ils  ne  l'ont  jamais  tenue,  et 
il  faut  bien  croire  que  cette  vieille  barbarie,  grâce  à  la  complai- 
sance générale  pour  les  usuriers,  n'a  jamais  entièrement  dis- 
parc,  puisque  Manlius,  le  lieutenant  de  Gatilina,  disait  que  ses 
compagnons  et  lui  ne  prenaient  les  armes  que  pour  échapper  à 
la  cruauté  de  leurs  créanciers,  qui,  après  leur  avoir  pris  leur 
fortune,  voulaient  encore  leur  ôter  leur  liberté.  C'est  ainsi  que 
l'aristocratie  finit  par  exproprier  la  petite  propriété  et  que  se 


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256  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

formèrent  ces  grands,  domaines,  ^qui^^tu  dire  de  Pline,  ont  perdu 
ritalie.  II.  dut  y  avoir  à  cette  ruine  d'uutres  <^uses  économiques, 
par  exemple  la  cherté  de  la  main-d'œuvre,^^i  fut  là  suite  àe 
rémigration  des  paysans  dans  les  villes,  le  bas  prix  du  blé, 
amené  par  la  concurr^ice  des  blés  étrangers.  Mais  quelle  que 
soit  Torigine  de  cette  détresse,  c'est  en  somme  par  des  dettes 
qu'elle  se  trahit,  et  il  est  impossible  de  Jire  Tite-Live  sans  (en- 
tendre, dans  toutes  lès  émeutes,  un  cri  de  misère  et  de  haine 
contre  les  créanciers  qui  se  mêle  aux  revendications  politiques.  | 
Les  petites  gens  une  foi$  ruinés  par  Taristôcratie,  l'aristo- 
cratie se  ruina  elle-même.  Salluste  faif  très,  bien  remarquer  que 
ce  fut  sa  prospérité  môme  qui  causa  sa  perte.  «  Des  gens  qui 
avaient  supporté  facilement  les  misères  et  les  périls,  traversé 
sans  faiblir  les  situations  les  plus  embarrassées  et  les  plus 
pénibles,  plièrent  sous  le  poids  du  repos^  et  de  la  fortune.  Ce 
qui  fit  leur  malheur,  c'est  ^d'avoir  obtenu  «ce  qu'ordinairement  on 
désire.  »  Us  semblent  avoir  été  pres(|ue  déconcertés  parleurs  pre- 
mières conquêtes  hors  de  ritalie;ne  sachant  trop,  ce  qu'ils  jpour- 
raient  faire  de  ces  royaumes  dont  ils  étaient  devenus  les  maîtres,  ils 
jugèrent  d'abord  plus  simple  de  les  laisser  à  leurs  anciens  sou- 
verains, après  les  avoir  rançonnés<  impitoyablement.  C'est  ainsi 
qu'ils^  imposèrent  une  contribution  de  170'  millions  au  roi  âe 
Syrie  Antiochus,  et  qu'ils  tirèrent  de  'tous  -ces  princes  vaincus 
plus  de  700  millions  de  francs.  C'était  un^  fleuve  d'or  qui  coulait 
tout  d'um  coup  sur^  l'Italie  ;  toutes  les  ^ponditions  de  la  vie  en 
furent  changées  :  on  se  trouva  riche  sans  transition  et  trop  vite. 
Et  remarquons' qu'en  même  temps  que  l'argent  affluait  à  Rome, 
l'Asie,  qui  le  lui  fournissait,  lui  donnait  les  doyens  de  le 
dépenser.  «  Prenez^  g:arde,  vdisait  Caton,  au  rdébut  des  guerres 
d'Orient,  nous  mettons^  le  pied  dans  un  pays  où  abondent  toutes 
les  excitations ^au  plaisir.  »  Les  Romains  n'y  résistèrent  pas,  et 
quand  leurs  armées  revinrent  de  ces  expéditions  fructueuses,  sol- 
dats et  officiers^ n'étaient  plus  les  mêmes.  'Tite-Live  nous  dit  que 
ce  changement  se  fit  à  la  suite  de  la  défaite  ^es  Galates  par.Mian- 
lius,  que  c'est  alors  que  pénétrèrent)  à  Bome  les  lits  dorés,  avec 
leurs-  couvertures  de  tapis  magnifiques,  les  tables  à  un  pied  et 
les  imeubles  sculptés  en  bois  précieux  ;  que  les  danseuses  et,  les 
joueuses  de  flûte  furent  introduites  dans  les  festins  ;  "(ja'on  prit 
l'habitude  de  soigner  les  repas ,  que  le  cuisinier  gagna  en  inï- 
portance  «  et  de  son  métier,  ïe  dernier  de  tous  auparavant,  fit 


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LA   CONJURATION   DE  GATILINA.  287 

un  art.  ))  Sallnste  remonte  un  peu  moins  haut;  c'est  Sylla  qu'il 
rend  responsable  de  l'effroyable  corruption  des  mœurs  de  son 
temps^  et  je  crois  qu'il  a  raison.  C'est  bien  en  effet  après  que 
Sylla  fut  revenu  de  l'Asie,  qu'il  eut  ramené  son  armée  «  de  ces 
lieux  enchanteurs,  où  elle  s'était  accoutumée  à  faire  l'amour,  à 
boire,  à  piller  les  particuliers  et  les  temples  pour  y  prendre  les 
statues,  les  tableaux,  les  vases  ciselés,  »  que  le  mal  est  à  son 
comble.  Il  a  perdu  surtout  l'aristocratie.  Chez  elle,  la  fortime, 
venue  brusquement,  a  enflammé  le  goût  de  la  dépense,  et  la 
dépense  â  vite  dévoré  la  fortune.  Il  y  eut  sans  doute  de  grands 
seigneurs  comme  Grassus,  qui  ne  cessèrent  d'accroître  leurs 
richesses  par;  des  spéculations  fructueuses.  Quelques  autres, 
coBune^  Pompée,  prenaient  des  parts,  ou,  comme  on  dirait  de 
nos  jours,  des  actions  dans  les  banques  des  fermiers  de  l'impôt 
et  s'associaient'  &  leurs  bénéfices  ;  d'autres,  encore  plus  avisés, 
comme  Brutus,  l'austère  Brutus,  se  cachant  sous  des  intermé- 
diaire complaisans,  prêtaient  leur  argent  à  48  pour  100  aux 
rois  et  aux  villes  endettées  de  l'Asie;  mais  c'étaient  des  excep- 
tions, le  plus  grand  nombre  avait  tout  perdu.  «  Â  Rome,  disait 
le-  tribun  Philippus,  il  n'y  a  pas  deux  mille  citoyens  qui  aient 
un  patrimoine.  »  Cicéron',  qui  rapporte  ce  mot,  trouve  qu'il 
était  imprudent  de  le  dire,  mais  il  n'en  conteste  pas  l'exactitude. 
Évidemment  Philippus  n'entendait  parler  que  des  fortunes  tout 
à  fait  nettes  et  liquides;  il  y  en  avait  fort  peu  qui  de  quelque 
manière  n'eussent  pas  été  entamées.  Dans  ce  nombre  de  grands 
seigneurs  obérés,  beaucoup  sans  doute  n'étaient  que  com- 
promis par*  leurs  dépenses  ou^  leur  mauvaise  gestion.  Il  leur 
restait  assez  de  biens  pour  faire  honneur  à  leurs  affaires,  mais  à 
la  condition  de  ne  pas  achever  de  s'épuiser  en  luttant  follement 
contre  une  usure  tous  les  jours  plus  lourde  avec  des  revenus  sans 
cesse  diminués.  Cicéron  leur  conseillait  de  ne  pas  se  laisser  accu* 
1er  à  la  ruine.  «  Eh  quoi!  leur  disait-il,  vous  avez  des  champs 
étendus,  des  palais,  de  l'argenterie,  de  nombreux  esclaves,  des 
objets  précieux,  des  richesses  de  toutes  sortes,  et  vous  craignez 
d'ôter  quelque  chose  à  vos  possessions  pour  l'ajouter  à  votre 
crédit I  »  Mais  il  avait  beau  dire;  ils  |ne  consentaient  à  rien 
vendre  de  leurs  domaines  pour  payer  leurs  dettes.  C'est  qu'ils 
comptaient  bien  se  libérer  à  meilleur  marché.  Les  révolutions 
leur  semblaient  un  moyen  commode  de  se  débarrasser  de  leurs 
créanciers,  et  ils  en  avaient  tant  vu  qu'ils  pouvaient  toujours 

TOMB  XXVI.  —  i905.  il 


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258  REVUE  DES   DEUX  .MONDES. 

espérer  qu'il  y  en  aurait  quelque  autre  dont  ils  profiteraient.  Ils 
étaient  donc  aux  aguets,  évitant  de  se  compronrettre  trop  tôt, 
mais  prêts  à  se  déclarer  dès  qu'on  pourrait  le  faire  sans  danger. 
Quant  à  ceux  qui  ne  possédaient  plus  rien,  ni  fortune,  ni  crédit, 
qui  n'avaient  plus  d'espoir  que  dans  l'imprévu^  on  comprend 
qu'ils  attendaient  les  événemens  avec  encore  plus  d'impatience. 
C'étaient  déjà  des  conspirateurs  ou  qui  se  préparaient  à  l'être,  et 
pourtant  ces  gens  appartenaient  presque  tous  à  des  familles 
illustres  et  portaient  des  noms  glorieux  ;  mais  réduits  à  la  mi- 
sère, forcés  de  vivre  d'expédiens,  plutôt  que  de  renoncer  à  leur 
luxe  et  à  leurs  plaisirs,  ils  étaient  prêts  à  toutes  les  hontes  et  à 
tous  lès  crimes.  Je  ne  crois  pas  qu'on  ait  jamais  vu  nulle  part 
tme  si  grande  aristocratie  qui  soit  tombée  si  bas. 

IV 

^ous  pouvons  maintenant  remettre  Catilina  dans  cette  so- 
ciété pour  laquelle  il  était  fait.  Il  nous  sera  phis  facile  de  com- 
prendre ce  que  Gicéron  et  Salluste  nous  disent  de  lui. 

La  première  fois  qu'il  en  est  question  chez  Gicéron,  c'est  dans 
une  lettre  à  Atticus,  où  il  annonce  à  son  ami  qu'il  se  propose 
de  défendre  Gatilina,  son  compétiteur,  accusé  de  concussion,  et 
laisse  entendre  que,  dans  les  élections  pour  le  consulat,  qui  sont 
prochaines,  il  songe  à  faire  campagne  avec  lui.  Il  y  eut  donc  un 
temps  oti  Gicéron  se  serait  fort  bien  accommodé  de  l'avoir  pour 
collègue;  c'est  ce  qui  est  fait  pour  nous  surprendre.  Quoi  qu'il 
en  soit,  l'affaire  manqua,  puisque,  dans  un  discours  prononcé 
devant  le  Sénat  pendant  sa  candidature,  et  dont  nous  avons  des 
fragmens,  il  attaque  son  rival  avec  violence.  Ges  attaques  sont 
reproduites  et  aggravées  dans  les  Catilinaires.  Gependant  on  a  re- 
marqué que,  dans  ces  discours  mêmes,  c'est-à-dire  au  plus  fort 
de  la  lutte,  il  tient  à  mêler  aux  invectives  les  plus  passion- 
nées contre  Gatilina  quelques  appréciations  plus  favorables. 
Dans  la  première,  la  plus  cruelle  de  toutes,  en  accusant  sa 
scélératesse,  il  loue  son  énergie.  Quand  il  se  félicite,  dans  la  se- 
conde, de  l'avoir  forcé  à  s'éloigner  de  Rome,  il  fait  remar- 
quer que  c'est  un  grand  succès,  car  lui  seul,  parmi  les  con- 
jurés, était  redoutable.  Dans  la  troisième,  l'éloge  de  l'habileté 
de  Gatilina  sert  à  mettre  en  relief  la  maladresse  de  ses  asso- 
ciés. «  On  voit  bien  qu'il  n'était  pas  avec  jeux;  ce  n'est  pas  lui 


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LA    CONJURATION   DE   CATILINA.  259 

qui  aurait  laissé  passer  l'occasion  favorable,  il  était  trop  habile 
pour  se  laisser  prendre  comme  ils  Tont  fait!  »  Mais  voici  qui  est 
plus  grave.  Cinq  ans  plus  tard,  quand  TafFaire  est  refroidie, 
Cicéron  défend  Caelius  auquel  on  reproche  d'avoir  été  trop  lié 
avec  Catilina  ;  il  l'en  excuse  en  disant  que  Gatilina  en  a  séduit 
l>ien  d'autres,  qu'il  avait  Tapparence  des  qualités  les  plus  belles, 
s'il  n'en  avait  pas  la  réalité.  «  Je'  ne  crois  pas,  dit-il,  qu'il  ait 
jamais  existé  un  prodige  pareil,  un  composé  de  passions  si 
^iiverses,  si  contraires,  et  plus  faites  pour  se  combattre.  »  Rien, 
iJans  ce  passage  du  Pro  CœliOy  ne  contredit  formellement  les 
^uîcusations  des  Catilinaires  ;  les  gens  ne  sont  pas  rares,  chez 
lesquels  un  peu  de  bien  se  mêle  à  beaucoup  de  mal.  Cependant 
cette  façon  plus  clémente  de  parler  de  lui,  cette  pai-t  plus  large 
faite  à  ses  bonnes  qualités,  pouvait  troubler  le  jugement  des 
lecteurs  de  Cicéron,  et  ils  devaient  se  demander  lequel  des  deux 
Catilina,  celui  des  Catilinaires  ou  celui  du  Pro  Cœlio ,  était  le 
véritable,  lorsque  parut  le  livre  de  Salluste.  Il  contenait  un 
poxHrait  du  personnage  qui  dut  sembler  aussitôt  le  définitif.  Il  y 
éteiit  traité  d'une  façon  plus  impitoyable  encore  que  Cicéron  ne 
l'flt^v^ait  fait  dans  ses  discours  les  plus  violens  ;  et,  comme  l'auteur 
pi^omeftait  d'être  impartial,  et  qu'il  n'avait  aucune  raison  de  ne 
P^^  l'être,  que  la  lutte  était  finie  depuis  plus  de  vingt  ans  et  les 
Passions  éteintes,  Salluste  entraîna  l'opinion  vers  la  sévérité. 
Catilina  devint  alors  pour  tout  le  monde  le  type  accompli  du 
coxi^spirateur.  Virgile  le  précipite  sans  hésiter  dans  les  enfers, 
place  auprès  de  lui  les  Furies,  et  l'attache  à  un  roc,  comme 
Pïx^méthée  : 

et  te,  CûtUinay  minad 
Pendentem  scopulo  Furiarumque  ora  tremeniemt 

Je  n'ai  aucune  intention  d'en  appeler  de  ce  jugement  ;  per^ 
^nne,  dans  l'antiquité^  ne  l'a  jamais  contesté.  Ce  qu'on  peut 
faire,  c'est  d'étudier  d'aussi  près  que  possible  les  renseignemens 
^i  nous  sont  donnés,  de  les  rapprocher,  de  les  expliquer,  et 
^'essayer  d'en  tirer,  s'il  se  peut,  une  figure  vivante. 

Salluste  a  bien  raison  de  commencer  son  portrait  de  Catilina 
^  disant  qu'il  était  d'une  noble  maison,  car  sa  naissance  peut 
servir  à  nous  faire  comprendre  son  caractère.  La  gens  Sergia,  & 
"^^elle  il  appartenait,  était,  comme  on  disait  alors,  une  famille 
^^yenne,  c'est-à-dire  qu'elle  prétendait  descendre  d'un  des  com- 


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260  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pagnons  d'Énée.  Il  comptait  un  héros  parmi  sés'^àtéiix;  son 
arrière-grand-père,  Sergius  Silus,  fut  blessé  vingt-trois  fois  pen- 
dant la  guerre  contre  Ânnibal,  et,  ayant  perdu  son  bras, .droit 
dans  une  bataille,  se  fit  faire  une  main  de  fer  et  continua  à 
combattre.  Mais  ni  cette  grande  naissance,  ni  ces  exploits  ne 
profitèrent  à  cette  branche  des  Sergii  ;  nous  savons  qu'elle  resta 
pauvre  et  qu'aucun  d'eux  ne 'parvint  dans  la  suite  au  consulat. 
Sans  doute  ils  trouvaient  qu'on  les  payait  mal  de  leurs  services, 
et  il  était  naturel  que  leur  pauvreté  et  l'oubli  où  on  les  laissait 
leur  aigrît  le  cœur  et  les  disposât  à  la  révolte.  Cependant  ils 
n'avaient  pas  perdu  leur  rang  dans  l'aristocratie  romaine.  Cati- 
lina  conservait  des  relations  étroites  avec  les  plus  grands  sei- 
gneurs. C'est  à  Lutatius  Catulus,  un  des  chefs  du  parti,  que  sa 
dernière  lettre  est  adressée,  et  il  le  traite  comme  un  ami  fami- 
lier. Au  moment  où  ses  affaires  étaient  le  plus  embarrassées,  il 
avait  une  maison  au  Palatin,  dans  le  quartier  des  nobles  et  des 
riches,  et  la  nécessité  de  vivre  avec  tous  ces  grands  person- 
nages devait  lui  rendre  sa  situation  plus  pénible.  'Certaines  pa- 
roles qui  lui  échappent  dans  les  circonstances  les  plus  graves  de 
sa  vie  montrent  qu'il  avait  gardé  tout  l'orgueil  de  sa  naissance. 
C'est  sur  elle  surtout  qu'il  s'appuie,  quand  il  est  accusé,  pour 
attester  son  innocence,  et  il  ne  souffre  pas  que  l'on  compare  un 
patricien  comme  lui  à  Gicéron,  un  citoyen  de  la  veille,  tout 
fraîchement  débarqué  de  sa  petite  ville.  Dans  cette  lettre  à 
Catulus,  dont  je  viens  de  parler,  où  il  déclare  qu'il  a  pris  les 
armes  parce  qu'on  lui  a  refusé  ce  qui  lui  était  dû,  il  emploie  ce 
mot  de  dignitas,  cher  aux  aristocrates  romains,  et  dont  César, 
un  autre  grand  seigneur  révolté,  se  sert  aussi  dans  une  circon- 
stance semblable  (1).  La  race,  chez  lui,  se  reconnaît  partout  : 
dans  ses  vices  comme  dans  ses  qualités,  il  n'y  a  rien  de  médioi^re 
et  de  mesquin.  «  C'était,  dit  Salluste,  un  esprit  vaste,  qui  mé- 
ditait sans  cesse  des  projets  excessifs,  incrpyables,  gigantesques.  » 
Qu'il  devait  mépriser  son  rival  Cicéron,  qui  lui  semblait  sans 
doute  le  type  accompli  de  l'honnête  bourgeois  I  11  y  avait  de  la. 
crânerie  dans  ses  violences  ;  il  agissait  volontiers  au  grand  jour* 
et  il  ne  lui  déplaisait  pas  de  braver  l'opinion.  Peut-être  ne  lui 
a-t-on  reproché  taiit  de  crimes  que  parce  qu'il  a  dédaigné,  par 
une  sorte  de  forfanterie,  de  prendre  la  peine  de  s'en  défendre. 

(1)  Sali.,  Cat.fZB.  Quod  statum  dignitatù  non  ohtineham,  —  César,  Bell,  civ,  h^• 
Discours  à  ses  soldats  :  ut  ejus  exiatimalionem  dignitatemque  défendant. 


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m9^ 


LA    CONJURATION    DE   CATILINA.  261 

Que  faut-il  penser  de  tous  ces  crimes  dont  on  l'accuse?  Il  y 
en  a  tant,  et  ils  sont  si  abominables,  qu  on  n'a  pu  s'empéoher  de 
concevoir  quelques  doutes  sur  leur  réalité.  On  s'est  dit  que  beau- 
coup de  ces  accusations,  celles  surtout  qui  incriminent  sa  vie 
privée,  ont  probablement  leur  origine  dans  les  procès  qu'il  a  eu 
à  soutenir.  On  sait  que  les  avocats  de  cette  époque  n'hésitaient 
guère  à  charger  les  gens   qu'ils  poursuivaient  de  crimes  imagi- 
naires. Ils  en  avaient  pris  l'habitude  dans  ces  écoles  de  déclama- 
tion, où  ils  s'exerçaient  à  l'art  de  parler.  On  leur  apprenait  à  se 
servir  de  ce  qu'on  appelait  des  couleurs^  c'est-à-dire  d'une  cer- 
taine manière  de  présenter  les  faits  les  plus  insignifians,  qui  les 
faisait  paraître  coupables,  et  même  au  besoin  à  glisser  parmi 
ces  faits    habilement    dénaturés    quelques   mensonges   utiles. 
Comme  ils  avaient  vu  ce  moyen  réussir  à  l'école,  ils  continuaient 
à  J 'employer  au  barreau.  Ils  ne  prenaient  même  pas  toujours  la 
peine  d'inventer  un  crime  nouveau,  créé  tout  exprès  pour  la  cir- 
constance et  approprié  au  personnage  ;  il  y  en  avait  qui  servaient 
ponr  toutes    les    occasions.  Quand  la  cause  semblait  un  peu 
m&igre  et  ne  fournissait  pas  assez  à  l'éloquence  de  Tavocat,  il  ne 
se   faisait  aucun  scrupule  d'y  joindre  \me  bonne  accusation  d'as- 
sassinat. «  C'était  devenu  une  habitude,  »  nous  dit  simplement 
Cio^ron  (1).  Et  par  exemple  Clodia,  qui  ne  trouvait  pas  que  ce 
fiit  assez  de  reprocher  à  Caslius,  son  amant,  d'avoir  accepté  d'elle 
de   l'argent  et  de  ne  pas  le  lui  rendre,  l'accuse  par  surcroît  d'avoir 
essayé  de  l'empoisonner.  Rappelons  à  ce  propos  que  ni  les  Grecs 
w  les  Romains  n'ont  connu  ce  que  nous  appelons  le  ministère 
public,  qui  représente  l'État,  et  qui  aurait  pu  rétablir  la  vérité. 
Tout  le  monde  était  libre  d'en  accuser  un  autre,  et  il  pouvait 
dire  contre  lui  ce  qui  lui  plaisait  ;  des  deux  côtés  la  passion  par- 
lait seule  et  pouvait  tout  se  permettre.  Ce  qui  rendait  cet  abus 
moins  grave,  c'est  qu'en  général  on  n'était  pas  dupe  de  ces  men- 
songes, on  ne  prenait  pas  à  la  lettre  ces  accusations  furibondes, 
qui  venaient  de  provoquer  de  si  beaux  mouvemens  d'éloquence, 
et  l'audace  des  avocats  était  corrigée  par  l'incrédulité  du  public. 
Cependant  cette  habitude  malsaine  pouvait  avoir  deux  dangers  : 
le  premier,  c'est  qu'à  force  de  parier  de  ces  crimes,  on  affaiblis- 
^         sait  l'horreur  qu'ils  doivent  inspirer  ;  en  affirmant  qu'ils  avaient 
él^  sonvent  commis,  on   pouvait  amener  à  les  commettre,  et 

(*)  Comuetudinis  causa.  Ailleurs  {pro  Murena^  5),  les  inventions  de  ce  genre 
™  Paraissent  un  procédé  ordinaire,  une  loi  de  l'accusation,  lex  accusatoiHa. 


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262  REVUE^  DES  DEUX  MONDES. 

vôîlè  peut-être  une  des  raisons  pour  lesquelles  ils  devinrent  si 
répandus  dans  cette  société.  L'autre  danger,  c'est  que,  dans  bien 
des  cas,  ceux  qui  avaient;  intérêt  à  croire  à  ces  accusations  (les 
tenaient  pour  vraies  sans  se  donner  la  peine  d'en  vérifier  l'exac- 
titude, et  il  â  pu  se  faire  ainsi  qu'après  avoir  ^uru  dans  le 
monde,  elles  se  soient  glissées  dans  l'histoire.  C'est  ce  qui  est 
arrivé  peut-être  pour  Gatilina,  comme  pour  l)eaucoup  d'autres. 
On  l'accuse  d'avoir  assassiné  son  leau-frère,  proWblement  par 
complaisance  pour  sa  sœur,  qui  ne  pouvait  pas  souffrir  son 
mari  ;  d'avoir  tué  sa  femme,  pour  en  prendre  une  autre  ;  son  fils, 
dans  l'intérêt  d'une  marâtre,  qui  ne  voulait  entrer  que  dans  une 
maison  vide  d'héritiers.  Tous  ces  crimes  sont  possibles  dansTétat 
où  se  trouvait  alors  la  société  romaine,  et  la  moralité  de  Gatilina 
ne  les  renâ  pas  invraisemblables  ;  mais,  comme  ils  sont  de  ceux 
que  le  public  ne  connaît  que  par  des  indiscrétions  privées  ou  des 
bavardages  malveillans,  quand  ils  n'ont  pas  été  l'objet  d'une  .en- 
quête sérieuse,  il  nous  est  aussi  difficile,  à  la  idistance  où  nous 
en  sommes,  de  les  démentir  que  de  les  affirmer.  Ce  qu'on  peut 
dire,  c'est  qu'ils  sont  fidèlement  rapportés  par  tous  les  écrivains 
anciens  qui  se  sont  occupés  de  la  conjuration. 

Mais  qu'est-il  besoin  de  nous  attarder  sur  des  faits  que  nous 
n'arriverons  jamais  à  bien  connaître  7  II  y  en  a  d'autres  qui  se 
sont  passés  au  grand  jour,  sur  tes  places  publiques,  dans  les^ 
rues  de  Rome,  et  &  propos  desquels  aucun  doute  n'est  possible. 
Ceux-là  nous  permettent  de  juger  Catilina  en  toute  sûreté  d^ 
conscience. 

Il  devait  avoir  à  peu  près  vingt-cinq  ans  lorsque  Sylla  ra- 
mena de  rOrient  ses  légions  pour  reconquérir  le  pouvoir  que 
Marins  lui  avait  ôté.  Nous  ne  sommes  pas  surpris  de  trouver 
Catilina  dans  son  parti  :  c'était  d'abord  celui  où  l'appelait  sa. 
naissance;  mais  il  avait  d'autres  raisons  de  le  choisir.  Son  père 
ne  lui  avait  laissé  qu'un  grand  nom  ;  il  devait  être  pressé  d'y 
joindre  une  fortune.  Or  personne  n'ignorait  que  Sylla  était  d'une 
libéralité  sans  mesure  pour  ceux  qui  se  dévouaient  à  le  servir.  * 
Il  s'attachait  les  officiers  et  les  soldats  qui  l'avaient  suivi  dans 
TÂsie  en  fermant  les  yeux  sur  leurs  désordres  et  leurs  rapines; 
on  revenait  toujours  riche  des  campagnes  qu'on  avait  faites  avec 
lui.  Â  Rome  et  dans  l'Italie,  les  profits  devaient  être  bien  plus 
grands  encore.  Les  guerres  civiles  sont  toujours  des  guerres 
sans  pitié,  et  Sylla  n'était  pas  d'humeur  à  épargner  ses  ennemis. 


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LA   CONJURATION   DE   CATILINA.  ^63 

Marius  du  reste  lui  en  avait  donné  l'exemple  ;  seulement»  comme 
il  était  un  homme  d'ordre,  il  procéda  avec  plus  de  régularité.  Il 
se  fit  dûment  autoriser  par  un  sénatus-consulte  à  tuer  tous  ceux 
qu'il  voudrait»  et  Catilina,  qu'il  avait  sans  doute  appris  à  con- 
naître» fut  choisi  pour  être  Tun  de  ses  exécuteurs  des  hautes 
ceuTres.  La  besogne  était  bien  payée»  ce  qui  du  reste  était  aisé 
^u  dictateur,  puisqu'il  rémunérait  les  bourreaux  avec  l'argent 
des  victimes.  Les  biens  des   proscrits  étaient  confisqués  et  de- 
^vaient  se  vendre  à  l'encan  {sub  hasta)  au  profit  de  l'État.  Mais 
on  ne  laissait  pas'  assister  tout  le  monde  aux  enchères  ;  ceux-là 
^euls  qu'on  voulait   favoriser  pouvaient  approcher  de  la  lance 
^.uprès  de  laquelle  se  tenait  le  commissaire  chargé  de  la  vente, 
on  sorte  qu'ils  avaient  ce  qui   leur  convenait  au  prix  qu'ils 
^^oulaient  donner.  C'est  ainsi,  disait-on»  que  Crassus  avait  com- 
mencé son  immense  fortune.  Catilina  dut  y  faire  aussi  dç  beaux 
bénéfices  ;  mais  il  ne  ressemblait  pas  à  Crassus»  et  l'argent  ne  lui 
tenait  guère  entre  les  mains. 

Il  méritait  bien  d'avoir  sa  part  des  dépouilles  et  s'était  fort 
«^consciencieusement  acquitté  de  la   tâche   que  Sylla  lui  avait 
donnée.  Nous  savons  les  noms  de  plusieurs  de  ses  victimes» 
<iui  appartenaient  à  des  familles  connues.  Parmi  ces  noms  se 
trouve  celui  de  Marius  Gratidianus»  originaire  d'Arpinum»  parent 
dix  grand  Marius  et  de  Cicéron.  C'était  un  personnage  si  aimé 
du  peuple  qu'on  lui  avait  élevé  des  statues  dans  certaines  places 
id  Borne  et  que  les  gens  du  quartier  leur  rendai^it  un  culte  (1). 
Condamné  à  mourir,  il  fut  traîné  devant  le  tombeau  de  Catulus 
auquel  on  voulait  offrir  une  victime  humaine.  Là»  on  lui  brisa 
^es  jambes»  on  lui  trancha  les  mains»  on  lui  arracha  les  yeux. 
'<  On  voulait,  dit  Sénèque»  le  tuer  plusieurs  fois  de  suite.  » 
"^uis,  quand  on  lui  eut  coupé  la  tête»  Catilina  la  prit  dans^ses 
oiiains  et  la  porta  toute  dégouttante  de  sang  du  Janicule  au  Pa- 
latin, où  Sylla  l'attendait.  On  pense  bien  que  cette  exécution  fit 
^d  bruit  et  qu'on  ne  l'oublia  pas.  Aussi  se  demande-t-on 
ivec  surprise  comment  il  s'est  fait  que  ce  souvenir»  qui  était 
'^té  dans  toutes  les  mémoires»  n'ait  pas  nui  davantage  à  Cati- 
^a.  11  a  conservé  jusqu'à  la  fin  d'honorables  amitiés;  il  a  été 
^didat  aux  plus  hautes  fonctions  publiques»  et  les  a  souvent 

(i)  Sa  popularité  venait  surtout  de  ce  qu'étant  préteur  il  avait  fait  un  édit  pour 
défendre  d'émettre  dès  monnaies  fourrées  dont  les  régimes  précédens  avaient 
ort  abusé. 


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2Ç4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

obtenues.  Quand  des  censeurs  un  peu  plus  sévères  que  lés  autres 
entreprirent  de  nettoyer  le  Sénat  où  beaucoup  de  gens  in- 
dignes s'étaient  gli^sés^  à  la  faveur  des  troubles  civils,  et  en  firent 
sortir  soixante-quatre  sénateurs  à  la  fois,  Gatilina  n'était  pas 
du  nombre.  Après  la  mort  du  dictateur,  sous  la  pression  de 
César,  quelques  proscripteurs  connus,  le  centurion  L.  Luscius, 
L.  Bellienus,  d'autres  encore,  qui  avaient  touché  le  prix  convenu 
pour  chaque  tête  coupée,  et  dont  on  retrouva  les  quittances  sur 
les  registres  publics,  car  tout  se  faisait  régulièrement  sous  Sylla, 
furent  poursuivis  et  condamnés  ;  il  ne  fut  pas  question  de  Gati- 
lina. C'est  seulement  un  peu  plus  tard,  quand  il  venait  d'échouer 
au  consulat,  qu'un  homme  important  du  parti  aristocratique, 
L.  Lucceius,  pensa  que  l'occasion  était  bonne  pour  le  traduire 
devant  les  tribunaux  chargés  de  punir  les  assassins  [quasstio  de 
sicartis).  L'attaque  dut  être  vive  :  Lucceius  passait  pour  un 
excellent  orateur.  Cependant  elle  ne  réussit  pas,  et  Catilina  fut 
acquitté.  Cicéron  n'y  pouvait  rien  comprendre,  quand  il  voyait 
que  des  accusés  qui  niaient  leurs  crimes  ou  tentaient  d'en  atté- 
nuer la  gravité  étaient  rigoureusement  punis,  et  qu'on  épargnait 
Catilina  qui  était  bien  forcé  d'avouer  les  siens,  puisqu'ils 
avaient  eu  Rome  entière  pour  témoin,  et  qui  sans  doute  ne 
prenait  pas  la  peine  de  s'en  excuser.  Il  faut  croire  que  c'était  son 
audace  même  qui  faisait  son  impunité.  Cette  sanglante  prome- 
nade, dont  on  se  souvenait  avec  effroi,  lui  avait  créé  une  sorte  de 
prestige,  qui  le  mettait  à  part  des  autres.  Cette  fois  encore, 
comme  il  arrive  si  souvent,  les  plus  obscurs  étaient  frappés,  et 
le  plus  grand  coupable  échappait. 

Faut-il  penser  aussi  que  ce  prestige  est  pour  quelque  chose 
dans  l'attrait  qu'éprouvaient  pour  lui  les  femmes  et  les  jeunes 
gens?  C'est  bien  possible.  Nous  aurons  à  parler  plus  tard  de 
l'appui  que  les  femmes  donnèrent  à  la  conjuration  ;  elles  ont  aussi 
tenu  une  grande  place  dans  sa  vie  privée.  Celles  qui  furent  le 
plus  intimement  liées  avec  lui  portaient  les  plus  beaux  noms  de 
Rome.  Il  y  avait  dans  le  nombre  une  vestale  qui  avait  été 
choisie,  comme  elles  l'étaient  toutes,  parmi  les  familles  les  plus 
illustres;  et,  ce  qui  rend  l'aventure  plus  piquante,  c'est  qu'elle 
était  la  propre  sœur  de  Térentia,  la  femme  de  Cicéron.  Le  cas 
était  grave  :  Catilina  avait  été  trouvé  dans  sa  chambre.  Mais 
toute  la  noblesse  de  Rome  s'intéressa  pour  elle  ;  Catôn  lui-même 
prit  sa  défense.  Pison,  qui  était  un  orateur  célèbre,  prononça  en  sa 


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LA   CONJURATION    DE    CATILINA.  265 

faveur  un  discours  qu'on  admira  beaucoup,  et  elle  fut  acquittée. 
Dans  la  vie  dissipée  qu'il  mena,  et  qui  était,  il  faut  bien  le  dire» 
celle  de  la  plupart  des  gens  de  son  temps  et  de  son  monde,  on 
nous  dit  qu'il  trompa  beaucoup  de  maris  et  fut  quelquefois 
trompé  lui-môme  (1).  Il  avait  été  l'amant  de  la  femme  d'Aure- 
lius  Orestes,  dont  il  épousa  plus  tard  la  fille,  ce  qui  fit  dire  à 
Cicéron  «  que  le  même  amour  lui  avait  fourni  à  la  fois  un  enfant 
et  une  épouse.  »  Elle  était  riche  et  belle,  mais  Salluste  ajoute, 
dans  une  de  ces  phrases  impertinentes  comme  il  sait  les  faire, 
que  quand  on  avait  parlé  de  sa  beauté  il  ne  restait  plus  rien  à 
louer  chez  elle.  Catilina  parait  l'avoir  beaucoup  aimée.  Lorsqu'il 
quitta  Rome  pour  aller  prendre  le  commandement  des  conjurés 
de  l'Étrurie,  il  écrivit  à  Q.  Gàtulus  une  lettre  qui  se  terminait 
par  ces  mots  :  «  Il  ne  me  reste  plus  qu'à  vous  recommander 
Orestilla  et  à  la  confier  à  votre  honneur.  Protégez-la  contre 
toute  injure;  je  vous  en  supplie  au  nom  de  vos  enfans.  Adieu.  » 
Tous  les  écrivains  nous  disent  l'ascendant  incroyable  qu'il 
exerçait  sur  la  jeunesse.  Cicéron  prétend  qu'il  était  pour  elle  un 
véritable  charmeur  :  juverUutis  illecebra  fuit.  On  voit  bien  par 
oii  il  devait  la  séduire  :  il  avait  les  qualités  qui  lui  plaisent  le 
plus,  l'énergie,  la  résolution,  la  bravoure,  une  hardiesse  que  rien 
ne  déconcertait.  Personne  ne  supportait  mieux  les  fatigues,  la 
soif,  les  veilles,  les  privations,  que  cet  ami  des  plaisirs  faciles! 
Rien  n'égalait  l'agrément  de  son  commerce  et  la  souplesse  de 
son  caractère;  il  s'accommodait  à  tout  le  monde  et  de  toutes  les 
circonstances;  grave  avec  les  gens  sérieux,  plaisantant  volontiers 
avec  les  enjoués,  il  était  prêt  à  tenir  tète  aux  plus  débauchés. 
Salluste  et  Cicéron  sont  d'accord  à  dire  qu'il  était  la  ressource 
de  tous  ceux  qui  avaient  fait  quelque  mauvais  coup  ou  qui 
voulaient  tenter  quelque  méchante  action.  Il  les  prenait  sous 
son  patronage  sans  jamais  s'enquérir  de  leur  passé,  et,  une  fois 
qu'il  les  avait  accueillis,  il  ne  les  abandonnait  plus.  Il  mettait  à 
leur  disposition  sa  fortune  et  son  audace,  il  fournissait  sans 
ecmipter  à  leurs  dépenses,  il  leur  procurait  des  maltresses,  il  leur 
choisissait  des  chevaux  et  des  chiens;  il  ne  se  les  attachait  pas 
seulement  par  la  solidarité  du  plaisir,  mais  par  celle  du  crime. 
Salluste  prétend  qu'il  tenait  chez  lui  une  sorte  d'école,  où  l'on 
apprenait  à  porter  de  faux  témoignages,  à  contrefaire  des  signa- 

(i)  Cum  deprehendebare  in  adulUriis,  cum  deprêhênd^bat  aduUfroi  ipiê,  Gio. 
in  Toga  cand. 


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I 


266  REVUE   DES   DEUX   MONDirS. 

tures,  à  se  débarrasser  par  tous  les  moyens  des  gens  qn! 
gênaient,  ou  même  de  temps  en  temps  de  ceux  qui  ne  gênaient 
pas,  sans  autre  motif  que  de  se  faire  la  main.  C'était  pour  Catiiina 
ime  manière  d*exercer  ses  gens  et  de  les  compromettre,  pour 
qu'une  fois  entrés  dans  la  bande  il  leur  fût  impossible  d'en 
sortir.  Ces  jeunes  gens  formaient  autour  de  lui  une  sorte  de 
garde  d'honneur,  composée  en  général  de  fils  de  famille  qui 
avaient  perdu  toute  leur  fortune,  mais  qui  conservaient  tous  leurs 
vices.  La  verve  de  Gicéron  est  intarissable  quand  il  les  dépeint 
voltigeant  sur  le  Forum  ou  assiégeant  les  alentours  du  Sénat. 
A  Ils  ruissellent  de  parfums,  ils  resplendissent  de  pourpre,  ils 
suivent  toutes  les  modes  du  jour  ;  les  uns  se  font  soigneusement 
i,  épiler,  les  autres  portent  une  barbe  abondante  et  bien  frisée;  ils 

^  sont  vêtus  de  tuniques  qui  tombent  sur  leurs  talons,  ils  ont  des 

p  manches  traînantes  (1),  leurs  toges  sont  faites  de  tissus  si  légers 

l  qu'on  dirait  des  voiles  de  femmes.  »  Ces  jolis  garçons,  si  gracieux, 

V'  si  délicats,  sont  en  même  temps  des  joueurs  et  des  mignons;  ils 

f  n'excellent  pas  seulement  à  danser  et  à  faire  l'amour,  au  besoin 

^  ils  versent  le  poison  et  manient  le  poignard.  Gicéron  témoigne 

'^  pour  eux  une  pitié  ironique,  quand  il  songe  qu'ils  vont  partir  en 

guerre  et  qu'ils  se  mettent  à  la  suite  de  Gatilina,  pour  faire  cam- 
pagne avec  lui  :  «  A  quoi  pensent  ces  malheureux  ?  Emmèn^ront^ 
ils  leurs  maîtresses  dans  leur  camp?  mais  pourraient-ils  s'en 
passer,  surtout  dans  ces  longues  nuits  d'hiver?  Et  eux-mêmes, 
comment  supporteront-ils  lés  neiges  et  les  frimas  de  l'Apennin'^ 
Se  croient-ils  en  état  de  braver  les  rigueurs  de  la  saison  parce 
qu'ils  se  sont  accoutumés  à  danser  tout  nus  dans  les  festins?  » 

Ge  tableau  nous  montre  bien  à  qui  nous  avons  affaire  :  pouf 
beaucoup  de  ces  jeunes  gens  la  conjuration  n'était  qu'un  coup  de 
main  de  viveurs  aux  abois  sous  la  conduite  d'un  ambitieux  sans 
scrupule. 


Quand  Sylla  mourut,  Gatilina  n'eut  pas  de  peine  à  voir  qu'il 
ne  laissait  pas  d'héritier,  et,  comme  il  avait  bonne  opinion  de 

(i)  Gic.  CatiLf  III,  10.  Ces  manches  étaient  un  des  signes  distinctifs  des  Jennes 
débauchés.  Virgile  reproche  &  des  gens  qui  n'étaient  pas  de  véritables  guerriers 
de  n'avoir  pas  les  bras  nus  et  dénouer  leurs  couvre -chefs  avec  des  mentonnières  : 
Et  iunicm  manicas  et  habent  rtdimieula  tniirm,  IX,  616. 


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LA   CONJURATION   DE    CATILINA.  267 

lui-même,  îl  jugea  qpi'il  pouvait  prétendre  à  la  succession.  La  si- 
nistre renommée  que  les  proscriptions  lui  avaient  faite  ne  devait 
guère  le  gêner,  puisqu'il  conçut  Tespérance  de  devenir  unv^jour 
le^  maître  de  la  république.  Il  ne  faut  pas  être  dupe  des  mots. 
Sous  le  nom  de  dictateur,  Sylla  avait  été  un  roi  véritable  :  c'est 
Cicéron  qui  le  dit  (1);  et  Catilina  aussi  visait,  comme  Sylla,  à 
la  royauté  (2).  .Mais  il  s'agissait  d'une  royauté  d'un  genre  parti- 
culier, qui  évitait  avec  soin  certaines  apparences,  qui  se  ratta-^  i 
chait  autant  que  possible  aux  institutions  républicaines,  gui 
voulait  maintenir  .tant  bien  que  mal  à  cêté  d'elle  les  anciennes 
^nagistratures  ;  d'une  royauté  viagère,  qui  ne  se  fondait  pas,  comme 
les  autres,  sur^  l'bérédité.  C'était  déjà  l'Empire  qui  s'annonçait 
^t  qu*on  pouvait:  prévoir,  car,  dans  l'histoire  de  Rome,  tout  'se 
^uit  et  se  tieiTt,  rien  ne  se  fait  par>  brusques  soubresauts,  et  les 
jrévolutions  mêmes  affectent  des  formes  régulières  et  tradition- 
jïielles. 

Mais  on  a  vu  qu'il  n'était  pas  d'usage  d'y  arriver  d'un  coup, 
et  bienfque  Catilina  eût  peu  de  répugnance  pour  les  moyens 
révolutionnaires,  il  se  soumit  à  prendre  la  longué\route  que 
tout  le  monde  avait  suivie,  et  qui,  à  travers  quelques  magistra- 
tures, menait  lentement  au  consulat.  Le  chemin  lui  prit  un  cer- 
tain nombre  d'années  pendant  lesquelles  nous  le  perdons  de  vue. 
Il  diit  faire  alors  ce  qu'il  a  toujours  fait,  ce  que  faisaient  la  plupart 
des  autres,  se  servir  des  fonctions  qu'il  remplissait  dans  l'intérêt 
de  ses  plaisirs  et  de  sa  fortune,  vivre  à  Rome  et  dans  les  pro- 
^nces  au  milieu  des  désordres,  des  débauches  et  des  aventures  ^ 
de  toute  sorte. 

En  686,  il  était  préteur,  et  l'année  suivante  on  l'envoya  gou- 
verner l'Afrique.  C'était  ime  province  riche,  et  qui  convenait  à 
tûerveille  à  un  propréteur  qui  avait  sa  fortune  à  faire  ou  à  ré- 
parer. Catilina,  comme  on  le  pense  bien,  ne  négligea  pas  de 
saisir  cette  bonne  occasion,  et  'même  il  en  profita  si  bien  que  ses 
administrés,  qu'il  avait  effrontément  pillés,  se  décidèrent  à  porter 
plainte  au.  Sénat  de  ses  exactions.  Il  quitta  la  province  en  688, 
et  dut  arriver  à  Rome  vers  le  milieu  de  l'année.  A  ce  moment, 
le  désordre  y  était  à  son  comble.  Les  élections  consulaires  pour 
l'année  suivante  avaient  donné  la  majorité  à  P.  Cornélius  Sylla 
et  à  P.  Autronius,  deux  personnages  tout  à  fait  décriés.  Ce  der- 

(1)  CSc,  De  harusp.  resp.,  25. 

[%  Sallustc,  Cat.,  5  :  Dnm  siH  regnum  pararei.. 


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268  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nier  ressemblait  beaucoup  à  Catilina,  dont  il  était  l'ami,  et  dont 
il  fut  plus  tard  le  «complice.  Il  passait  pour  un  orateur,  parce 
qu'il  avait  une  voix  forte  et  stridente,  mais  c'était  surtout  un 
bomme  d'action,  qui  ne  reculait  pas  devant  un  mauvais  coup. 
Sylla,  neveu  du  dictateur,  possédait  une  grande  fortune,  qu'il  avait 
mise  à  la  disposition  de  son  collègue,  pour  acbeter  les  voix  des 
électeurs;  mais  le  marcbé  avait  été  si  scandaleux  qu'à  peine 
l'élection  faite  elle  avait  été  déférée  aux  tribunaux  et  cassée. 
Les  deux  consuls  révoqués  furent  remplacés  par  ceux  mêmes 
qui  les  avaient  traduits  en  justice,  Aurelius  Gotta  et  Manlius 
Torquatus. 

C'est  dans  l'intervalle,  si  l'on  en  croit  Salluste,  et  pendant  la 
vacance  du  consulat,  que  Gatilina,  qui  venait  de  débarquer, 
posa  sa  candidature.  Il  pensait  sans  doute  que  cette  situation 
troublée  pourrait  lui  donner  plus  de  chances.  Mall^eureusement 
pour  lui,  les  députés  de  l'Afrique  avaient  fait  diligence,  et,  quand 
il  86  présenta  pour  faire  sa  déclaration,  la  plainte  était  déjà 
déposée.  Le  consul  en  exercice,  L.  Volcatius  TuUus,  un  peu 
embarrassé,  réunit  un  conseil  de  quelques  sénateurs  importans, 
pour  savoir  ce  qu'on  devait  faire.  Il  fut  décidé  qu'il  était  im- 
possible de  recevoir  la  déclaration  de  Gatilina  tant  que  le  pro- 
cès qui  lui  était  intenté  ne  serait  pas  jugé  [i).  C'était  ime  dé- 
ception cruelle  pour  lui,  d'autant  plus  que  les  procès  de  ce 
genre  pouvaient  durer  fort  longtemps.  Il  se  trouvait  donc  indé^ 
uniment  ajourné.  La  longue  attente  à  laquelle  il  s'était  résigné 
en  parcourant  successivement  toutes  les  magistratures  intermé- 
diaires devait  l'avoir  déjà  fort  irrité  ;  ce  nouveau  retard  lui  fit 
perdre  patience.  Du  moment  qu'il  ne  pouvait  pas  arriver  par 
les  voies  régulières,  il  n'hésita  plus  à  recourir  aux  moyens  vio- 
lens.  Sa  situation  ressemblait  assez  à  celle  d'Autronius  :  tandis 
qu'on  empêchait  l'un  de  solliciter  le  consulat  qu'il  poursuivait 
péniblement  depuis  dix  ans,  on  l'ôtait  à  l'autre  quand  il  croyait 
le  tenir.  Ils  devaient  naturellement  s'entendre  tous  les  deux 
poui*  mettre  la  main  sur  ce  qu'on  ne  voulait  pas  leur  laisser 
prendre.  Il  leur  était  facile  de  trouver  des  associés  dans  cette 
jeunesse  besogneuse  et  débauchée  qui  remplissait  Rome.  Parmi 
ceux  qu'on  recruta,  il  y  en  avait  un  surtout  qui  portait  le  plus 
beau  nom  peut-être  de  l'aristocratie  romaine,  Cn.  Galpumius 

(1)  U  semble  qu'à  cette  raison  on  en  ait  ajouté  une  autre.  Salluste  dit  qu'on 
répondit  à  Gatilina  qu'il  avait  déposé  trop  tard  sa  déclaration  de  candidature. 


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LA   CONJURATION   DE   CATILINA.  269 

Piso,  dont  Salluste  dit  «  qu'il  était  d'une  audace  extrême,  accou- 
tumé à  rintrigue,  ruiné,  et  que  sa  détresse  autant  que  sa  per- 
versité l'excitaient  k  bouleverser  la  république.  »  On  se  mit  vite 
d'accord  sur  ce  qu'il  y  avait  à  faire.  On  convint  de  tuer  les  deux 
consuls  désignés,  Gotta  et  Torquatus,  et  de  mettre  Âutronius  et 
Catilina  à  leur  place  (1).  Tout  avait  été  minutieusement  préparé, 
£t  le  succès  paraissait  si  certain,  qu'on  s'était  procuré  d'avance 
des  licteurs  pour  l'installation  des  nouveaux  magistrats.  L'affaire, 
rpii  avait  été  d'abord  fixée  aux  noues  de  décembre,  fut  ébruitée, 
C3t  l'autorité  prit  des  précautions.  Elle  fut  alors  remise  aux 
c^endes  de  janvier;  mais  cette  fois,  il  ne  s'agissait  plus  seule- 
:ment  de  tuer  les  consuls,  on  devait  y  joindre  une  partie  des 
sénateurs,  quelques-uns  disent  même  le  Sénat  tout  entier.  Catilina 
s'était  réservé  de  donner  le  signal  du  massacre.  A-t-il  eu  le: 
tort,  comme  on  l'a  dit,  de  se  trop  presser,  ou  faut-il  croire  que 
les  conjurés,  qui  manquaient  un  peu  de  zèle,  s'étaient  mis  en 
retard?  ce  qui  est  sûr,  c'est  que  lorsque  vint  le  moment  d'agir, 
ils  ne  se  trouvaient  pas  à  leur  place.  Après  ce  second  écbéc,  le 
coup  était  définitivement  manqué. 

Voilà  ce  qu'on  a  phis  tard  appelé  la  première  conjuration  de 

Catilina;  on  voit  bien  qu'elle  différait  entièrement  de  l'autre. 

D'alord,  il  n'est  pas  sûr  qu'il  y  ait  joué  le  premier  rôle  ;  il  a  des 

complices,  Autronius,  Pison,  qui  semblent  avoir  au  moins  autant 

d'importance  que  lui,  tandis  que,  dans  la  conjuration  véritable, 

ion  seulement  il  est  le  premier,  mais  on  peut  presque  dire  qu'il 

^•t  seul,  tant  les  autres  sont  effacés  et  paraissent  médiocres. 

^suite,  le  complot  ayant  échoué  avant  d'être  mis  véritablement 

1  exécution  ne  fut  connu  que  d'une  manière  très  imparfaite. 

^»eaucoup  de  bruits  coururent  que,  même  à  cette  époque,  il  ne 

at  pas  possible  de  vérifier.  Asconius  laisse  entendre ,  d'après 

icéron,  que  plusieurs  personnages  importans  en  étaient,  qui  ne 

oulaient  pas  être  connus.  Suétone  est  plus  précis;  il  affirme 

ue  César  et  Grassus  favorisaient  l'entreprise,  et  que,  si  elle  avait 

"^ussi,  Grassus  aurait  été  nommé  dictateur  et  César  maître  de  la 

ivalerie.  C'étaient  évidemment  des  bruits  fort  répandus  à  Rome; 

(1)  U  y  a  ici  quelques  contradictions.  Suétone  prétend  que  ceux  auxquels  on 
'Onlait  rendre  les  faisceaux  étaient  les  deux  consuls  qui  avaient  été  destitués, 
^Titronius  et  Sylla.  Mais  Salluste  et  Asconius  remplacent  Sylla  par  Catilina. 
ïcéron  affirme  que  Sylla,  après  sa  mésaventure,  se  tint  sur  la  réserve.  Il  s'était 
'^^Té  à  Naples,  qui  est  un  lieu  plus  fait  pour  le  plaisir  que  pour  les  complots.  Il 
"^  natarel  qu' Autronius,  que  Sylla  avait  abandonné,  l'ait  remplacé  par  Catilina. 


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270  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mais  comme  il  nous  est  impossible  aujourd'hui  d'en  vérifier 
l'exactitude,  je  crois  inutile  de  m'y  arrêter. 

Ce  qui  résulte  de  plus  sûr'  des  renseignemens  que  nous 
avons  conservés,  c'est  que  les  conjurés  n'étaient  pas  nombreux 
[pauciy  dit  Salluste)  ;  c'est  aussi  qu'ils  ne  méditaient  pas  une  ré- 
volution, mais  un  simple  guet-apens  :  ils  voulaient  tuer  quel- 
ques personnes  pour  se  mettre  à  leur  place.  Ces  crimes  préparés 
froidement,  accomplis  sans  scrupule,  par  des  gens  du  grand 
monde,  au  milieu  d'une  société  élégante,  lettrée,  qui  lisait  les 
beaux  ouvrages  des  sages  de  la  Grèce  et  se  piquait  de  savoir 
vivre,  nous  paraissent  d'abord  incompréhensibles.  Mais  comme  il 
est  impossible  de  les  nier,  il  faut  essayer  au  moins  de  s'en  rendre 
compte.  Mérimée  s'est  demandé  si  la  faute  n'en  doit  pas  être 
imputée  à  ces  spectacles  de  l'arène  qui  familiarisaient  les  gens 
dès  l'enfance  avec  la  vue  du  sang  (1);  et  il  est  bien  possible  en 
effet  qu'ils  aient  eu  ce  triste  résultat  à'ensauvager  la  nation  qui  y 
prenait  un  si  vif  plaisir.  Mais  je  crois  qu'on  y  fut  plutôt  amené 
par  une  sorte  d'assimilation  qui  se  fit  entre  les  batailles  du 
Forum  et  celles  qui  se  livrent  contre  l'étranger.  Des  deux  côtés 
c'était  la  guerre,  plus  acharnée  peut-ôtre,*plus  violente,  quand 
on  avait  des  concitoyens  en  face  de  soi.  Or,  il  est  de  règle,  chez 
les  peuples  antiques,  qu'à  la  guerre  le  vaincu  doit  mourir,  et 
que  la  victoire  confère  au  vainqueur  tous  les  droits  sur  lui.  C'est 
une  loi  que  tout  le  monde  accepte  et  contre  laquelle  celui  même 
qui  va  la  subir  ne  réclame  pas.  La  situation  des  adversaires  poli- 
tiques est  même  plus  fftcheuse  que  celle  des  ennemis  du  dehors, 
car  enfin,  quand  on  est  las  de  tuer  un  ennemi  qui  ne  résiste 
plus,  on  le  conserve  pour  en  faire  un  esclave  {servtis,  quasi  ser^ 
vatus).  Mais  comme  l'adversaire  politique,  étant  un  citoyen,  ne 
peut  pas  être  vendu,  il  faut  bien  qu'il  disparaisse,  si  Ton  ne  veut 
pas  être  exposé  à  le  retrouver  plus  tard  devant  soi.  Il  ne  reste, 
pour  s'en  débarrasser,  que  les  proscriptions,  quand  on  est  le 
maître,  ou  l'assassinat,  lorsqu'on  veut  le  devenir.  Voilà  com- 
ment les  proscriptions,  —  sous  Marins,  sous  Sylla,  sous  les 
Triumvirs,  —  sont  devenues  des  opérations  régulières,  presque 
légales,  et  pourquoi  l'assassinat  politique  a  été  pratiqué  sans 
hésitation  à  Rome  dans  tous  les  temps  et  par  tous  les  partis.  Au  . 
début  de  la  république,  les  patriciens  en  donnent  l'exemple  en 


(1)  Mérim4e,  Conjuration  de  Catilina,  p.  105. 


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LA    CONJURATION    DE   CATILINA.      ^  271 

faisant  tuer  dans  sa  maison  le  tribun  Genucius,  qui  contrariait 
leurs  desseins.  L'exemple  fut  fidèlement  suivi  dans  la  suite.  En 
654  (pour  ne  pas  remonter  trop  haut),  Saturninus,  qui  voulait 
être     tribun    du    peuple,     et    redoutait    la    concurrence    de 
Q.  Nunnius,  une  créature  des'^aristocrates,  le  fit  assassiner  par 
des  soldats  de  Marins,  son  ami,  qui  les  mit  très  volontiers  à  sa 
disposition.   L'année   suivante,  Q.  Memmius,  un  fort  honnête 
homme,  qu'on  craignait  de  voir  réussir  aux  élections  consu- 
laires, fut  tué  à  coups  de  bâton  par  une  bande  de  vauriens,  et  il 
n'en  fut  pas  autre  chose.  On  savait  qu'un  transfuge  de  la  no- 
Messe,  Drusus,  préparait  des  lois  populaires;  il  fallait  qu'il  n'eût 
pas  le  temps  de  les  faire  adopter,  et  un  soir  qu'il  renb*ait  chez 
lui,    il  fut  frappé  d'un  coup  de  poignard,  à  sa  porte,  et  alla 
tomber  dans  l'atrium,  au  pied  de  la  statue  de  son  père.  L'as- 
sassin ne  fut  jamais  retrouvé.  Enfin  Sylla,  qui  ne  voulait  pas 
que  Q.  Lucretius  Ofella,  un  de  ses  amis  pourtant,  demandât  le 
consulat,  après  l'avoir  inutilement  raisonné  pour  le  dissuader 
de   le  faire,  trouva  plus  simple  d'envoyer  Billienus,  un  de  ses 
bourreaux,   l'assassiner.  Il  me  semble  qu'après  avoir  lu  cette 
loràgue  liste,  à  laquelle  on  pourrait  beaucoup  ajouter,  on  com- 
prend mieux  la  facilité  avec  laquelle  Autronius  et  Gatilina  se 
déoidèrent  à  tuer  les  deux  consuls,  dont  ils  voulaient  la  place,  et 
même  à  y  joindre  un  certain  nombre  de  sénateurs. 

Le  complot  de  688  ne  parait  avoir  causé  à  Rome  ni  sur- 

prise,  ni  scandale  ;  ce  qui  achève  bien  de  montrer  à  quel  point 

1»  faits  de  ce  genre  éûdent  alors  communs.  Personne  ne  songea 

a  faire  une  enquête  ou  à  instituer  des  poursuites.  Le  consul 

îorquatus  ne   garda  aucune   rancune  des  dangers  qu'il   avait 

ounis.  Quand  on  l'interrogeait  sur  la  conjuration,  il  répondait 

qu'il  en  avait  bien  entendu  dire  quelque  chose,  mais  qu'il  n'en 

poyait  rien.  »  Les  conjurés  ne  cessèrent  pas  de  venir  au  Sénat, 

ont  ils  avaient  voulu  assassiner  une  partie,  et  sans  doute  on 

'^nlinua  à  leur  tendre  la  main,  comme  à  l'ordinaire.  Non  seu- 

ment  Pison  ne  fut  pas  poursuivi,  mais  on  lui  accorda  sponta- 

ément  ce  qu'il  avait  voulu  se  procurer  par  un  crime  ;  on  l'en- 

îya  comme    propréteur   en    Espagne  {quœstor  pro  prœtore). 

'était  un  moyen  de  se  débarrasser  de  lui  et  d'être  désagréable 

Pompée  dont  on  le  savait  l'ennemi.  Mais  à  son  arrivée,  il  fut 

•tté  par  les  soldats  mêmes  dont  il  venait  prendre  le  commande- 

"^ent,  ce  qui  mit  tout-  le  monde  à  l'aise. 


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272  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

Quant  à  Catilina,  il  était  toujours  sous  le  coup  du  procès  de 
malversation  que  la  province  d'Afrique  lui  avait  intenté.  Il  faut 
bien  croire  que  ce  procès  n'était  pas  encore  jugé  au  mois  àe 
juillet  689,  quand  se  firent  les  élections  consulaires,  puisqu'il  n'y 
fut  pas  candidat.  C'est  probablement  un  peu  plus  tard  que  l'affaire 
vint  devant  les  tribunaux.  Les  charges  étaient  accablantes,  mais 
il  fut  aidé  par  tout  le  monde.  Hortensius,  le  grand  orateur'  des 
aristocrates,  se  chargea  de  le  défendre.  Le  jour  du  jugement,  on 
vit  le  Forum  se  remplir  des  personnages  les  plus  honorables  qui 
venaient  rendre  témoignage  de  sa  vertu  et  de  son  désintéresse- 
ment. Le  consul  Torquatus,  que  deux  fois  de  suite  Gatilina  avait 
tenté  d'assassiner  quelques  mois  auparavant,  fit  apporter  sa 
chaise  curuleet,  revêtu  de  ses  ornemens  consulaires,  vint  attester 
par  sa  présence  et  ses  paroles  l'innocence  de  l'accusé.  Catilina 
jBLvait  pris  des  moyens  encore  plus  sûrs  pour  échapper^  à  une 
conitamnation  qui  semblait  inévitable  ;  il  avait  acheté  ses  juges, 
ce  qui  lui  coûta  très  cher.  «  Il  est  aussi  pauvre  aujourd'hui, 
disait-on  à  Rome,  que  ses  juges  l'étaient  hier.  »  Pour  plus  de 
sûreté,  et  afin  de  disposer  à  l'indulgence  le  jeune  P.  Clodius, 
son  accusateur,  il  lui  avait  aussi  donné  une  forte  somme  d'argent. 
C'est  ainsi  qu'en  ce  moment  on  trafiquait  de  tout,  que  touiâe 
payait  à  Rome  :  «  Ville  à  vendre  I  »  disait  Jugurtha,  qui  la  con- 
naissait bien. 

Gatilina  fut  absous.  Il  pouvait  donc  enfin  se  présenter  aux 
élections  du  mois  de  juillet  690  pour  être  consul  l'année  sui- 
vante. — .Maisjl  allait  y  rencontrer  Gicéron. 

Gaston  Boissier 


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w^f^m 


CENDRES 


T&OISIÈMB   PABTIB(l) 


\ 


I 


I 

Anania  Âtonzu  partit  pour  Rome  avec  un  autre  étudiant, 
Battista  Daga,  natif  de  Campidano,  dont  il  avait  tait  la  connais- 
sance à  rUniversité  de  Cagliari  ;  mais  Daga,  un  peu  plus  âgé 
q;u' Anania,  fréquentait  depuis  un  an  déjà  les  cours  de  droit  dans 
U  capitale. 

Les  deux  jeunes  gens  se  logèrent  ensemble  au  troisième  étage 
i'une  maison  immense,  sur  la  place  de  la  Consolazione,  chez  une 
^euve,  mère  de  deux  jolies  filles.  Par  économie,  ils  ne  prirent 
<pi'une  seule  chambre,  vaste  mais  un  peu  sombre,  avec  un 
carrelage  en  mauvais  état  et  ime  petite  fenêtre  ouvrant  sur  une 
conr  intérieure.  Dans  cette  chambre  unique,  une  sorte  de  para- 
fent, fabriqué  avec  une  couverture  jaune,  établissait  une  sépara- 
tion grâce  à  laquelle  chaque  locataire  était  à  peu  près  chez  lui. 
Comme  le  compartiment  le  plus  éloigné  de  la  fenêtre  était  fort 
obscur,  Daga  se  Tétait  réservé,  non  par  délicatesse,  mais  parce 
<luHl  avait  coutume  de  dormir  jusqu'à  dix  heures  du  matin  et 
ûe  voulait  pas  être  dérangé  par  la  lumière. 

La  compagnie  de  Daga,  changeant  comme  un  caméléon, 
tantôt  jovial,  tantôt  hypocondriaque,  souvent  irritable,  sou- 
vent apathique,  toujours  égoïste,  paresseux  et  gouailleur,  fut 
^  utile  à  Anania  durant  les  premières  semaines  de  son  sé- 

(1)  Voyez  la  Iteuue  du  15  février  et  du  1"  mars. 

TOM  XXVI.  —  1905.  18 


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274  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jour  dans  cette  grande  cité  inconnue.  Daga  se  plaisait  à  pro- 
mener dans  Rome  le  jeune  Sarde  sorti  pour  la  première  fois  de 
son  île.  Le  bruit  des  voitures  et  des  tramways,  la  splendeur  des      - 

lumières,  le  hurlement  rauque  et  le  passage  brutal  des  automo 

biles  étonnaient,  étourdissaient,  effrayaient  même  le  citadin  mê^ 
novice;  et  l'autre  se  moquait  de  lui,  en  homme  depuis  longtemps^^  s 
habitué  à  Tagitation  urbaine. 

Tout  d'abord,  la  Ville  éternelle,  vue  à  travers  la  fatigue  duKi^^ni 
voyage  et  Tinfluence  attristante  du  petit  logement  borgne,  in — -m- 
spira  à  Anania  une  mélancolie  presque  fébrile.  Dans  les  vieui^^r  x 
quartiers,  aux  rues  étroites,  aux  boutiques  puantes,  aux  inté —  «- 
rieurs  misérables,  avec  des  portes  qui  ressemblaient  à  des  bouches^  -^s 
de  cavernes  et  des  escaliers  qui  se  perdaient  au  fond  de  ténèbres  ^s 

lugubres,  il  se  souvenait  des  villages  sardes  et  pensait  que,  là 

bas,  les  plus  misérables  gueux  ont  au  moins  de  Pair  et  de  la  lu 
mière.  Dans  les  quartiers  neufs,  ce  qu'il  éprouvait,  c'était  plutô-    ^ 
de   l'ébahissemenf    que    de    Tadmiration;    tout   lui    paraissai  ^ 
énorme:  les  rues,  tracées  pour  des  géans;  les  maisons,  haute^^ 
comme  des  montagnes;  les  places,  larges  comme  des  tanças;  et 
rien  de  tout  cela  ne  lui  semblait  accueillant  et  hospitalier.  Mais 
Timpression  la  plus  pénible  lui  venait  de  cette  foule  indiffé- 
rente et  affairée,  au  milieu  de  laquelle  il  se  sentait  seul  comme 
dans  un  désert  :  il  se  figurait  que,  s'il  s'était  trouvé  mal  et  s'il 
avait  crié  à  l'aide,  aucun  de  ces  gens  ne  se  serait  arrêté  pour  le 
secourir  et  que  le  flot  humain  lui  aurait  passé  sur  le  corps  sans 
la  moindre  pitié. 

Et  lorsque,  fatigué  d'avoir  couru  du  Janicule  au  Pincio  et 
de  l'Esquilin  au  Vatican,  il  rentrait  dans  sa  chambre,  il  ne  pou- 
vait se  défendre  d'un  nouvel  accès  de  désolation.  Elle  était  si 
banale,  cette  chambre  nue  et  froide  qu'avaient  sans  doute  habitée 
des  générations  d'étudians,  et  qui  néanmoins  gardait  l'appa- 
rence d'un  lieu  d'étape,  d'un  abri  temporaire  que  l'on  quittera 
sans  regret,  d'un  gite  d'occasion  dont  on  ne  gardera  pas  môme 
le  souvenir!  Pour  chercher  un  peu  de  clarté,  il  s'approchait 
de  la  fenêtre.  Du  fond  de  la  cour  s'élevaient  des  murs  très  hauts, 
d'un  gris  pisseux,  troués  de  baies  irrégulières  par  où  s'échap- 
paient des  relens  de  graillon  et  des  parfums  aigres  d'oignon  frit. 
Des  fils  de  fer  étaient  tendus  le  long  des  murs,  en  travers  de  la 
cour,  et  quelques  pièces  d'un  linge  minable  y  séchaient,  étalant 
leurs  trous.  L'un  de  ces  fils  de  fer,  muni  d'anneaux  mobiles 


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CENDRE3.  275 

auxquels  pendillaient  des  bouts  de  ficelle  tortillés,  passait 
devant  la  petite  fenêtre  des  deux  étudians.  Un  soir,  tandis 
qu'Ânania  considérait  avec  un  taciturne  découragement  cette 
sorte  de  puits  sordide,  Battista  allongea  la  main,  secoua  le  fil 
de  fer  et  se  mit  à  rire. 

—  Regarde,  dit-il  à  Anania,  comme  les  anneaux  et  les  ficelles 
dansent.  Hein?  C'est  drôle! 

Ânania  regarda,  et  il  fit  observer  qu'en  effet  anneaux  et 
ficelles  avaient  des  mouvemens  de  marionnettes.  Alors  Battista, 
en  veine  de  philosophie,  s'écria  sur  un  ton  emphatique  : 

—  Tu  as  sous  les  yeux,  mon  cher,  la  symbolique  image  de 
la  vie!  Un  fil  de  fer  qui  traverse  une  cour  sale,  et  les  hommes 
qui  s'agitent  au-dessus  d'un  abtme  de  misère  et  d'ordure  ! 

—  Laisse-moi  tranquille  I  repartit  Anania,  de  mauvaise 
humeur.  Ta  philosophie  me  donne  sur  les  nerfs  ! 

D'ailleurs  ces  dispositions  nostalgiques  ne  tardèrent  pas  k 
se  dissiper.  Bientôt  Rome  se  dévoila  toute  aux  yeux  de  l'étu- 
diant, tel  un  merveilleux  panorama  qui  sort  des  brumes  ma- 
tinales ;  et  il  so  prit  à  l'aimer  si  fort  que  ce  nouvel  amour  l'em- 
portait presque  sur  celui  de  la  terre  natale.  En  outre,  il  avait 
commencé  une  vie  d'étude;  il  fréquentait  assidûment  les  cours 
de  l'Université,  les  bibliothèques,  les  musées,  les  galeries.  Cer- 
tains tableaux  le  frappaient  étrangement,  et  il  lui  semblait  qu'il 
les  avait  déjà  vus.  Où?  Quand?  Il  n'en  savait  rien.  Mais,  peu  à 
p^,  il  finit  par  découvrir  que  cette  sensation  illusoire  de  reconnu 
avait  pour  cause  la  ressemblance  de  certaines  figures  avec  des 
p^^nnes  de  son  pays.  Par  exemple,  dans  une  Madone  du  Cor- 
rège,  il  retrouva  le  visage  brun  de  la  mère  de  Bustianeddu; 
dans  un  vieillard  de  l'Espagnolet,  il  retrouva  l'évèque  de  Nuoro  ; 
dans  une  copie  du  Portrait  cCinconnu^  dont  l'original  est  à 
Venise,  il  reti'ouva,  vivante  et  parlante,  la  physionomie  sarcas- 
tique  de  Zio  Pera. 

n  pleuvait  à  verse.  Anania,  étendu  sur  son  petit  lit,  regar- 
dait machinalement  le  paravent  jaunâtre,  qui  lui  suggérait  la 
vague  idée  d'un  bas-relief  de  marbre  terni  par  une  humidité  de 
cave;  et  il  souffrait  d'un  malaise  indéfinissable,  d'un  abattement 
sans  cause  précise,  qui  l'oppressait  comme  un  mal  physique. 
Jusqu'à  présent,  il  ne  s'était  pas  encore  occupé  de  rechercher 
sa  mère  :  les  distractions  du  voyage,  la  nouveauté  de  la  rési- 


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276  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

dence,  l'ardeur  enthousiaste  avec  laquelle  il  suivait  les  cours  de 
professeurs  illustres,  tout  lui  avait  fait  oublier  momentanément 
ce  qui  toutefois,  dans  les  profondeurs  inconscientes  de  son  âme, 
demeurait  .l'objet  essentiel  de  sa  venue  à  Rome  et  la  mission 
suprême  de  sa  vi«.  Mais,  ce  jour-là,  étendu  sur  son  petit  lit, 
dans  la  pénombre,  il  se  disait  enfin  :  «  Il  faut  pourtant  que  je  mi 
décide  à  l^a  chercher  !» 

Tout  d'un  coup,  il  sentit  le  besoin  de  se  confier  à  quelqu'un,  j 
de  demander  conseil  et  assistance.  Et  à  qui  pouvait-il  s'adresser  ^-r: 
sinon  à  Daga?  Mais  il  était  fort  embarrassé  pour  entrer  en  ma..^ 

tière  et  il  s'ingéniait  à  trouver  un  adroit  détour  afin  de  provoque^ ■ 

les  questions  de  son  camarade.  «  Si  je  lui  disais  que  j'ai  besoi n 

d'alter  à  la  Questure  pour  prendre  des  informations  sur  ui^^e 
personne  de  chez  moi?...  » 

Soudain,  il  se  dressa  sur  le  coude  et  dit  : 

—  Tu  ne  dors  pas,  Battista? 

—  Non!  répondit  l'autre,  sèchement. 

—  Veux-tu  me  prêter  ton  parapluie  ? 

Il  espérait  que  Daga  lui  demanderait  où  il  voulait  all&:»*- 
Mais  celui-ci  grogna  : 

—  Ne  pourrais-tu  me  faire  le  plaisir  de  t'en  acl^eter  un? 

—  ir  faut  que  j'aille  à  la  Questure...  —  prononça  Ananî^- 
avec  lenteur. 

Et,  au  lieu  d'une  voix  fraternelle  sollicitant  affectueusement 
la  confidence  du  funeste  secret,  il  entendit  derrière  le  paravent 
une  voix  moqueuse  qui  lâchait  ce  jeu  de  mots  : 

—  Tu  veux  donc  faire  arrêter  la  pluie? 

Son  secret  lui  retomba  sur  le  cœur,  plus  amer  et  plus  lourd 
qu'auparavant.  Il  se  leva,  fit  sa  toilette,  prit  dans  le  tiroir  son 
acte  de  naissance  et  se  disposa  à  sortir. 

—  Eh  bien,  prends-le,  ce  parapluie  !  lui  cria  Daga,  en  bâil- 
lant à  se  décrocher  la  mâchoire":  Mais  n'importe,  c'est  une  idée 
bizarre   de  sortir  par  un  temps  pareil!  Où  vas-tu?  Pourquoi 

sors-tu? 

Ânania  ne  répondit  rien  :  la  question  de  Daga  venait  trop 
tard  et  elle  était  posée  sur  un  ton  qui  signifiait  trop  évidemment 
la  parfaite  indifférence  du  questionneur. 

Une  fois  dehors,  le  jeune  homme  ne  s'enquit  pas  même  de 
l'endroit  où  étaient  les  bureaux  de  la  Questure.  Il  erra  longtemps, 
au  hasard,  dans  les  rues  lavées  par  l'averse;  il  monta  une  ruelle 


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CENDRES.  277 

déserte,  passa  sous  un  arceau  malpropre^  regarda  avec  une  corn- 
j)assion  infinie  les  intérieurs  sales  et  noirs  des  petites  boutiques, 
les  figures  blêmes  d'hommes,  de  femmes  et  d'enfans  qui  s'y 
montraient,  les  charbonniers  à  l'aspect  diabolique,  les  foi'gerons 
Tougis  par  le  reflet  de  la  forge,  les  paniers  de  légumes  et  de 
fruits  pourrissant  dans  l'ombre  et  la  fange.  Il  était  ému  d'une 
immense  pitié  pour  lui-même  et  pour  les  autres;  ces  artisans duis 
leurs  taudis  lui  faisaient  l'effet  de  galériens  condamnés  k  des 
peines  plus  dures  que  celles  que  l'on  subit  aux  galères  du  Roi  : 
^^ar  le  bagne  laisse  du  moins  au  prisonnier  l'espoir  de  la  grftce 
ou  de  l'évasion  ;  mais  la  vie,  hélas  I  ne  laisse  aucun  espoir  aux 
infortunés  qu'elle  tourmente. 

Rentré  chez  lui  au  crépuscule,  il  écrivit  à  Margherita  : 
«  Je  suis  mortellement  triste  ;  j'ai  sur  le  cœur  un  poids  qui 
l'écrase. 

«  Depuis  bien  des  années,  j'aurais  voulu  et  j'aurais  dû  te  con- 
fier ce  que  je  me  décide  enfin  à  t'écrire,  en  une  soirée  morose, 
alors  que  la  pluie  fouette  ma  fenêtre  et  qu'un  lugubre  silence 
emplit  la  solitude  de  ma  chambre. 

«  Gomment  accueilleras-tu  la  révélation  que  je  vais  te  faire? 

Je  n'en  sais  rien.  Mais,  quoi  que  tu  puisses  en  penser,  n'oublie 

pas  que,  si  je  me  décide  à  accomplir  ce  que  j'ai  résolu,  il  faut 

que  j'y  sois  poussé  par  une  fatalité  inexorable,  par  un  devoir 

plus  horrible  qu'un  crime. 

«  Au  surplus,  laissons  cela.  Je  m'interdis  de  t'incliner  vers 
telle  résolution  plutôt  que  vers  telle  autre,  bien  que  ma  vie  ou 
ma  mort  dépende  de  ce  que  tu  décideras. 
«  Je  vais  donc  t'expliqu^r... 

<(  Mais  non,  c'est  impossible,  c'est  impossible!  Dès  que  je 
fanrai  dit  ce  que  j'ai  l'intention  de  faire,  tu  me  repousseras 
certainement...  Non,  non,  c'est  impossible!...  » 

Il  relut  ce  commencement  de  lettre,  en-  fut  peu  satisfait, 
essaya  pourtant  d'aller  jusqu'au  bout,  ne  put  ajouter  un  mot, 
déchira  brusquement  le  feuillet  et  se  jeta  encore  une  fois  sur 
son  lit. 

Un  jour,  il  eut  le  courage  subit  d'aller  à  la  Questure  et  de 
demander  que  l'on  recherchât  sa  mère,  Kosalia  Derios,  apparem- 
ment établie  à  Rome  depuis  douze  ou  treize  ans. 

Vers  la  fin  de  mars,  la  Questure  informa  Anania  qu'à  tel  nu- 


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719  REVUE  DE9  DEUX  MONDES. 

m^o  de  la  rue  du  SémiBatrey  dans  un  appartement  situé  au  de^ 
nier  étage,  Tivaii  une  femme  sarde  dont  le  signalement  et  les 
antécédens  répondaient  assez  bien  aux  indications  fournies  sur 
Olii  Cette  femme  s'appelait  ou  se  faisait  appeler  Maria  Obinu,  ei 
fSte  disait  être  native  de  Nuoro  ;  Me  habitait  Rome  depuis  environ 
quatorze  «is*,  elle  j  avait  d'abord  mené  une  conduite  peu  régu- 
lière; nuds,  dans  les  dernières  années^  elle  avait  honnêtement 
vécu  de  son  travail;  elle  louait  quelques  chambres  garnies  et 
tenait  ime  modeste  pension  bourgeoise,  ce  qui  lui  permettait  de 
réidiser  des  gain»  suffisans  pour  sa  subsistance  et  celle  de  sa 
vieille  bonne.  Sarde  comme  elle-même.  La  police  n'avait  pu 
savoir  autre  chose.  .-   -- 

Anania  s'émut  peu  de  ces  rraseignemens,  qui  ne  concor- 
daient qu'à  demi  avec  ce  qu'il  se  rappelait  de  l'histoire  de  sa 
mère;  et  même  il  éprouva  d'abord  une  sorte  de  soulagement  à 
se  dire  que  cette  Maria  Obinu  ne  pouvait  être  Rosalia  Derios  : 
car  cela  le  dispensait  de  pousser  plus  loin  ses  investigations,  du 
moins  pendant  le  séjour  qu'il  ferait  à  Rome. 

L'arrivée  du  printemps  contribua  encore  à  détourner  de  son 
esprit  ces  préoccupations.  L'air  était  profondément  doux  et  tiède; 
de  petits  nuages  roses  sillonnaient  le  ciel  bleu  ;  le  vent  apportait 
des  parfums  de  lilas  et  de  violettes.  Ces  parfums  de  violettes,  <5es 
nuages  roses,  cette  tiédeur  printanière  lui  rappelaient  le  pays 
natcd,  les  vastes  horizons,  les  cimes  vertes  de  TOrthobene  et  les 
cimes  neigeiTSies  du  Gennargentu.  C'était  principalement  par  les 
souvenirs  évoqués  que  ce  renouveau  le  touchait  ;  car,  à  Rome 
même,  il  lui  semblait  que  le  printemps  avait  quelque  chose  d'ar- 
tificiel et  d'excessif,  dans  cette  surabondance  de  fleurs  et  de  sen- 
teurs. La  place  d'Espagne,  ornée  comme  un  autel,  avec  son 
escalier  couvert  de  feuilles  de  rose  qu'agitait  la  brise,  le  Pincio 
avec  ses  arbres  tout  enveloppés  de  fleurs  mauves,  les  rues  em- 
baumées par  les  corbeilles  de  violettes  et  de  renoncules,  tout 
cet  étalage,  tout  ce  marché  du  printemps  lui  donnait  l'idée  d'une 
fête  banale  qui,  à  la  longue,  le  mettait  de  mauvaise  humeur. 
Le  vrai  printemps,  c'était  là-bas,  de  l'autre  côté  de  la  mer,  qu'il 
palpitait  sauvage  et  pur;  c'était  dans  les  tanças  couvertes  de 
hautes  herbes  flottantes,  au  bord  des  torrens  solitaires,  qu'il 
chantait  avec  les  oiseaux  ;  c'était  sous  les  énormes  chênes,  véné- 
rés par  les  vieux  pâtres  de  la  Barbagia,  qu'il  dormait  à  l'ombre 
des  roches  fleuries,  tandis  qu'autour  de  sa  couche  de  fougères  et 


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CENDRES. 


279 


de  pervenches  les  insectes  dorés  bourdonnaient  d'amour  et  que 
les  abeilles  extrayaient  des  églantines  le  miel  amer  :  amer  et 
doux  comme  l'âme  sarde  ! 

L'influence  du  printemps  rendait  Daga  plus  agressif  et  Anania 
plus  irascible.  En  somme,  les  deux  jeunes  gens  s^accommodaient 
mal  de  la  vie  en  commun. 

Daga  contrariait  son  camarade  de  toutes  les  façons,  lui  em- 
pruntait de  l'argent  qu'il  ne  lui  rendait  pas,  et,  par-dessus  le 
tnarché,  se  moquait  de  lui  et  affectait  de  le  considérer  comme 
vin  enfant  sans   expérience  ou  comme  un  rêveur  totalement 
étranger  aux  chosed  de  ce  monde. 

—  Nous  voyons  la  vie  sous  deux  aspects  bien  différons,  lui 
disait-il  ;  ou  plutôt,  moi,  je  la  vois,  et  toi,  tu  ne  la  vois  pas.  Je 
suis  myope,  c'est  vrai  ;  et,  pour  voir  ce  qui  m'entoure,  j'ai  be- 
soin de  fortes  lunettes  à  travers  lesquelles  les  choses  et  les 
hommes  m'apparaissent  nets,  quoique  rapetisses.  Toi,  tu  es 
myope  aussi  ;  mais  tu  ne  possèdes  pas  même  une  paire  de  be^ 
sicles,  et  tu  ne  vois  rien  du  tout. 

Ces  propos  piquaient  Ânania,  et  d'autant  plus  douloureuse- 
ment qu'au  fond  il  y  reconnaissait  une  part  de  vérité.  Â  certains 
momens,*  il  se  demandait  s'il  n'avait  pas  en  effet  un  Toile  sur  les 
yeux  et  sïl  serait  jamais  capable  de  comprendre  la  réalité  de 
Vexistence  et  de  jouer  un  rôle  actif  dans  le  monde.  Au  lieu 
de  cette  vie  puissante  qu'il  avait  rêvée,  lorsqu'il  habitait  encore 
en  Sardaigne,  et  qui,  croyait-il  alors,  s'emparerait  de  lui  dès  qu'il 
aurait  respiré  l'air  de  Rome,  il  ne  trouvait  toujours  en  lui-même 
<{U6  défiance,  chagrin,  mécontentement  du  présent  et  appréhen- 
sion de  l'avenir. 

Après  vingt  querelles  futiles  mais  irritantes,  Anania  résolut 
de  quitter  pour  toujours  la  chambre  au  paravent  jaune  et  de  s'in- 
staHer  seul  dans  une  chambrette  où  il  serait  vraiment  chez  lui. 
Alors  il  se  souvint  de  cette  Maria  Obinu,  dont  la  Questure  lui 
ft^t  indiqué  le  nom  et  l'adresse  ;  et,  puisque  cette  logeuse  était 
S^,il  pensa  qu'il  trouverait  peut-être  auprès  d'elle  une  hospi- 
Wté  agréable. 

Lorsqu'il  sonna  à  la  porte  de  l'appartement,  une  femme 
S'Vide  et  p&le,  asse:^  pauvrement  vêtue  de  noir,  vint  ouvrir  ;  et, 
^  Tapercevant,  Anania  éprouva  un  trouble  soudain  :  il  lui  sem- 
blait qu'il  avait  déjà  vu  quelque  part  cette  face  longue  et  ces 
P^dB  yeux  verdàtres. 


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280  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  Madame  Obinu?  demanda-tp-il. 

—  C'est  moi. 
Elle  lui  ât  traverser  un  vestibule  obscur  et  l'introduisit  ( 

un  petit  salon  gris,  triste,  à  peine  éclairé.  Le  jeune  homme  n'es 
fut  pas  moins  frappé  tout  de  suite  par  la  présence  de  divers 
objets  sardes,  notamment  d'une  tête  de  cerf  et  d'une  peau  de 
mouflon  atti^chées  contre  le  mur. 

I      —  Je  voudrais  une   chambre,  dit-il.  Je  suis  un  étudiant  ^l 
sarde. 

Tout  en    parlant,  il   examinait  cette  femme  de  la  tôte  ananar 
pieds.  Elle  pouvait  avoir  trente-sept  ou  trente-huit  ans  ;  elle  était- — t 
pâle,  maigre,  avec  un  long  nez  aux  ailes  presque  diaphanes      ^ 
mais  son  épaisse  chevelure  noire,  coiffée  encore  à  la  mode  sarde  ^ 
c'est-à-dire  en  tresses  compactes  fixées  sur  la  nuque,  lui  donnai  ^C: 
un  air  gracieux. 

[       —  Monsieur  est  Sarde  ?  répondit-elle  avec  aisance,  en  adres- 
sant au  jeune  honmie  un  sourire  de  sympathie.  Je  serais  d'autant 
plus  heureuse  de  vous  avoir  dans  ma  maison.  Mais,  pour  le  mo- 
ment, je  n'ai  aucune  chambre  disponible.  Si  vous  pouviez  pa- 
tienter une  quinzainede  jours,  je  vous  donnerais  la  chambre  d'une 
miss  anglaise  qui  doit  partir  à  la  fin  du  mois. 

—  Ce  retard  me  contrarie  beaucoup,  répondit-il  ;  car  je  suis 
obligé  de  quitter  sans  retard  le  logement  que  j'occupe.  Mais,  s'il 
n'y  a  pas  d'indiscrétion,  veuillez  me  faire  voir  cette  chambre  ;  et, 
dans  le  cas  où  elle  me  conviendrait,  je  chercherais  un  moyen 
pour  arranger  les  choses. 

La  chambre  de  l'Anglaise  était  dans  un  désordre  indescrip- 
tible. De  chaque  côté  du  lit,  il  y  avait  des  piles  de  livres  et 
d'objets  anciens  ;  dans  un  tub  en  caoutchouc,  une  botte  de  cassie 
embaumait  ;  sur  la  tablette  de  la  fenêtre  était  posé  un  petit  vo- 
lume de  poésies,  intitulé  Mère,  de  Giovanni  Cena.  Anania  n'était 
pas  superstitieux,  et  cependant  ce  titre  le  frappa  conmie  une 
sorte  d'avertissement.  Il  résolut  aussitôt  de  prendre  cette  chambre, 
qui  d'ailleurs  serait  confortable  et  assez  riante  lorsqu'on  y  aurait 
mis  de  l'ordre. 

—  Cette  chambre  me  plaît,  dit-il.  Mais  je  ne  sais  vraiment  que 
faire  jusqu'à  la  fin  du  mois...  En  attendant,  n'auriez-vous  pas 
quelque  cabinet  à  me  donner?...  Je  me  contenterais,  au  besoiui 
de  coucher  sur  un  divan... 

—  Vous  seriez  trop  mal. 


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CENDBES.  281 

—  N'importe.  Faites-moi  préparer  le  divan  qui  est  dans 
l'antichambre...  Une  semaine  ou  deux  passent  vite... 

Ce  soir-là,  lorsqu'il  apporta  dans  |sa  nouvelle  demeure  ses 
livres  et  sa  malle,  Maria  Obinu  lui  dit  en  souriant  : 

—  Je  ne  veux  pas  que  mon  locataire  sarde  couche  sur  un 
divan.  Je  vous  céderai  ma  chambre  jusqu'à  la  fin  du  mois. 

Il  protesta  en  vain  ;  la  malle  et  les  livres  furent  déposés  dans 
la  propre  chambre  de  Maria  Obinu,  qui  devint  pour  quinze 
jours  celle  d'Ânania. 

II 

La  chambre  de  Maria  Obinu,  étroite  et  longue,  ressemblait 
un  peu  à  une  cellule  de  noçne.  Le  long  des  murailles  grises 
était  accrochée  toute  une  série  de  tableautins  et  d'images 
pieuses;  trois  cierges  et  trois  crucifix,  une  branche  d'olivier,  un 
énorme  chapelet  de  dragées,  deux  grappes  de  médailles  bénites 
pendaient  au  chevet  du  lit  blanc,  parfumé  de  lavande  ;  une  pe- 
tite lampe  brûlait  dans  un  coin,  devant  une  image  où  les  Âmes 
da  Pui^toire,  rendues  livides  par  le  crayon  bleu  qui  les  avait 
enluminées,  priaient  au  milieu  de  flammes  que  le  crayon  rouge 
avait  rendues  sanglantes. 

Tout  en  défaisant  sa  malle,  Ânania  interrogea  la  logeuse. 
Elle  lui  dit  qu'elle  n'était  née  à  Nuoro  que  par  hasard,  durant 
un  bref  séjour  qu'y  avaient  fait  ses  parens.  Puis  elle  lui  de- 
manda s'il  désirait  que  la  lampe  des  Saintes  Ames  fût  éteinte. 

—  Non,  dit-il.  Et  vous  allez  voir  :  je  suis  dévot,  moi  aussi  ! 
Il  tira  de  sa  malle  un  sachet  d'étoffe  graisseuse,  attaché  par 

nne  chaînette  que  l'usage  avait  noircie,  et  il  le  passa  à  son  cou 
en  disant  avec  un  sourire  moqueur  : 

—  C'est  la  rezetta  de  Saint- Jean,  qui  éloigne  les  tentations. 

—  Vous  n'y  croyez  pas!  répliqua  la  femme,  sur  un  ton  qui 
parut  à  la  fois  sévère  et  triste.  Libre  à  vous;  mais  au  moins 
ne  vous  moquez  pas  d'une  chose  qui  devrait  vous  être  sacrée. 

Cette  nuit-là,  sur  son  petit^  lit  parfumé  de  lavande,  Ânania 
ht  longtemps  avant  4^  s'endormir.  Certes  il  ne  croyait  pas  en- 
core c[ue  Maria  Obinu  fût  sa  mère  ;  et  pourtant,  il  commençait 
i  le  souhaiter  un  peu.  Cette  femme,  qui  n'avait  pas  toujours 
M  un  modèle  de  vertu,  semblait  maintenant  si  sage,  si  bonne, 
û  religieuse  I  Parfois,  se  laissant  aller  à  la  fantaisie  de  son  ima- 


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282  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gination,  il  rêvait  qu'en  somme  rien  ne  s'opposait  absolument  ^^ 
ce  quelle  fût  Oli;  et  cette  pensée  lui  donnait  une  satisfactions 
singulière,  parce  qu'il  se  plaisait  à  croire  que  la  pécheresse  d^ 
jadis  était  revenue  au  bien  et  réparait  par  une  conduite  hono — 
rable  et  laborieuse  les  erreurs  de  sa  jeunesse...  Mais  n'était-iS 
pas  absurde  de  supposer  que  le  hasard  l'eût,  comme  un  SB 
magique,  amené  justement  auprès  de  sa  mère,  dans  la  chambi — 

de  sa  mère,  sur  l'oreiller  où  sa  mère   avait  dû  verser  tant  d^. 

larmes  en  se  rappelant  l'enfant  abandonné? 

Toutefois,  comme  l'imagination  est  ingénieuse  à  rendre  vra^:î. 
semblable  ce  qu'elle  souhaite,  il  trouvait  aussi  des  raisons  poui* 
admettre  que  cette  femme  pouvait  être  Oli.  D'abord,  il  y  avati/ 
indubitablement  une  certaine  ressemblance  entre  Timage  à  demi 
effacée  que  sa  mémoire  conservait  d'Oli,  et  cette  figure  longue 
et  maigre  que  les  grands  yeux  verdâtres  éclairaient  d'un  sombre 
feu  intérieur.  Et  puis,  Maria  Obinu  paraissait  avoir  l'âge  que 
devait  avoir  la  mère  d'Ânania.    Le   changement  de   nom  ne 
faisait  pas  de  difficulté  :  maintes  personnes,  pour  se  débarrasser 
d'un  passé  compromettant,  recourent  à  ce  subterfuge,  d'autant 
plus  commode  à  pratiquer  que  l'on  vit  plus  loin  de  son  pays 
natal.  Mais  ce  qui  frappait  surtout  le  jeune  homme,  c'était  la 
sympathie  extraordinaire  dont  il  avait  été  l'objet.  Maria  Obinu 
ne  lui  avait-elle  pas  cédé  spontanément  sa  propre  chambre?  Ne 
lui  avait-elle  pas  témoigné  dès  la  première  heure  une  prévenance 
Hjuasi  maternelle?  Sans  doute  elle  ne  pouvait  savoir  alors  que 
ce  visiteur  inconnu  était  son  fils;  mais  n'y  a-t-il  pas  quelque 
chose  de  vrai  dans  ce  que  les  romanciers  appellent,  d'un  nom 
vague  et  prétentieux,  la  voix  du  sang?  Et,  dans  tous  les  c&s, 
n'était-il  pas  admissible  qu'après  avoir  abandonné  autrefois  sod 
propre  fils,  la  malheureuse  femme  ne   pût  se   défendre  d'une 
tendresse  instinctive,  mélangée  de  regret  et  de  repentir,  envers  _ 
un  jeune  homme  dont  elle  ignorait  qu'elle  fût  la  mère,  mais  qui 
ravivait  pour  elle  le  souvenir  du  fils  perdu? 

«  Il  faudra  que  je  m'informe,  se  disait-il.  Je  me  ferai  ra- 
conter sa  vie...  Mais  à  quoi  bon?  Non,  ce  n'est  pas  elle!  Non,  il 
n'est  pas  possible  que  ce  soit  elle  !  Ne  m'aurait-elle  pas  reconnu 
tout  de  suite,  quand  je  lui  ai  montré  la  rezetta?  Et  aurait-elle  eu 
la  force  de  dissimuler  son  émotion?...  Est-ce  qu'elle  a  été  émue? 
Oui,  j'en  suis  sûr;  mais  je  ne  saurais  dire  avec  certitude  si  ell^ 
a  ét4  émue  par  ma  seule  incrédulité  religieuse  ou  par  quelques 


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CENDRES.  283 

autre  cause...  Au  surplus,  si  c'était  elle,  pourquoi  ne  se  serait- 
elle  pas  dévoilée  tout  de  suite?  Qu*avait-elle  à  craindre?  »  Mais, 
malgré  tous  ces  raisonnemens,  il  se  rappelait  la  première  nuit 
gull  avait  passée  à  Nuoro  et  le  baiser  furtif  que  son  père,  après 
l'avoir  impitoyablement  renié,  lui  avait  posé  sur  le  front,  dans 
le  grand  Ut  de  Zia  Tatana.  Et  il  s'attendait  presque  à  ce  que, 
d*un  moment  à  l'autre,  la  porte  s'ouvrît,  et  qu'une  ombre,  se 
glissant  dans  la  clarté  vacillante  de  la  petite  lampe,  vînt  lui 
mettre  sur  le  front  un  furtif  baiser  maternel. 

La  petite  porte  ne  s^ouvrit  pas.  Les  bruits  de  la  rue  s'affai- 
blirent; le  dernier  des  locataires  rentra;  et  bientôt  la  petite  lampe 
des  Saintes  Ames  resta  seule  à  veiller.  ' 

«  Ma  chère  Margherita, 

«  Je  reçois  ta  lettre  à  llnstant  même,  et  je  te  réponds  aussi* 
tôt.  Je  n'ai  pas  bien  ma  tète  h  moi;  ces  derniers  jours,  j*ai  pris 
Wxigt  fois  la  plume  pour  t'écrire,  sans  pouvoir  en  venir  à  boint. 
fit   cependant,  j'ai  k  te  dire  tant  de  choses! 

«  Sache  d'abord  que  j'ai  changé  de  logem^it.  Daga  devenait 
trop  hargneux;  nous  nous  disputions  sans  cesse,  et  d'ailleurs 
la  maison  était  trop  loin  de  l'Université.  Pour  Daga,  qui  manque 
la  Tuoitié  des  cours,  cela  n'a  pas  d'incr/onvénient;  mais  pour  moi, 
qtiî  n'en  manque  aucun,  c'était  fort  incommode. 

«  J'faahite  aujourd'hui  dans  une  petite  pension  bourgeoise 

««lue  par  une  dame  sarde,  très  bonne  et  très  dévote,  qui  m^a 

>tis  tout  de  suite  en  affection .  Juges-en  par  ce  détail  :  comme 

^  chambre  qui  sera  la  mienne  |est  occupée  jusqu'à  la  fin  -du 

>ois  par  une  belle  miss  anglaise,  ma  logeuse  m'a  cédé  sa  propre 

xambre! 

«  Cette  mîss  te   ressemble  d^une  façon  extraordinaire.  Et 

uimoins  je  te  supplie  de  ne  pas  être  jalouse  d'elle  :  i^  parce 

î  mon  cœur  appartient  déjà  à  une  autre  demoiselle  ;  2®  parce 

imiss  est  :fiancée;  3®  parce  qu'elle  est  folle  à  lier;  4«  parce 

elle  doit  partir  dans  huit  jours  ;  5**  parce  que  je  suis  sous  la 

ivegarde  de  toutes  Ibs  saintes  et  de  tous  les  saints  du  Paradis, 

idus  aux  murs  de  ma   chambre  provisoire,  et  qu'en  outre 

Saintes  Ames  du  Purgatoire  veillent  sur  moi,  éclairées  jour 

liuit  par  un  lumignon  qui,  je  ne  sais  comment,  me  semble 

5)  lui  aussi,  une  âme  en  peine! 


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284  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  M°'  Obinu  (c'est  le  nom  de  ma  logeuse)  a  pour  auxiliaire 
une  vieille  cuisinière  sarde,  qui  est  à  Rome  depuis  plus  de  trente^^ 
ans  et  qui  n'a  pas  encore  appris  l'italien.  Pauvre  Zia  Varvara!  - 
Elle  a  été  en  quelque  sorte  ravie  de  la  Sardaigne,  emmenées 
presque  malgré  elle  par  un  maître  impérieux,  dont  elle  avait^ 
peur.  J'ai  pitié  de  cette  petite  vieille,  noire  et  ratatinée  comme 
une  jana  (1),  qui  conserve  avec  un  soin  jaloux  le  costume  de 
son  pays  serré  au  fond  de  sa  malle,  tandis  qu'elle  porte  une 
robe   ridicule  achetée  au   Gampo  di   Fiore  (2)  et  un  chapeau 
qui   dut    appartenir  à    la  première    femme    de    Napoléon  1^ 
Grand. 

«  Je  vais  souvent  trouver  Zia  Varvara  dans  sa  cuisine  obscure 
et  surchaufiPée,  et  je  cause  avec  elle  en  dialecte.  Alors  elle 
pleure  et  me  demande  des  nouvelles  des  gens  de  son  village  ;  et 
elle  rêve  sans  cesse  de  retourner  en  Sardaigne,  quoiqu'elle  ait  une 
peur  terrible  de  la  mer,  cpi'elle  croit  toujours  furieuse  comme 
la  seule  fois  où  elle  Ta  traversée.  Elle  n'a  pas  la  moindre  connais- 
sance de  cette  ville  qu'elle  habite;  pour  elle,  Rome  est  «  un  lieu 
où  tout  est  cher,  »  un  endroit  périlleux  où  Ton  peut  mourir  d'un 
moment  à  l'autre,  écrasé  par  une  voiture.  Elle  m'a  dit  que  les 
tramways,  qui  l'effraient  beaucoup,  lui  paraissaient  semblables 
à  des  cerfs  (elle  n'a  jamais  vu  un  cerf  vivant!),  et  qu'elle  ne  va 
pas  entendre  la  messe  au  Panthéon  parce  que,  dans  cette  église 
ronde  avec  un  trou  à  la  voûte,  comme  les  fours  sardes,  il  lui 
vient  ime  envie  de  rire.  Elle  m'a  demandé  si,  chez  nous,  on  fait 
encore  le  pain  à  la  maison  ;  je  lui  ai  répondu  que  oui,  et  elle 
s'est  mise  à  pleurer,  en  se  rappelant  les  plaisanteries  et  l'allé- 
gresse des  jours  où  l'on  cuisait  le  pain  dans  la  petite  maison  de 
son  père.  Puis,  elle  a  voulu  savoir  s'il  y  a  encore  des  pâtres  et 
s'ils  mangent  encore  assis  par  terre,  sous  les  arbres.  Comme  elle 
soupirait  au  souvenir  d'un  «  festin  »  de  Pâques  où  elle  assista, 
il  y  a  quarante  ans,  dans  une  bergerie  de  Goceano  ! 

«  Quelquefois,  Zia  Varvara  chante  des  poésies  en  dialecte 
logudorais,  entre  autres  une  complainte  funèbre^qui  est  popu- 
laire aussi  à  Nuoro,  tu  sais,  celle  qui  dit  : 

0  mon  cœur,  il  me  faut  partir. 
Dors  doucement,  dors  doucement  1 

(1)  Fée  naine  des  légendes  sardes. 

(2)  Place  sur  laquelle  se  tient  un  grand  marché  en  plein  vent. 


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CENDRES.  285 

0  mon  cœur,  il  me  faut  partir, 
U  me  faut  faire  testament  (1)  ! 

<«  Le  soir,  la  maîtresse  et  la  servante  récitent  le  rosaire  en 
dialecte;  et  moi/ je  m'amuse  à  répondre  de  ma  chambre,  ce  qui 
met  en  colère  Zia  Varvara,  laquelle  s'interrompt  et  me  crie,  fu- 
rieuse : 

w  —  Au  diable  celui  qui  t'a  fait  ! 

«  —  Oh  !  Zia  Varvara,  dit  alors  la  maîtresse  en  se  fâchant 
à  son  tour,  est-ce  que  vous  devenez  folle  ? 

«  —  Et  pourquoi  ne  lui  imposez-vous  pas  silence,  à  ce  po- 
lisson d'enfer  ! 

«  Mais  assez  sur  ce  sujet,  ma  belle  et  chère  Margherita;  par- 
Ions  d'autre  chose.  A  Home,  il  fait  déjà  très  chaud.  Toutefois, 
vers  le  soir,  on  a  ordinairement  ^un  peu  4e  4)rise  fraîche.  Pen- 
dant la  journée,  j'étudie  avec  ardeur,  j'étudie  avec  passion,  parce 
que...  parce  que  c'est  mon  devoir  et  aussi  mon  plaisir.  Je 'fré- 
quente l'Université  et  les  bibliothèques  avec  plus  d'assiduité 
qu'aucun  autre  étudiant,  et  cela  fait  que  mes  professeurs  m'ai- 
ment. Le  soir,  je  vais  me  promener  sur  les  bords  du  Tibre,  et  je 
reste  des  heures  et  des  heures  à  regarder  l'eau  courir,  tout  en 
m'adressant  à  moi-même  des  questions  parfaitement  inutiles, 
celle-ci,  par  exemple  :  —  Qu'est-ce  que  l'eau?  —  Au  surplus, on 
a  tort  de  dire  que  le  Tibre  est  blond  ;  cela  n'est  pas  vrai.*  Quel- 
quefois il  est  jaunâtre  et  terreux,  mais  souvent  aussi  il  est  ver- 
d&tre;  quelquefois  il  est  livide,  et  quelquefois  il  tire  «sur  l'azur. 
En  outre,  cerjtains  soirs  tranquilles,  le  grand  fleuve  est  laiteux, 
et  il  reflète  les  lumières,  les  ponts,  la  lune,  tel  un  marbre  poli. 
Je  compare  le  cours  intarissable  de  ses  eaux  à  mon  amour  pour 
toi,  continu,  silencieux,  invincible,  intarissable  conmie  le  fleuve. 
Ah  !  pourquoi  n'es-tu  pas  ici  à  mon  côté,  ma  chère  Margherita  ? 
Déjà  toutes  les  choses  me  semblent  plus  belles  et  plus  profondes, 
quand  je  les  regarde  en  pensant  à  toi  ;  combien  elles  me  paraî- 
traient vivantes  et  lumineuses,  si  je  pouvais  les  voir  se  refléter 
dans  tes  yeux  adorés!  Quand  donc  se  réalisera-t^il  enfin,  le  rêve 
torturant  et  délicieux  de  nos  âmes?  A  certaines  heures,  il  me 
semble  impossible  que  je  vive  encore,  séparé  de  toi  depub  si 

(i)  ^>.  «  CorOf  anninno,  anninno, 

Dago  de  partir  so 
.  B  d$  faghir  tutatnêntu,».  b 


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286  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

longtemps,  et  une  angoisse  inexprimable  fait  trembler  mon 
cœur;  et  puis,  j'exulte  de  bonheur  en  songeant  que,  dans  deux 
mois,  nous  nous  reverrons. 

«  0  ma  chère  Margherita,  je  ne  sais  pas  te  dire  ce  que  je  sens, 
et  il  me  semble  que  nulle  parole  humaine  ne  pourrait  l'exprimer. 
C'est  un  feu  continu  qui  me  brûle  et  me  consume,  c'est  une  soif 
inextinguible  qui  ne  pourra  s'étancher  qu'à  une  seule  fontaine. 
Tu  es  la  fontaine  qui  me  désaltérera,  tu  es  le  jardin  où  viendra 
se  délecter  parmi  les  fleurs  mon  âme  embrasée  d'amour  et  d'idéal. 
Je  suis  si  seul  dans  le  monde,  6  mon  adorée  !  Tu  es  tout  mon 
univers;  et,  quand  je  m'égare  parmi  la  foule,  parmi  ce  flux  de 
gens  que  je  ne  connais  pas,  il  suffit  que  je  pense  à  toi  pour  que 
mon  ftme  se  prenne  à  aimer  tous  les  inconnus  qui  m'environ* 
nent  et  pour  qu'autour  de  moi  je  sente  vibrer  l'âme  de  cette 
multitude  conmie  une  mer  harmonieuse. 

«  Certains  jours,  après  avoir  reçu  tes  lettres,  j'éprouve  une 
félicité  tellement  immense  qu'elle  me  donne  le  vertige  ;  il  me 
semble  que  je  suis  parvenu  à  la  cime  d'une  merveilleuse  mon- 
tagne et  qu'il  me  suffirait  d'étendre  la  main  pour  effleurer  l'or 
des  étoiles.  Ah  I  c'est  trop,  c'est  trop!...  J'ai  comme  une  peur  : 
la  peur  de  choir  dans  un  abîme,  la  peur  d'être  réduit  en  cendres 
par  le  contact  surnaturel  des  astres  voisins.  Qu'adviendrait-il  de 
moi,  si  tu  venais  à  me  manquer  ?  Ah  I  tu  ne  sais  pas,  tu  ne  peux 
pas  comprendre  quel  est  ton  blasphème,  quand  tu  m'écris  que 
tu  es  jalouse  des  femmes  belles  et  instruites  dont  je  fais 
la  rencontre  à  Rome.  Nulle  femme  ne  peut  être,  ne  peut  repré- 
senter poifir  moi  ce  que  tu  es  et  représentes.  Tu  es  ma  vie  même, 
tu  es  mon  passé,  ma  patrie,  ma  race,  mon  rêve  ;  tu  es  la  mysté- 
rieuse essence  qui  emplit  pour  moi  cette  coupe  vide  qu^est  la  vie. 
Oui,  je  me  figure  volontiers  la  vie  comme  une  coupe  que 
nous  devons  tenir  tsontinuellement  sur  nos  lèvres.  Pour  beau- 
coup, cette  coupe  est  vide,  et  ceux  qui  la  tiennent,  après  de  vains 
efforts  pour  y  boire  ce  qui  n'y  est.  pas,  meurent  lentement  d'ina- 
nition, ou  plutôt  meurent  faute  de  breuvage  spirituel.  Pour 
d'autres  au  contraire  (et  par  bonheur  je  suis  du  nombre),  la 
coupe  contient  une  ambroisie  divine...  » 

Ici,  Anania  interrompit  sa  lettre  et  en  relut  les  lignes 
finales.  Une  petite  fourmi  noire  passa  sur  le  feuillet,  et  il  la 
suivit  avec  des  yeux  pleins  d'étonnement.  L'idée  lui  vint  dp 
l'écraser  avec  le  doigt;  cependant,  il   la  laissa  continuer  son 


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CENDRES,  287 

chemin,  et  elle  disparut  sous  un  livre  sans  se  douter  du  péril 
effroyable  auquel  eUe  venait  d'échapper. 

Un  flot  d'amertume  avait  subitement  inondé  son  cœur.  «  Oui, 
se  disait-il,  je  suis  trop  près  des  étoiles  !  Je  ne  vois  pas  l'abîme 
où  je  tomberai  inévitablement.  »  Et,  de  ses  mains  crispées, il  se 
meurtrissait  les  tempes.  «  Pourquoi  est-ce  que  je  m'obstine  à 
rêver  la  possibilité  du  bonheur?  L'obstacle  insurmontable  est  tou- 
jours là  !  11  est  à  deux  pas  de  moi  !...  Cette  femme  est  peut-ôtre 
ma  mère...  Je  crois  qu'elle  est  ma  mère  I...  Il  faut  que  je  sorte 
de  cette  cruelle  incertitude,  il  faut  que  je  sache  la  vérité!...  Je 
l'interrogerai,  je  la  forcerai  à  me  révéler  son  secret  !  » 

Ensuite,  il  pensa  à  la  paix  dont  il  avait  joui,  depuis  qu'il  était 
venu  habiter  chez  Maria  Obinu  ;  et  il  se  mit  à  trembler,  se 
laissa  choir  sur  une  chaise.  La  colère  contre  cette  femme,  en  qui 
il  voyait  le  fléau  de  sa  vie  et  de  son  amour,  faisait  place  à  la  pitié 
pour  la  pécheresse  repentie,  qui  rachetait  maintenant  ses  fautes 
anciennes  par  une  honnêteté  diligente  et  pieuse.  En  somme, 
pendant  toute  la  semaine  qu'il  venait  de  passer  là,  dans  cette 
petite  chambre  quasi  monacale,  il  avait  joui  d'une  sorte  de 
bonheur  à  constater  la  conduite  irréprochable  de  celle  qu'il  lui 
agréait  maintenant  de  considérer  comme  sa  mère  ;  et  même  c'était 
pour  cela,  sans  doute,  qu'il  s'était  attaché  à  cette  idée  :  car  son 
horizon  s'en  trouvait  éclairci,  et  son  âme,  délivrée  d'une  partie 
de  son  fardeau,  pouvait  reprendre  enfin  son  vol  jusqu'aux 
étoiles. 

Une  pensée  qu'il  ne  s'avouait  pas  nettement  à  lui-même,, 
mais  qui  s'agitait  au  fond  de  son  esprit  dans  une  demi-incon- 
science, était  la  suivante.  Puisque  cette  femme,  soit  pour  se 
punir,  soit  par  amour  de  Tindépendance,  soit  pour  tout  autre 
motif,  refusait  de  se  faire  connaître  au  fils  retrouvé,  le  fils  pou- 
vait sans  scrupules  respecter  le  secret  de  la  mère  et  renoncer  à 
cette  œuvre  de  sauvetage  qu'il  avait  méditée  pendant  toute  sa 
jeunesse.  En  réalité,  le  sauvetage  était  déjà  accompli.  La  logeuse 
s'était  assuré  grâce  à  son  travail  ime  aisance  honorable,  et  elle 
menait  maintenant  une  vie  exemplaire.  Son  fils  ne  pouvait  donc 
plus  loi  faire  du  bien  ;  et  il  risquait  de  lui  faire  du  mal  en  in- 
tervenant mal  à  propos,  alors  que  la  mère  ne  le  désirait  pas, 
dans  cette  vie  de  discret  repentir.  Le  problème  s'était  résolu  de 
lui-même  et  la  mission  n'avait  plus  d'objet.  Après  tant  et  tant 
d'angoisses,  il  était   loisible  au  jeune  homme  de  poursuivre 


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288  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tranquillement  sa  route  vers  le  bonheur.  Déjà  il  lui  semblait 
qu'il  avait  accompli  son  devoir  par  le  seul  désir  de  l'accomplir; 
et  ce  devoir  idéal  lui  avait  tant  coûté,  lui  paraissait  à  tel  point 
héroïque  et  sublime,  qu'il  en  avait  l'âme  exaltée  d'orgueil.  Les 
étoiles  redevenaient  voisines. 

Il  y  avait  dans  ses  sentimens  et  dans  ses  idées  tant  de  con- 
tradictions, à  quelques  minutes  d'intervalle,  qu'il  en  fut  frappé 
lui-même  et  se  mit  à  réfléchir  sur  son  propre  caractère  et  sur  la 
passion  obsédante  qui  le  tourmentait.  Et  il  observa  que  la  plus 
grande  partie  de  ses  souffrances  venait  moins  de  cette  passion 
môme  que  de  la  choquante  discordance  qui  existait  entre  les  deui 
êtres  disparates  dont  se  composait  son  moi. 

L'un  de  ces  deux  êtres  était  un  enfant  Imaginatif,  passionne 
et  triste,  au  sang  malade;  c'était  encore  le  même  enfant  qui,  jadis, 
gravissait  la  montagne  natale  en  rêvant  un  monde  mystérieux; 
le  même  enfant  qui,  dans  la  maison  de  l'huilier,  avait  durant 
de  longues  années  médité  la  fuite  sans  jamais  exécuter  son  des- 
sein; le  même  enfant  qui,  à  Gagliari,  avait  pleuré  en  pensant 
que  Marta  Rosa  pourrait  être  sa  mère.  Et  l'autre,  c'était  un  être 
normal  et  intelligent,  qui  avait  grandi  à  côté  de  l'enfant  incu- 
rable ;  et  cet  être  voyait  clairement  la  vanité  des  fantômes  et  des 
monstres  nébuleux  qui  tourmentaient  son  compagnon;  mais  il 
avait  beau  crier  et  lutter,  il  ne  réussissait  pas  à  se  débarrasser 
de  ces  visions  obsédantes. 

Le  jour  approchait  où  les  vacances  permettraient  à  l'étudiant 
de  retourner  pour  la  première  fois  dans  son  île  natale. 

—  Zia  Varvara,  disait-il  à  la  >âeille  servante  qui  préparait  le 
café,  comme  je  suis  heureux  !  Il  me  semble  que  j'ai  des  ailes. 
D'ici  quelques  jours!...  Oui,  il  me  semble  que  j'ai  des  ailes.  Je 
vais  sauter  sur  la  fenêtre...,  et  je  prendrai  mon  vol,  je  serai  tout 
de  suite  en  Sard^igne. 

Et  il  s'élançait  vers  la  fenêtre,  faisait  semblant  de  sauter  sur 
le  mur  d'appui. 

—  Oh,  oh  !  criait  la  vieille,  comiquement  épouvantée.  Ne 
montez  pas  sur  la  fenêtre,  mon  cher  enfant.  Prenez  garde  de 
tomber...  Âh  !  mon  Dieu  ! 

—  Eh  bien  !  donnez- moi  une  tasse  de  café,  rien  cpi'une  pe- 
tite tasse;  sinon,  je  m'envole...  Il  est  parfait,  votre  café,  Zia 
Yarvara!  Gomment  réussissez- vous  à  le  faire  si  bon?  Il  n'y  a  que 


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CENDRES.  ^-^Cii£0«2>^  289 


ma  mère,  à  Nuoro,  qui  le  fasse  presque  aussi  bon  que  le  vôtre. 
La  vieille,  flattée  plus  qu'on  ne  saurait  dire,  lui  versait  une 
tasse  d'un  café  qui  était  véritablement  exquis,  parce  que  c'était 
le  premier  passé  dans  le  filtre. 

—  Grand  Dieu,  qu'il  est  bon  !  répétait  Ânania,  ouvrant  sa 
bouche  humide  de  café,  et  levant  des  yeux  pleins  d'extase.  Il 
me  donne  la  nostalgie,  tant  il  est  bon  ! 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  la  nostalgie? 

—  C'est  un  frisson  au  cœur,  ce  frisson  qui  vient  quand  on 
pense  au  paradis  perdu.  Ah  !  comme  votre  café  est  bon  !  Voulez- 
vous  partir  avec  moi,  ma  petite  Zia  Varvara?  Je  vous  prendrai 
en  croupe.  Âh  !  quel  bonheur  I 

La  vieille  soupirait  avec  exagération.  Ah  I  s'il  n'y  avait  pas 
eu  la  mer  l 

—  Tu  es  très  riche?  demandait-elle  à  l'étudiant. 

—  Je  le  crois  bien  ! 

—  Tu  as  beaucoup  de  tanças?' 

—  Sept  ou  huit.  Je  ne  sais  plus  au  juste. 

—  £t  des  ruches,  tu  en  as  aussi  ?  Et  des  bergers,  pour  garder 
tes  troupeaux? 

—  Oui,  Zia  Varvara,  j'ai  tout  cela,  j'ai  tout  cela! 

—  Mais  alors,  pourquoi  es-tu  venu  dans  ce  damné  pays  ? 
Quel  besoin  avais-tu  d'étudier? 

—  Parce  que  mon  amoureuse  veut  que  je  sois  docteur. 

—  Et  qui  est-ce,  ton  amoureuse? 

—  C'est  la  fille  du  baron  de  Baronia. 

—  Ah  !  ils  vivent  donc  encore,  les  barons  de  Baronia  ?  J'avais 
entendu  dire  que  leur  château  était  hanté  par  les  fantômes.  Une 
fois,  un  bûcheron  passa  vers  minuit  sous  les  murs  de  ce  château, , 
et  il  vit  une  dame  avec  une  longue  tratne  d'or  qui  la  faisait  res- 
sembler à  une  comète.  Tu  sais  ce  que  c'est  qu'une  comète?... 
0  sainte  Notre-Dame  du  bon  Conseil,  tu  vas  me  ruiner.  Prends 
garde  que  tout  ce  café  ne  te  fasse  du  mal. 

—  Mais  racontez-moi  donc,  Zia  Varvara.  Quand  le  bûcheron 
vit  la  dame,  que  fit-il?  insistait  l'étudiant  en  se  versant  une 
iutre  tasse  de  café. 

Et  Zia  Varvara  continuait  son  récit.  Elle  y  embrouillait  les 
légendes  du  château  de  Burgos  avec  celles  du  château  des  Gal- 
teUi,  y  confondait  de  lointains  souvenirs  historiques,transmis  pal* 
les  traditions  populaires  avec  des  événemens  arrivés  au  tempj 

rcfif  XXVI.  —  J90ÎS  19 


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290  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  sa  propre  enfance.  Entre  autres  légendes,  elle  racontait  celle 
d'un  seigneur  qui,  s'étant  perdu  dans  une  vaste  plaine,  erra  jus- 
qu'au soir  et  put  enfin,  en  se  dirigeant  sur  le  son  d'une  cloche, 
regagner  un  lieu  habité.  La  joie  de  ce  seigneur,  aussi  riche 
que  benêt,  fut  si  grande  qu'il  promit  de  laisser  tous  ses  biens  à 
l'église  dont  la  cloche  l'avait  guidé  dans  la  solitude.  Depuis  lors, 
la  cloche  de  cette  église  tinte  chaque  soir  pour  que  les  voya- 
geurs perdus  puissent  retrouver  leur  chemin. 

Anania  écoutait  avec  délices  les  récits  évocateurs  et  les  ques- 
tions de  Zia  Yarvara.  Quelquefois,  tandis  qu'à  quelques  mètres 
de  distance  grinçait  [le  tramway  et  que  l'on  entendait  les  miau- 
lemens  amoureux  des  chats  entre  les  colonnes  du  Panthéon,  il 
se  laissait  si  bien  charmer  par  les  récits  de  la  vieille  qu'il  lui 
semblait  qu'en  sortant  devant  la  porte,  il  allait  se  trouver  dans 
un  sauvage  paysage  sarde,  sur  le  haut  d'un  nuraghe  gardé  par 
l'esprit  des  géans,  ou  dans  le  joyeux  et  barbare  tumulte  d'une 
course  de  chevaux,  en  compagnie  de  quelque  vieux  pâtre  philo- 
sophe et  contemplateur,  à  l'âme  orageuse  et  haute  comme  les 
nuages.  Dans  les  nostalgiques  paroles  de  cette  vieille  femme 
exilée,  il  respirait  déjà  l'arôme  de  la  terre  natale,  le  vent  chargé 
des  sylvestres  parfums  de  l'Orthobene  et  du  Gennargentu.  Et  il 
se  sentait  Sarde,  profondément  et  exclusivement  Sarde. 

—  Ah  !  comme  je  m'amuserai  ces  vacances  1  —  disait-il  à  la 
vieille.  —  Je  veux  aller  à  toutes  les  fêtes,  je  veux  visiter  mon 
pays  natal,  je  veux  faire  l'ascension  du  Gennargentu,  du  Mont 
Rasu,  monter  au  château  de  BurgosI  Mais  c'est  spécialement  le 
Gennargentu  que  je  veux  visiter.  Qui  sait  si  un  tel  et  un  tel 
vivent  encore,  à  Fonni^?  Et  les  moines,  que  deviennent-ils?  Et 
Zuanne? 

Sans  y  prendre  garde,  il  commençait  à  éprouver  le  mal  du 
pays  de  la  même  façon  que  Zia  Yarvara. 

—  Et  vous,  demanda-t-il  à  Maria  Obinu  qui  venait  d'entrer 
à  la  cuisine,  vous  n'allez  donc  plus  en  Sardaigne? 

—  Moi?  répondit-elle,  un  peu  assombrie. Non;  moi,  je  n'irai 
plus  jamais  ! 

—  Pourquoi  ?  Yenez  ici,  à  la  fenêtre,  madame  Obinu,  et  re- 
gardez cette  belle  lune  I  Eh  bien,  ne  vous  plairait-il  pas  de  fair^ 
un  pèlerinage  à  la  Madone  de  Gonare,  sous  ime  lune  resplendis — 
santé  conmie  celle-ci  ?  Gravir  la  montagne  à  cheval,  doucemenf  ^^ 
doucement,  à  travers  les  bois,  le  long  des  précipices,  toujours 


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CENDRES.  291 

plus  loin,  toujours  plus  loin,  tandis  que  la  petite  église  se  des- 
sine sur  le  ciel,  là-hàut,  là-haut,  là-haut  ! 

Maria  Obinu  secouait  la  tête  et  avançait  les  lèvres  avec  in- 
différence. Zia  Varvara,  au  contraire,  tressaillait  toute  et  levait 
les  yeux,  comme  pour  chercher  la  petite  église  profilée  sur  l'azur 
tendre  du  ciel  lunaire,  là-haut,  là-haut,  là- haut... 

—  Je  ne  parle  pas  pour  vous,  ni  pour  les  personnes  qui  vous 
veulent  du  bien,  ni  pour  les  églises,  ni  pour  les  dévots  à  la 
Vierge  Marie,  —  protestait  la  logeuse.  Mais  puisse  le  feu  ravager 
la  Sardaigne  avant  que  j'y  retourne  ! 

Zia  Varvara,  attentive  à  ses  casseroles,  fermait  les  yeux  avec 
Que  pitié  infinie,  ne  pouvant  protester  contre  la  haine  que  nour- 
rissait sa  maltresse  pour  l'Ile  natale. 

—  Ah  !  mon  petit  cœur,  dit-elle  à  Anania,  sitôt  que  Maria 
Obinu  se  fut  retirée  dans  la  [salle  à  manger,  elle  a  bien  raison  ! 
Là-bas,  on  lui  a  fait  souffrir  le  martyre. 

—  Mais  elle  n'en  est  pas  morte,  Zia  Varvara! 

—  Tu  ne  sais  rien,  toi!...  Mieux  vaut  pour  une  femme  être 
assassinée  que  d'être  trahie  par  un  homme... 

Ces  derniers  mots  réveillèrent  dans  l'âme  d'Anania  les  sou- 
venirs, les  doutes,  la  chimère,  le  rêve. 

—  Zia  Varvara, —  demanda-t-il  en  s'approchant  de  la  vieille, 
vous  venez  de  dire  qu'elle  a  été  trahie  par  un  homme...  Com- 
ment s'appelle  cet  homme?  Tâchez  de  le  savoir...  Je  pourrais 
raidre  service  à  Maria  Obinu  en  le  recherchant  et  en  l'atten- 
drissant. «.  Vous  en  profiteriez,  vous  aussi. 

—  Pourquoi  l'attendrir? 

—  Pour  qu'il  lui  vienne  en  aide. 

—  Mais  elle  n'a  pas  besoin  qu'on  l'aide.  EBe  a  de  l'argent,  tu 
sais...  Ce  que  tu  as  de  mieux  à  faire,  c'est  de  la  laisser  en  paix  : 
car  elle  n'aime  pas  qu'on  réveille  le  souvenir  de  ses  malheurs... 
Ne  lui  en  dis  pas  un  mot,  tu  sais  !  Elle  m'étranglerait,  si  elle 
savait  que  j'en  ai  causé  avec  toi. 

Tous  les  jours,  soit  avant  de  sortir  pour  se  rendre  à  l'Uni- 
versité, soit  lorsqu'il  rentrait,  épuisé  par  la  fatigue  et  par  la  ten- 
don nerveuse  des  examens,  il  se  promettait  de  résoudre  l'énigme  ;  ' 
mais  c'était  inutilement.  Il  se  disait  :  «  Je  vais  l'appeler,  la  sup- 
plier, la  presser  de  questions,  la  menacer  même  ;  je  lui  dirai 
que  la  Questure  m'a  fait  connaître  qui  elle  est;  je  l'intimiderai  * 


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292  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pat  la  crainte  d'un  scandale.  Elle  parlera...  Et  si  c'est  >//^.^  » 

Comme  d'habitude,  cette  hypothèse  Tétonnait  et  TefiFrayait. 
Parfois,  lorsqu'il  se  figurait  le  moment  de  la  révélation,  il  imagi- 
nait une  scène  dramatique  entre  sa  mère  et  lui;  parfois,  au  con- 
traire, il  lui  semblait  que  pas  une  fibre  de  son  cœur  ne  se  serait 
émue.  Mais,  lorsqu'il  voyait  Maria  Obinu,  pâle  et  souriante,  vêtue 
de  sa  pauvre  robe  sombre,  toujours  occupée  dans  les  chambres 
des  locataires  ou  dans  la  cuisine,  toujours  tranquille,  incon- 
sciente, presque  indifl'érente,  les  paroles  décisives  se  glaçaient 
sur  ses  lèvres.  Un  voile  tombait  entre  lui  et  l'aspect  réel  du  fan- 
tôme qui  le  tourmentait  si  fort.  Et,  au  lieu  de  la  scène  violente 
ou  du  drame  sentimental  qu'il  avait  imaginé,  une  conversation 
insignifiante  s'engageait  entre  la  logeuse  et  lui,  avec  l'imman- 
quable intervention  de  Zia  Varvara. 

Quelques  minutes  seulement  avant  de  partir,  il  prit  la  réso- 
lution solennelle  de  laisser  en  suspens,  jusqu'à  son  retour,  toutes 
les  recherches  et  tous  les  vains  projets.  Il  se  sentait  las,  à  bout 
de  forces  :  la  chaleur,  les  examens,  la  fièvre,  les  rêveries 
l'avaient  épuisé.  «  Je  me  reposerai,  se  disait-il  en  faisant  à  la 
hâte  sa  valise  et  en  se  rappelant,  non  ^sans  un  peu  d'ironie,  les 
longs  préparatifs  qui  avaient  précédé  son  départ  de  Nuoro.  Ahl 
comme  je  vais  dormir,  ces  vacances  !  Oui,  j'ai  besoin  de  dormir, 
d'oublier,  de  me  reposer,  de  réparer  mes  forces.  Je  ne  veux  pas 
devenir  neurasthénique.  Je  monterai  sur  les  montagnes  de  mon 
pays,  sur  le  Gennargentu  vierge  et  sauvage.  Il  y  a  si  longtemps 
que  je  la  rêve,  cette  ascension  !  J'irai  voir  la  veuve  du  bandit, 
le  moinillon  Zuanne,  les  fils  du  fabricant  de  cierges...  Et  la  cour 
du  couvent?...  Et  le  carabinier  qui  chantait  :  A  toi  ce  rosaire?  » 

Ensuite,  la  pensée  de  revoir  Margherita,  de  l'embrasser,  de 
se  plonger  tout  entier  dans  ce  pur  amour  comme  dans  un  bain 
d'aromates,  lui  donnait  un  bonheur  si  intense  qu'il  en  défaillait.  Il 
aurait  presque  voulu  se  dérober  à  cette  douceur  dévorante  ;  mais 
il  avait  beau  la  chasser  de  son  esprit,  elle  lui  courait  dans  le  sang, 
lui  vibrait  dans  les  nerfs,  lui  gonflait  le  cœur  jusqu'à  le  faire 
souffrir. 

Au  moment  du  départ,  Zia  Varvara  lui  remit  un  petit  cierge 
pour  qu'il  le  portât,  de  la  part  de  la  vieille,  à  la  Basilique  des 
Martyrs  ;  et  Maria  Obinu  lui  donna  une  médaille  bénite  par  le^ 
Pape. 

—  Si  vous   ne  la  voulez  pas,  mécréant  que  vous  êtes,  luB^ 


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CENDRES.  293 

dit-elle  en  souriant,  un  peu  émue,  —  eh  bien  I  vous  l'offrireis  à 
votre  mère.  Adieu,  bon  voyage  et  bon  retour.  N'oubliez  pas  que 
la  chambre  reste  à  votre  disposition.  Et  soyez  gentil  :  envoyez- 
moi  tout  de  suite  une  carte  postale. 

—  Adieu,  —  répondit  Anania  en  prenant  la  médaille.  Priez 
pour  moi  les  Saintes  Ames  du  Purgatoire. 

—  Je  le  ferai  certainement,  reprit-elle  en  le  menaçant  du 
doigt.  Elles  vous  protégeront  contre  les  tentations. 

—  Amen!  Et  au  revoir  ! 

Zia  Varvara,  portant  la  valise  d' Anania,  l'accompagna  jusqu'à 
la  place  du  Panthéon,  où  il  devrait  prendre  le  tramway. 

—  Fils  de  mon  cœur,  lui  dit  la  vieille,  salue  de  ma  part  la 
première  personne  que  tu  rencontreras  sur  la  terre  sarde.  Bon 
voyage,  et  n'oublie  pas  le  cierge  ! 

Arrivée  à  la  station  du  tramway,  elle  l'embrassa  légèrement 
sur  la  joue,  en  versant  des  larmes  amères.  Le  jeune  homme  se 
rappela  le  baiser  de  Nanna  l'ivrognesse,  au  moment  où  il  étdt 
parti  de  Nuoro  ;  mais,  cette  fois,  il  s'attendrit  et  il  embrassa  Zia 
\^arvara,  en  lui  demandant  pardon  de  l'avoir  trop  souvent 
taquinée. 

Puis  tout  disparut  :  la  vieille  qui,  au  départ  du  jeune 
homtne,  pleurait  d'être  exilée  loin  de  sa  chère  patrie;  la  rue 
mélancolique  où  s'élevait  la  maison  habitée  par  Maria  Obinu;  la 
place  qui,  à  cette  heure,  était  déserte  et  brûlante  ;  le  Panthéon 
triste  comme  une  tombe  cyclopéenne;  les  petits  chats  rêvant 
parmi  les  énormes  ruines.  Et  Anania,  le  visage  inondé  par  un 
souffle  de  vent,  se  sentit  heureux  et  comme  délivré  d'un  cau- 
chemar. 

III 

Avant  do  descendre  pour  diner,  Anania  se  mit  à  la  fenêtre  de 
sa  chambre  et  resta  frappé  par  le  silence  profond  qui  régnait 
dans  la  cour,  dans  le  voisinage,  dans  la  campagne,  près  et  loin, 
partout,  jusqu'à  l'horizon.  Il  lui  sembla  qu'il  était  devenu  sourd, 
et  il  éprouva  un  sentiment  [d'oppression  triste.  Mais  la  voix  de 
Zia  Tatana  retentit  sous  le  sureau. 

—  Descends,  mon  enfant. 

Il  obéit;  et,  lorsqu'il  fut  à  la  cuisine,  il  s'assit  devant  la  pe- 
tite table  dressée  pour  lui  seul.  Ses  «  parons,  »  selon  leur  cou- 


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294  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tume,  mangeaient  assis  h  terre,  devant  une  corbeiHe  pleine  de 
fouace  çt  de  viandes. 

Rien  n'était  changé.  La  cuisine  était  toujours  la  même, 
pauvre  et  obscure,  m>iis  propre,  avec  le  foyer  au  centre,  avec 
les  murs  ornés  de  broches,  de  plats,  de  grands  paniers,  de 
cribles,  de  tamis  et  d'autres  ustensiles  pour  nettoyer  la  fa- 
rine; dans  un  coin,  il  y  avait  deux  sacs  de  laine  pleins  d'orge; 
K  près  de  la  porte  ouverte  était  pendue  la  poche  de  cuir  pour  les 

'i-  semences  et  pour  les  provisions  que  le  métayer  emportait  aux 

r  champs. 

f'  Un  petit  chat  roux  vint  tranquillement  se  poster  près  de  la 

k  table  et  bâilla,  levant  ses   larges  yeux  jaunes  vers   le  jeune 

I  homme  qui  regardait  autour  de  lui  avec  une  sorte  de  stupeur. 

l^'  Non,  rien  n'était  changé;  et  pourtant,  Ânania  avait  la  sensation 

^  de  se  trouver  pour  la  première  fois  dans  ce  milieu,  avec  ce  grand 

k^  paysan  dont  les  yeux  avaient  encore  des  phosphorescences  et 

t:  dont  les  longs  cheveux  luisaient  d'huile,  avec  cette  jolie  petite 

]:  vieille,  dodue  et  blanche  comme  une  colombe. 

l  —  Enfin  nous  sommes  seuls,  commença  le  père,  qui  man- 

'v  geait  de  la  salade  en  la  prenant  simplement  entre  deux  mor- 

ceaux de  fouace.  On  ne  te  laissera  plus  un  instant  de  paix,  tu 
vas  voiri  Alonzu  par-ci,  Atonzu  par-là.  Oui,  désormab  tu  es  un 
personnage,  parce  que  tu  as  été  à  Rome.  Moi  aussi,  quand  je 
,  suis  revenu  du  service  militaire... 

—  Quelles  comparaisons  tu  fais!  protesta  Zia  Tatana,  un  peu 
scandalisée. 

—  Laisse-moi  dire!...  Je  me  souviens  qu'au  retour  j'avais  de 
la  difficulté  à  parler  en  dialecte.  Il  me  semblait  gue  j'étais  dans 
un  monde  nouveau  ! 

L'étudiant  regarda  son  père  et  sourit. 

—  C'est  comme  moi!  dit-il. 

—  Â  la  bonne  heure  !  Mais,  par  la  suite,  j*ai  repris  mes  ha- 
bitudes, tandis  que  toi,  d'ici  trois  jours,  tu  seras  las  de  ce  pays 
cancanier;  et...  et... 

La  vieille  le  regarda  en  fronçant  les  sourcils,  et  il  changea 
aussitôt  de  discours. 

—  Gomme  elle  est  grande,  n'est-ce  pas?  cette  ville  de  Rome  !... 
Donne-moi  le  verre,  ma  petite  vieille...  Eb!  quelle  mine  tu  fais! 
C'est  parce  que  tu  as  chez  toi  un  personnage  d'importance,  que 
tu  te  rengorges  de  cette  façon? 


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CENDRES.  ^95 

&Iai8  le  jeune  homme  avait  deviné  quelque  chose,  et  il  de- 
manda gravement  : 

—  Qu'ya-t-il?  Racontez-moi.  Qu'est-ce  qu'on  dit  sur  mon 
compte? 

—  Rien,  rien  !  Laisse  caqueter  les  corneilles,  répondit  Zia 
Tatana. 

L'étudiant  se  troubla;  pendant  une  minute,  il  soupçonna  q\iB 
l'on  savait  quelque  chose  relativement  &  Maria  Obinu.  Il  dé 
posa  sa  fourchette  sur  son  assiette  et  déclara  qu'il  cesserait  de 
manger  si  on  ne  lui  expliquait  pas  de  quoi  il  s'agissait. 

—  Gomme  tu  es  impétueux!  fit  remarquer  la  vieille.  Tou- 
jours le  même  !  Le  roi  Salomon  disait  que  Fhomme  impétueux 
est  semblable  à  l'ouragan... 

—  Ah!  il  existe  donc  encore,  votre  roi  Salomon?  Je  croyais 
que  vous  l'auriez  oublié  I  dit  le  jeune  homme  d'une  voix 
aigre. 

La  vieille  se  tut,  contristée.  Son  mari  la  regarda  ;  puis  il  re^ 
garda  Anania  et  voulut  lui  donner  une  leçon. 

—  Le  roi  Salomon  disait  vrai  I  prononça-t-il. 
Et,  il  ajouta  très  vite  : 

—  Eh  bien  !  on  dit  à  Nuoro  que  tu  fais  la  cour  à  Margherita 
Carboni. 

Anania  rougit  et  marmotta  entre  ses  dents  : 

—  Les  imbéciles  ! 

Après  quoi,  il  reprit  sa  fourchette  et  se  remit  à  manger. 

—  Écoute,  insista  le  père  en  regardant  son  verre  à  moitié 
plein.  Non,  ce  ne  sont  pas  des  imbéciles.  Si  la  chose  est  vraie, 
ils  ont  raison  de  murmurer  ;  car  ton  devoir  est  de  te  déclarer 
branchement  à  M.  Carboni  et  de  lui  dire  :  «  Mon  bienfaiteur, 
maintenant  je  suis  un  homme.  Excusez-moi  si  jusqu'à  présent 
je  vous  ai  caché  mes  espérances,  comme  je  \es  ai  cachées  à  mes 
parens  eux-mêmes.  » 

—  Taisez-vous  I  Vous  ne  savez  rien  I  s'écria  avec  violence  le 
jeime  homme  irrité. 

—  Ah  !  bonne  sainte  Catherine  !  soupira  Zia  Tatana,  qui  avait 
déjà^pardonné.  Laisse-le  donc  en  paix,  ce  pauvre  garçon.  Nous 
aurons  bien  le  temps  de  parler  de  ces  affaires  ;  et  tu  n'es,  toi, 
qu'un  paysan  sans  instruction  et  qui  ne  comprend  rien. 

Le  paysan  but,  agita  la  main  comme  pour  dire  :  «  Du  calme  ! 
da;;alme!  »  Et  il  déclara,  d'une  voix  tranquille  : 


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296  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  C'est  vrai,  je  n'ai  pas  d'instruction,  et  mon  fils  est  un  sa- 
vant; c'est  entendu.  Mais  je  suis  plus  vieux  que  lui.  Mes  che- 
veux, voyez-vous  (et  il  rabattit  sur  ses  yeux  une  mèche  de 
cheveux  où  il  chercha  et  arracha  un  poil  blanc),  mes  cheveux 
commencent  à  blanchir.  Or  l'expérience  de  la  vie  rend  l'homme 
plus  savant  qu'un  docteur.  Eh  bien,  mon  fils,  je  ne  te  dis  qu'une 
chose  :  interroge  ta  conscience,  et  elle  te  répondra  sûrement 
qu'on  ne  doit  pas  tromper  son  bienfaiteur. 

L'étudiant  frappa  sur  la  table  avec  son  verre,  si  violemment 
que  le  petit  chat  en  tressaillit. 

—  Les  imbéciles  !  Les  imbéciles  ! 

Mais,  dans  son  for  intérieur,  il  comprenait  bien  que  son  père, 
cet  homme  ignorant  et  primitif,  avait  raison. 

—  Oui,  mon  fils,  continua  le  paysan  en  rejetant  sur  sa  tête 
ses  cheveux  huilés,  ton  devoir  est  d'aller  chez  le  maître,  de  lui 
baiser  la  main  et  de  lui  dire  :  «c  Je  suis  fils  de  paysan  ;  mais, 
grâce  à  vous  et  à  mon  intelligence,  je  deviendrai  docteur  et  riche, 
et  je  serai  un  monsieur.  J'aime  Margherita  et  Margherita 
m*aime;  je  la  rendrai  heureuse,  je  la  récompenserai  de  s'être 
abaissée  jusqu'à  choisir  pour  époux  le  fils  de  son  serviteur.  Que 
Votre  Seigneurie  nous  bénisse,  au  nom  du  Père,  et  du  Fils,  et 
du  Saint-Esprit!  » 

—  Et  si,  au  lieu  de  le  bénir,  il  lui  allonge  un  coup  de  pied 
et  le  chasse  comme  un  chien?  demanda  la  vieille. 

Quoique  cette  hypothèse  fût  peu  flatteuse  pour  lui,  Anania 
se  mit  à  rire,  un  peu  nerveusement  ;  puis  il  redevint  sérieux  et 
écouta  la  réponse  de  son  père. 

—  Allons  donc,  femmelette!  s'écriait  celui-ci  avec  une 
nuance  de  dédain,  en  se  versant  encore  un  verre.  Ton  roi  Salo- 
mon  affirmait  que  les  femmes  ne  saveht  ce  qu'elles  disent.  Moi, 
au  contraire,  quand  je  parle,  j'ai  déjà  pesé  mes  paroles.  Le 
maître  bénira. 

—  Mais  puisqu'il  n'y  a  rien  de  vrai  !  protesta  encore  l'étu- 
diant. 

Il  débordait  de  joie.  Il  se  leva,  s'approcha  de  la  porte  et  se 
mit  à  siffler.  Il  était  hors  de  lui;  il  sentait  son  cœur  battre  très 
fort  et  s'abîmer  dans  un  océan  de  bonheur;  il  aurait  voulu  inter- 
roger son  père,  lui  avouer  tout;  mais  il  ne  pouvait  pas.  «  Le 
maître  bénira!  »  Si  le  métayer  tenait  ce  langage,  il  avait  sûre- 
ment ses  raisons.  Mais  qu'était-il  donc  sur\'enu?  Pourquoi  Marghe- 


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CENDRES.  29V 

rita  n'avait-elle  jamais  fait  allusion  aux  bonnes  dispositions  de 
M.  Carboni?  Et,  si  elle  les  ignorait,  comment  le  métayer  pou- 
vait-il les  connaître? 

«  Je  la  verrai  dans  quelques  heures  et  je  saurai  tout,  »  pensa 
i 'étudiant.  Et  ses  doutes,  ses  angoisses,  la  fatigue  du  voyage  et 
la  joie  même  des  nouvelles  espérances  se  dissipèrent  devant  cette 
d^uce  pensée  :  «  Je  la  verrai  dans  quelques  heures  !  » 

Au  léger  heurt  de  la  main  du  jeune  homme,  la  grande  porte 
^^^uvrit  sans  bruit. 

—  Soyez  le  bienvenu  !  murmura  la  servante,  qui  favorisait 
1  ^^s  relations  des  deux  amoureux.  Elle  va  descendre  à  Tinstant 
ncM-^me. 

Il  resta  seul  pendant  quelques  secondes,  qui  lui  parurent  un 
siècle;  appuyé  contre  la  muraille  encore  tiède,  sous  le  ciel  voilé 
&^^  la  nuit  silencieuse  et  presque  tragique,  il  vibrait  d'une  joie 
imcM.  <{uiète  ;  et,  quand  Margherita  accourut  et  se  jeta  dans  ses  bras, 
il>  la  sentit  plutôt  qu'il  ne  la  vit  ;  il  sentit  la  joue  lisse  et  chaude 
d^^  la  jeune  fille,  ce  cœur  qui  palpitait  contre  le  sien,  cette  taille 
s<=^^ple,  quoiqu'elle  ne  fût  pas  mince  ;  et  il  lui  sembla  qu'il  allait 
dl^Mlir. 

Inconsciemment,  follement,  il  se  mit  à  lui  baiser  le  visage, 
ar%^€c  une  inextinguible  soif  de  caresses  qui  était  presque  doulou- 
r^iise  et  qui  l'aveuglait. 

—  Assez,  assez!  lui  dit-elle  enfin,  reprenant  son  sang-froid 
\^  première.  Comment  vas-tu? 

—  Bien,  bien!  répondit-il  vivement.  Ah,  mon  Dieu!...  Sens 
j^         ^^mme  mon  cœur  bat! 

Et  il  appuya  la  main  de  la  jeune  fille  contre  sa  poitrine,  en 

\ï^pirant  avec  eflfort. 
—  Ah!  continua-t-il,  je  n'ai  pas  même  la  force  de  parler... 
Cette  nuit,  il  m'a  été  impossible  de  venir  sous  ta  fenêtre,  parce 
^e...  parce  que...  on  ne  ma  pas  laissé  seul  une  minute...  Et 
^présent,  je  ne  vois  pas  même  ton  visage!...  Ah  I  fais  apporter 
ttûe  lumière  ! 

,   I  "^  Que  dis-tu,  Nino  !  répondit-elle  en  riant  tout  bas,  tandis 

'  I       ^e,  sous  la  paume  de  la  main  qu'Anania  pressait  contre  sa  poi- 

I       trine,  elle  percevait  les  battemens  convulsifs  de  ce  cœur  enivré. 

Nous  nous  verrons  demain.  Pour  le  moment,  nous  ne  faisons 

Çie  nous  pressentir...  Comme  ton  cœur  palpite!  On  dirait  un 


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398  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

oiseau  blessé.  Mais  tu  n'es  pas  malade,  n^est-ce  pas?  Dis,  disl 

—  Non,  je  ne  suis  pas  malade  I...  Chère  Margherita,  où  es- 
tu?...  Mais  est-il  vrai  que  nous  sommes  ensemble? 

Il  la  regardait  avec  passion,  faisant  effort  pour  distinguer  sot^ 
visage  dans  Tombre  incolore  de  la  nuit  voilée.  Il  s'assit  sur  ixmîl 
banc  de  pierre  et  força  la  jeune  fille  à  s'asseoir  sur  ses  genouzic^ 
la  tenant  emprisonnée,  malgré  les  protestations  de  celle-ci,  dar^g^ 
le  cercle  de  ses  bras  qui  frémissaient. 

—  Laisse-moi!  disait-elle.  Je  suis  trop  lourde;  je  suis  treize  ^ 
grasse... 

—  Tu  es  légère  comme  une  plume  !  aflirma-t-il  galamment  ^. 
Mais  est-il  bien  vrai  que  nous  sommes  ensemble ?Âh!  j'ai  pe^mz:^r 
que  ce  ne  soit  un  rêve...  Que  de  fois  jVj  rêvé  cette  minute-<^   i, 
qui  me  semblait  ne  devoir  jamais  arriver!  Et  nous  voilà  ^i     j- 
semble,  unis,  unis,  comprends-tu?...  Mais  est-ce  vraiment  to:^5, 
Margherita?  Est-il  bien  vrai  que  je  t'ai  là,  sur  mon  cœur?.- — . 
Parle,  dis-moi   quelque  chose,  pique-moi  avec  une  épingle 
autrement,  il  me  semblerait  que  je  rêve  ! 

—  Que  veux-tu  que  je  te  dise?  C'est  à  toi  de  me  dire  quelqu^^ 
chose.  Moi,  je  t'ai  écrit  tout.  Mais  toi,  Nino,  parle  :  tu  parlei^^ 
si  bien!  Parle-moi  de  Rome...  Moi,  je  ne  sais  pas  parler... 

«^  Oh  non!  Tu  parles  merveilleusement.  Tu  as  une  voix  si 
douce!  Je  n'ai  jamais  ou!  une  femme  parler  comme  toi  .. 

—  Ne  dis  pas  de  mensonges!  avertit-elle. 

Mais  l'autre  ne  croyait  pas  mentir;  et,  dans  la  sinnéri\^  de 
son  délire  amoureux,  il  continua  : 

—  Jeté  jure  que  je  ne  mens  point  !  Pourquoi  mentirais -js^?  Tu 
es  la  plus  belle,  la  plus  aimable,  la  plus  douce  des  jeunes 
filles...  Je  pense  à  toi  comme  je  penserais  à  une  sainte,  !^i 
suave,  si  pure,  si  fraîche,  si  bonne!... 

—  Crois-tu  qu'une  sainte  ferait  ce  que  je  fais  maintenant?..» 

—  Tais-toi!...  s'écria-t-il.Ne  blasphème  pas!...  Nous  sommes 
fiancés,  nous!...  N'est-il  pas  vrai  que  nous  sommes  fiancés?  Dis- 
moi  que  oui. 

—  Oui. 

—  Dis-moi  que  tu  m'aimes. 

—  Oui. 

—  Ne  dis  pas  seulement  oui.  Dis  mieux.  Dis  :  «  Je  faîme!  » 

—  Je  t'aime. 

Et,  s'animant,  elle  demanda  : 


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CENDRES.  299. 

—  Si  Je  ne  t'aîmaîs  pas,  est-ce  que  je  serais  ici?...  Oui,  oui, 
sûrement,  je  t'aime!  Je  ne  sais  pas  m'exprimer  ;  mais  je  t'aime, 
et  peut-être  plus  que  tu  ne  m'aimes,  toil 

—  Non,  c'est  moi  qui  t'aime  plus.  Mais,  reprit-il,  sur  un  ton 
grave,  je  sais  bien  que  tu  m'aimes  aussi  :  car  tu  pouvais  avoir 
des  aspirations  plus  hautes;  tu  es  belle  et  riche... 

—  Riche...  Qui  sait?...  Et  si  je  ne  l'étais  pas? 

—  Je  n'en  serais  que  plus  content. 

Ils  se  turent,  devenus  pensifs  l'un  et  l'autre,  et  ils  s'isolèrent 
pour  suivre  chacun  ses  propres  réflexions. 

—  Écoute  !  reprit-il  tout  à  coup,  timidement.  On  m'a  rap- 
porté que  ta  famille  connaît  notre  amour.  Est-ce  vrai? 

—  C'est  vrai,  répondit-elle  après  une  brève  hésitation. 

—  Âhl  que  me  dis- tu  là?  Et  ton  père  n'en  est  pas  fâché? 
Margherita  hésita  de  nouveau,  puis  elle  releva  la  tète  et  ré- 
pondit avec  froideur  : 

—  Je  l'ignore. 

À  l'accent  des  paroles  prononcées,  Ânania  comprit  qu'il  s'agis- 
sait d'une  chose  triste  et  insolite,  dont  il  n'avait  aucune  connais- 
sance. Qu'est-ce  qui  arrivait?  L'âme  de  la  jeune  fille  se  fer- 
mait-elle pour  lui,  afin  de  cacher  un  secret  pénible?  Cette  seule 
pensée  le  troubla  profondément;  son  esprit  courut  à  F  autres  à 
sa  mère,  au  fantôme  lointain,  avec  l'appréhension  que  ce  ne  fût 
cette  ombre  néfaste  qui  s'interposât  entre  lui  et  la  famille  de 
Margherita. 

—  Vois-tu,  dit-il  m  lui  caressant  distraitement  les  mains, 
il  faut  me  répondre  avec  sincérité.  Qu'est-ce  qui  se  passe? 
Puisrje  ou  non  aspirer  à  toi?  Puis-je  espérer  toujours?...  Tu 
sais  qui  je  suis  :  un  pauvre,  un  obligé  de  ta  famille,  le  fils  d'un 
de  tes  serviteurs. 

—  Mais  à  quoi  penses-tu  là?  s'écria-t-elle,  plus  impatiente 
que  chagrinée.  Par  le  fait,  ton  père  n'est  pas  un  serviteur  ;  et, 
quand  même  il  le  serait,  c'est  un  homme  honorable.  Cela  suffit. 

(c  Un  homme  honorable!  répéta  en  lui-même  l'étudiant, 
frappé  au  cœur.  Ahl  mon  Dieu!  Mais  elle^  ce  n'est  pas  une 
femme  honorable!  » 

D'ailleurs,  tout  de  suite  après,  l'idée  lui  vint  que  Margherita, 
en  parlant  ainsi,  n'avait  évidemment  pas  songé  à  cette  femme^ 
considérée  peut-être  comme  morte  par  la  famille  de  sa  fiancée. 
11  y  avait  donc  autre  chose. 


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30Ô  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Margherita,  insista-t-il,  s'efforçant  en  vain  de  rester  calme, 
il  faut  que  tu  m'ouvres  toute  ton  âme,  que  tu  me  guides,  que  tu 
me  conseilles.  Dois-je  attendre?  Dois-je  agir?  Mon  orgueil  et  ma 
conscience  m'imposeraient  d'aller  fa'ouver  ton  père  et  de  lui  dé- 
couvrir tout  ;  autrement,  il  pourrait  me  considérer  comme  un 
traître,  comme  un  homme  sans  honneur  et  sans  loyauté.  Cepen- 
dant,' je  suivrai  tes  conseils  :  tout,  plutôt  que  de  te  perdre  !... 
Je  ne  deviendrai  pas  un  homme  célèbre,  sans  doute  ;  mais  je  sens 
que  j'arriverai  à  conquérir  une  belle  situation  dans  la  société. 
Dès  que  j'aurai  obtenu  mes  grades,  je  me  présenterai  au  con 
cours  pour  les  meilleures  places;  nous   vivrons  à  Rome,  où 
j'étudierai  et  lutterai.  Mais  tout  cela,  c'est  pour  toi  que  je  trou- 
verai la  force  de  le  faire.  Je  crois  qu'au  fond  de  toute  ambition 
humaine,  il  y  a  la  femme;   beaucoup  n osent  pas  le  dire;  moi, 
au  contraire,  je  le  dis  franchement  et  je  m'en  vante.  D'ailleurs, 
ne  te  l'ai-je 'pas  dit  toujours? 

—  Oui,  approuva-t-elle,  un  peu  enivrée  par  les  promesses  du 
jeune  homme. 

—  Tu  es  le  but  de  ma  vie.  Il  y  a  des  hommes  qui  vivent 
d'amour,  et  il  y  en  a  d'autres  qui  vivent  d'art,  de  gloire,  de 
vanité.  Moi,  je  suis  des  premiers.  Il  me  semble  que  j'ai  aimé 
toujours,  depuis  ma  naissance,  et  que  j'aimerai  toujours,  même 
si  j'arrive  à  la  plus  lointaine  vieillesse.  Et  ce  sera  toi,  toujours 
toi,  toujours  toi  I  Si  tu  venais  à  me  manquer,  je  n'aurais  plus  ni 
force  ni  volonté  pour  rien  entrej[>rendre.  Je  mourrais  morale- 
ment, et  peut-être  même  tout  à  fait.  Et  néanmoins,  si  tu  me 
disais:  «  J'en  aime  un  autre,  »...  eh  bien,  je... 

—  Assez  !  tais-toi  I  ordonna  Margherita.  C'est  toi  qui  blas- 
phèmes, à  présent...  Il  pleut  I 

Une  goutte  d'eau  était  tombée  sur  leurs  mains  entrelacées. 
L'un  et  l'autre  levèrent  le  visage  et  regardèrent  les  nuages  qui 
passaient,  plus  lents,  plus  épais,  lourds  et  sinistres. 

—  Sache  donc  une  chose,  reprit-elle,  parlant  d'un  air  dis— 
trait  et  avec  un  peu  de  hâte,  comme  si  elle  craignait  que  la. 
pluie  n'interrompit  le  rendez-vous.  Nous  ne  sommes  plus  aussi 
riches  qu'autrefois.  Les  affaires  de  mon  père  vont  mal.  En  outre, 
il  a  prêté  de  l'argent  à  tous  ceux  qui  lui  en  ont  demandé  eir 
qui...  ne  le  lui  rendront  jamais.  Il  est  trop  bon.  Notre  procès 
avec  la  commune  d'Orlei,  cet  éternel  procès  pour  les  forêts 
incendiées,    prend   une  mauvaise   tournure.   Si  nous  le  per- 


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CENDRES.  30f 

dons,  cela-esrtort  à  craindre,  je  ne  serai  plus  un  riche  parti, 

—  Pourquoi  ne  m'as-tu  jamais  écrit  cela? 

—  Et  pourquoi  te  Taurais-je  écrit  ?  D'ailleurs,  Jusqu'à  ces 
derniers  jours,  j'ignorais  moi-même  bien  des  choses...  Oh  !  voilà 
qu'il  pleut  pour  tout  de  bon  I 

Ils  allèrent  se  mettre  à  l'abri  sous  l'auvent.  Un  éclair  brilla 
entre  les  nuages,  et,  dans  cette  brusque  illumination  de  flamme 
bleuâtre,  Anania  vit  Margherita  pâle  comme  ta  lune. 

—  Qu'est-ce  que  tu  as?  Qu'est-ce  que  tu  as?  lui  deman- 
da-tr-il  en  la  serrant  contre  lui.  N'aie  pas  peur  :  tu  n'as  rien  à 
craindre  de  l'avenir.  Si  tu  n'es  plus  aussi  riche,  tu  n'en  seras 
pas  moins  heureuse.  N'aie  pas  peur.  i 

—  Non,  non,  je  n'ai  pas  peur.  Si  je  tremble,  c'est  parce  que 
ma  mère  s'efifraie  de  l'orage  et  pourrait  quitter  son  lit...  Va-t*eii, 
va-t'en... 

Elle  le  repoussait  avec  douceur.  Il  dut  lui  obéir;  mais  il 
resta  longtemps  sous  le  porche,  attendant  que  la  pluie  cessât. 
Des  ondes  de  joie  orageuse  illuminaient  son  àme  par  éclats 
violens,  comme  la  lueur  métallique  des  éclairs  illuminait  la  nuit. 
Il  se  rappela  ce  jour  pluvieux  où,  à  Rome,  la  pensée  de  la  mort 
hii  avait  sillonné  l'âme  comme  une  fulguration.  Oui,  la  dou- 
leur et  la  joie  se  ressemblaient  :  Tune  et  l'autre  étaient  brûlantes 
et  dévorantes.  Mais,  peu  à  peu,  tandis  qu'il  revenait  chez  lui 
sous  les  dernières  averses,  des  sentimens  moins  égoïstes  Tatten- 
drirent.  »  Comme  je  si|is  lâche!  se  disait-il.  Je  me  réjouis  de 
rbfortune  de  mon  bienfaiteur.  Quelle  ignoble  chose  que  le  cœur 
humain!  » 

Le  lendemain  matin,  de  bonne  heure,  il  écrivit  à  Margherita 
et  lui  exposa  de  nombreux  projets,  plus  héroïques  les  uns  que 
les  autres.  Il  voulait  chercher  des  leçons  afin  de  continuer  ses 
études  sans  ^tre  une  charge  pour  son  bienfaiteur;  il  voulait  aller 
trouver  M.Garboni  afin  de  lui  adresser  la  demande  en  mariage; 
il  voulait  donner  à  la  famille  qui  l'avait  protégé  une  preuve  con- 
vaincante qu'il  serait  son  soutien  et  son  orgueil. 

Comme  il  finissait  d'écrire  sa  lettre  devant  la  fenêtre  ouverte 
par  où  pénétrait,  avec  l'humide  silence  du  matin,  la  senteur 
des  campagnes  rafraîchies  par  la  pluie  nocturne,  il  entendit  der- 
rière lui  un  éclat  de  voix  contenu;  et,  se  retournant,  il  vit 
Nanna,  déguenillée  et  titubante,  les  yeux  pleins  de  larmes,  la 
bouche  ouverte  par  un  rire  qui  en  élargissait  les  lèvres  livides. 


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302  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Elle  tenait  à  la  main  une  cafetière  pleine,  qui  menaçait  k  chaque 
instant  de  se  renverser. 

—  Bonjour.  Comment  vas-tu,  Nanna?  Tu  vis  donc  encore? 
lui  cria  Fétudiant. 

—  Bonjour  à  Votre  Excellence.  Quel  malheur,  que  je  n'aie 
pas,  réussi  h  vous  surprendre  !  J'ai  demandé  en  grâce  à  Zia  Tatana 
de  me  laisser  vous  apporter  le  café.  J'ai  les  mains  propres, 
Excellence.  Ah  !  quelle  consolation,  quelle  consolation  !  murmu- 
rait-elle, riant  et  pleurant  à  la  fois. 

-r  Où  est  TExcellence  à  qui  tu  parles?  demanda«t-il,  en  re- 
gardant autour  de  lui.  Car,  pour  ce  qui  me  concerne,  j'espère 
que  tu  continueras  à  me  tutoyer...  Allons,  donne-moi  ce  café,  et 
donne-moi  aussi  de  tes  nouvelles. 

—  Hélas  !  nous  vivons  dans  des  tanières,  nous,  comme  des 
bétes  féroces  que  nous  sommes.  Comment  pourraîs-je  tutoyer 
Votre  Excellence,  qui  est  un  soleil  resplendissant? 

—  Je  ne  suis  donc  plus  une  dragée?  dit-il,  en  dégustant  le 
café  de  la  vieille  cafetière  à  filets  d'or  et  en  pensant  &  Zia 
Varvara. 

—  Béni  sois-tu I...  Ah,  pardon!  Malgré  moi,  je  ^le  souviens 
toujours  de  l'époque  où  tu  étais  enfant...  Votre  Excellence  n'a 
pas  oublié  la  première  fois  qu'elle  revint  de  Cagliari  ?  Marghe- 
ri  ta  vous  attendait  à  la  fenêtre.  Comment  la  lune  n'attendrait- 
elle  pas  le  soleil? 

Anania  se  leva  et  déposa  la  cafetière  sur  le  rebord  de  la 
fenêtre;  puis  il  respira  fortement.  Gomme  il  se  sentait  heureux! 
Gomme  le  ciel  était  bleu!  Gomme  l'air  embaumait!  Quelle  ma- 
jesté dans  ce  silence  des  humbles  choses,  dans  cet  air  que  n'avaient 
pas  encore  défloré  le  souffle  et  le  vacarme  de  la  civilisation  ! 
Zia  Nanna  elle-même  n'était  plus  la  femme  horrible  et  dégoû- 
tante d'autrefois  ;  sous  Timmonde  enveloppe  de  ce  corps  noir  et 
puant,  imprégné  de  lie,  palpitait  une  âme  poétique. 

—  Écoute  ces  vers  !  lui  cria  Anania  en  agitant  les  bras. 

Et  il  se  mit  à  déclamer  une  poésie  de  Politien.  Nanna  l'écou- 
tait  sans  comprendre  un  mot,  et  elle  ouvrait  la  bouche  pour 
dire...  ce  qu'elle  dit  enfin  : 

—  Je  les  ai  déjà  entendus,  ces  vers  ! 

—  Et  qui  te  les  a  récités  ?  s'écria  Anania. 

—  EfesCau! 

—  Menteuse  !  Allons,  déguerpis,  et  vivement,  ou  c'est  moi  qui* 


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CENDRES.  303 

te  chasse...  Mais  non,  attends  un  peu...  Raconte-moi  ce  qui  s'est 
passé  à  Nuoro,  cette  année-ci. 

Et  elle  raconta,  faisant  une  étrange  confusion  de  ses  propres 
affaires  avec  les  événemens  les  plus  remarquables  du  pays  ;  et,  de 
temps  à  autre,  elle  revenait  à  Margherita.  C'était  la  plus  belle,  la 
rose  des  roses,  Tœillet,  la  dragée.  Et  ses  vétemensi  Âhl  Sei-' 
gneurl  non,  jamais  on  n'en  avait  vu  d'aussi  merveilleux.  Quand 
elle  passait,  les  gens  la  regardaient  comme  on  regarde  une  étoile 
filante.  Un  monsieur  avait  chargé  Nanna  de  voler  le  lacet  du 
sioulier  de  la  jeune  fille,  parce  qu'il  voulait  le  mettre  sur  son 
cœur.  La  servante  des  Garboni  disait  que,  tous  les  matins,  sa 
petite  maîtresse  trouvait  sur  sa  fenêtre  des  billets  d'amour  liés 
avec  des  rubans  bleus... 

—  Mais  il  n'y  a  qu'une  rose,  et  cette  rose  ne  peut  s'unir  qu'à 
l'œillet...  Allons,  rends-moi  la  cafetière...  Ohl 

Et  l'ivrognesse  se  donne  un  grand  coup  de  poing  sur  la 
bouche. 

—  C'est  plus  fort  que  moi!  Je  te  tutoie  sans  le  vouloir. 
Comme  j'ai  vu  Votre  Excellence  quand  elle  avait  encore  la  queue, 
je  ne  puis  m'habituer  à  lui  dire  vous. 

—  Et  quand  avais-je  la  queue?  demanda-t-il,  faisant  sem- 
blant de  la  menacer. 

Elle  se  sauva,  chancelant,  riant,  se  tamponnant  la  bouche; 
et  quelques  instans  après,  elle  cria  de  la  cour  à  l'étudiant,  qui 
regardait  par  la  fenêtre  : 

—  La  queue  de  votre  chemise... 

L'étudiant  se  sentait  si  heureux  qu'il  se  mit  &  chanter  en- 
core d'autres  vers  de  Poli  tien.  Il  avait  la  sensation  d'être  agile 
et  léger  comme  un  oiseau  à  l'extrémité  d'une  branche. 

Un  peu  pins  tard,  il  alla  au  jardin  oti  il  put  remettre  à  la 
servante  de  Margherita  la  lettre  qu'il  avait  préparée.  Le  jardin, 
encore  humide  de  la  pluie  nocturne,  exhalait  une  forte  odeur 
de  terre  mouillée  et  d'herbe  sèche.  Les  chenilles  avaient  trans- 
formé les  choux  en  bouquets  de  bizarres  dentelles  argentées  ;  les 
figuiers  d'Inde  agitaient  les  petites  coupes  dorées  de  leurs  fleurs 
jaunes;  les  hautes  guimauves,  filigranées  de  boutons  et  ornées  de 
fleurs  violettes  sans  pédoncule,  tailladaient  de  leurs  dessins 
gracieux  le  fond  azuré  du  ciel.  Sur  l'horizon  de  nacre  se  dres- 
saient les  montagnes  vaporeuses,  dont  les  pics  les  plus  lointains 
pénétraient  dans  les  nuages  d'or.  Ânania  trouva  Efes  Gau  étendu 


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304  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

sur  le  gazon,  ivre,  vieilli,  ressemblant  à  un  monceau  de  loques; 
et  il  le  toucha  du  pied.  Le  malheureux  leva  sa  face  pareille  à  un 
masque  de  cire  malpropre,  ouvrit  un  œil  vitreux  et  marmotta 
son  vers  favori  :  Alors  qu'Amelia^  si  pure  et  si  candide...  Puis 
il  retomba,  sans  avoir  reconnu  l'étudiant. 

Dans  un  autre  coin  du  jardin,  Zio  Pera,  devenu  complète- 
ment aveugle,  s'obstinait  à  arracher  les  mauvaises  herbes,  qu'il 
discernait  au  toucher  et  à  l'odeur. 

—  Gomment  allez-vous?  lui  cria  Ânania  en  se  penchant  vers 
son  oreille. 

—  Je  suis  mort,  mon  enfant,  répondit  le  vieillard.  Je  ne 
vois  plus,  je  n'entends  plus. 

—  Courage.  Vous  guérirez... 

—  Oui,  dans  l'autre  monde  où  tous  les  malades  guériront, 
où  tous  les  infirmes  verront  et  entendront...  Hélas  1  mon  enfant, 
qu'importe?  Lorsque  je  voyais  avec  les  yeux  du  corps,  mon  âme 
était  aveugle.  Maintenant,  au  contraire,  je  vois  avec  les  yeux  de 
Tâme...  Mais  dis-moi:  est-ce  que  tu  as  vu  le  Pape? 

Ânania  sortit  du  jardin  et  erra  dans  le  voisinage.  Oui,  ce 
petit  coin  du  monde  était  toujours  le  même.  Là  était  toujours  le 
fou  qui,  assis  sur  les  pierres  adossées  aux  murs  croulans,  atten- 
dait le  passage  de  Jésus-Christ;  et  la  mendiante  qui  regardait  de 
travers  la  porte  de  Rebecca  où,  sur  le  seuil,  cette  pauvre  créature 
tremblait  de  fièvre  et  bandait  ses  plaies;  et  maître  Pane  qui, 
au  milieu  de  ses  toiles  d'araignée,  sciait  des  planches  et  parlait  à 
haute  voix  pour  lui-même;  et,  dans  le  cabaret,  la  belle  Agata 
qui  minaudait  avec  les  jeunes  et  les  vieux;  et  Antonino  qui 
s'enivrait  en  compagnie  de  son  ami  Bustianeddu,  et  qui,  de  temps 
à  autre,  après  avoir  disparu  quelques  semaines,  reparaissait  avec 
le  visage  un  peu  pâli  par  «  le  service  du  Roi  (1).  »  Quant  à  Zia 
Tatana,  elle  préparait  toujours  des  friandises  pour  son  cher  «  ga- 
min, »  rêvant  au  jour  où  il  obtiendrait  son  diplôme  de  docteur 
et  comptant  par  avance  les  cadeaux  que  lui  enverraient  les  pa- 
rons et  les  amis;  et  toujours  le  père  d'Ânania,  dans  les  après-midi 
de  repos,  s'occupait  à  broder  une  ceinture  de  cuir,  assis  au  mi- 
lieu de  la  rue,  et  rêvait  aux  trésors  cachés  dans  les  nuraghes. 

Dans  les  derniers  jours  d'août,  après  plusieurs  entrevues, 
(1)  La  prison. 


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CENBRES.  305 

Margherita  consentit  à.  ce  qu'Ananis^  révélât  leur  amour  à 
M.  Garboni. 

—  Ton  père  n'est  plus  le  même  pour  moi,  disait  l'étudiant, 
le  suis  gêné  en'  sa  présence,  et  j'ai  du  remords.  Il  me  regarde 
avec  des  'yeux  froids,  scrutateurs.  Je  ne  puis  supporter  ce 
regard. 

—  Eh  bien!  si  tu  en  as  le  courage,  fais...  ton  devoir,  ré- 
pondit Margherita,  avec  une  nuance  de  malice. 

—  Mais  que  lui  dirai-je?  interrogea  le  jeune  homme,  troublé. 

—  Tout  ce  que  tu  voudras;  ce  sera^toujours  intéressant.  Et 
môme,  plus  tu  t'embrouilleras,  plus  tu  produiras  d'effet.  Mon 
père  est  si  bon  I 

—  Je  puis  donc  espérer!  s'écrîa-t-il,  ému  comme  si  jusqu'à 
cette  heure  il  n'avait  eu  aucun  espoir.  Je  ne  suis  pas  le  jouet 
d'une  illusion?  Cette  félicité  est  possible? 

—  Mais  oui!  répliqua-t-elle,  câline,  en  lui  caressant  les  che- 
veux avec  une  tendresse  quasi  maternelle. 

Il  la  pressa  contre  son  cœur,  ferma  les  yeux,  cacha  son  vi- 
sage sur  l'épaule  de  la  jeune  fille,  se  recueillit  pour  contem- 
pler toute  l'immensité  de  son  bonheur.  Quoi  I  Margherita  lui 
appartiendrait  véritablement?  Elle  lui  appartiendrait  dans  la  réa- 
lité comme  elle  lui  avait  toujours  appartenu  dans  le  rêve?... 
n  se  rappela  le  temps  où  il  n'osait  pas  se  confesser  à  lui-même 
son  amour.  Et  voilà  qu'aujourd'hui... 

Il  redressa  la  tête.  La  lune  éclairait  la  cour;  et,  dans  le  pro- 
silence de  la  nuit  diiqphane,  la  cantilène  tremblante  des 
grillons  faisait  penser  à  un  peuple  de  minuscules  esprits  follets 
V^i  assis  sur  les  feuilles  humides  de  rosée,  dans  le  clair  de 
lune,  auraient  touché  une  seule  corde  de  leurs  invisibles  violons. 

—  Que  diras-tu  à  mon  père?  demanda-t-elle,  toujours  un 
peu  moqueuse.  Voici  probablement  ce  que  tu  lui  diras  :  «  Mon- 
sieur  mon    parrain...    votre  fille    et    moi...     nous...    nous 


—  Tais-toi,  tais-toi  !  s'écria-t-il. 

Et  il  rougit,  parce  qu'il  se  rendit  compte  qu'il  n'aurait  ja- 
mais le  courage  de  se  présenter  &  son  bienfaiteur  pour  lui  révéler 
son  amour. 

—  Non,  je  ne  pourrai  jamais  !  avoua-t-il  sincèrement.  Maïs 
j«  Ini  écrirai. 

—  Oh!  quant  à  cela,  non!  déclara  Margherita,  redevenue 

TOMl  XXVI.  —  4905.  9A 


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306  REVUE  DES  DEUX  MONDES/ 

sérieuse.  Il  faut  absolument  lui  parler:  de  cette  façon,  il  sera 
plus  traitable.  Si  tu  ne  peux  pas,  toi,  envoie-lui  quelqu'un. 

—  Mais  qui? 

Après  un  moment  d'hésitation,  Mai^faerita  répondit  d'un  air 
timide  : 

—  Ta  mère. 

Il  comprit  qu'elle  faisait  allusion  &  Zia  Tatana,  mais  pourtant 
sa  pensée  courut  à  V autre ;ei  il  lui  sembla  que  Margherita  venait 
aussi  de  penser  à  cette  femme.  Une  ombre  épaisse  enveloppa^n 
âme.  Ah!  oui,  la  réalité  et  le  rêve  étaient  séparés  par  de  ter- 
ribles frontières  :  un  vide  infranchissable,  pareil  à  celui  qui  sé- 
pare la  terre  du  soleil,  mettait  entre  eux  un  abîme. 

Il  fit  cette  réflexion  rapide  :  «  Ah  !  puiséé-je  dire  enfin  ce  que 
j'ai  sur  le  cœur!  L'instant  est  propice;  et,  si  je  le  laisse  fuir, 
je  risque  de  ne  le  retrouver  jamais  plus.  Qui  sait?  Il  y  a  peut- 
être  un  moyen  de  franchir  Tabime.  Vite,  vite  I  » 

Il  ouvrit  les  lèvres,  sentit  son  cœur  battre  violemment; 
mais  il  ne  put  rien  dire.  L'instant  passa. 

Quelques  jours  après,  Zia  Tatana,  très  émue,  mais  non  moins 
orgueilleuse,  confiante  dans  l'assistance  du  Seigneur,  parce 
qu'elle  lui  avait  adressé  force  prières  et  parce  qu'elle,  avait  m  fait 
la  montée,  »  c'est-à-dire  qu'elle  s'était  traînée  à  genoux  depuis 
le  portail  jusqu'au  maitre-autel,  dans  l'église  du  Rosaire,  partit 
un  beau  soir  en  ambassade. 

Anania  était  resté  à  la  maison,  attendant  avec  anxiété  le 
retour  de  la  vieille.  Étendu  sur  son  petit  lit,  il  feuilletait  un 
livre  dont  il  n'aurait  pu  même  dire  le  titre,  et  il  se  répétait  : 
a  Je  suis  bien  tranquille  I  Qu'ai-je  à  craindre?  Le  résultat  est 
plus  que  certain...  »  Et  il  suivait  des  yeux  les  mots  imprimés, 
parcourait  les  lignes,  tournait  les  pages  ;  mais  son  esprit  ne  sai- 
sissait pas  la  signification  d'une  seule  phrase.  Toute  son  intelli- 
gence se  portait  ailleurs,  courait  derrière  la  vieille  femme^  ima- 
ginait, voyait. 

«  Zia  Tatana  s'en  va  lentement,  toute  pénétrée  de  la  solennité 
de  sa  mission;  et  elle  a  aussi  un  peu  d'inquiétude,  la  bonne 
vieille  colombe,  si  candide  et  si  douce.  Mais  patience!  Avec 
Taide  du  Seigneur,  de  sainte  Catherine  et  de  la  très  sainte  Vierge 
du  Rosaire,  une  certaine  chose  se  fera.  Pour  la  circonstance, 
elle  a  endossé  ses  plus  beaux  atours  :  la  iunica,  garnie  de  trois 
petits  rubans  —  vert,  blanc  et  vert;  —  le  corsage  de  brocart 


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CENDRES.  307 

verdàtre;  la  ceinture  d'or;  le  tablier  brodé;  le  bandeau  couleur 
de  safran.  Et  elle  n'a  pas  oublié  ses  anneaux,  bien  sûr  :  ses 
grands  anneaux  préhistoricpies,  garnis  de  camées  sur  pierres 
jaunes  et  vertes  et  dlntailles  en  cornaline.  Ainsi,  grave  et  parée, 
semblable  à  une  vieille  madone,  elle  s'avance  lentement  et,  en 
chemin,  elle  salue  avec  une  dignité  modeste  les  personnes 
qu'elle  rencontre.  Le  soir  tombe  :  c'est  l'heure  consacrée  pour 
ees  cérémonieuses  négociations  d'amour.  Quand  le  soir  tombe, 
la  courtière  de  mariage  est  certaine  de  trouver  au  logis  le  chef 
de  famille  à  qui  elle  porte  le  message  secret. 

«c  Elle  va,  elle  va,  de  plus  en  plus  grave  et  lente.  On  dirait 
qu'elle  a  peur  d'arriver.  Mais  la  voilà  au  terme  de  sa  course, 
devant  le  porche  clos,  silencieux,  obscur  comme  la  porte  du 
Destin.  Elle  hésite  un  moment;  elle  rajuste  ses  anneaux,  le  ruban 
de  son  tablier,  sa  ceinture;  elle  arrange  autour  de  son  menton  le 
bord  de  son  bandeau  ;et  enfin  elle  se  décide,  frappe  au  porche...  » 

Anania  eut  la  sensation  que  le  coup  frappé  se  répercutait 
dans  sa  poitrine.  Il  sauta  à  bas  de  son  lit  et  alla  s'accouder  à  la 
fenêtre.  Sur  la  cour  close  tombaient  les  dernières  lueurs  du  soir  ; 
le  sureau  immobile  faisait  une  grande  tache  sombre;  le  silence 
était  absolu.  Les  étoiles  commençaient  à  sourdre,  étincelles 
d'or,  parmi  la  cendre  bleuâtre  du  chaud  crépuscule.  Dans  la 
malle,  un  petit  pâtre  à  cheval  passait,  fredonnant  en  dialecte  : 

Et  là,  le  jour  me  surprend 

Tandis  que  je  vais  chantant 

Ma  palme  dorée  (1). 

Anania  repensa  k  son  enfance,  &  la  veuve,  à  Zuanne.  Que 
faisait  le  pastoureau  devenu  moine?  «  Et  dire  qu'il  voulait  être 
bandit!  Je  serais  curieux  de  le  revoir.  Il  faudra  que  j'aille  à 
Ponni  dans  le  courant  du  mois.  » 

Et,  tout  d'un  coup,  sa  pensée  retourna  au  lieu  où  se  décidait 
son  sort. 

M  La  vieille  colombe  est  là,  dans  le  cabinet  simple  et  bien 
rangé  de  M.  Garboni.  Ce  bureau,  c'est  celui  où,  certain  soir,  le 
collégien  a  fureté...  Mon  Dieu!  est-il  possible  qu'il  ait  commis 

(i)  «  Inoche  mi  fachet  die 

Canlande  a  parma  dorada.  » 
Palme  dorée  est  un  des  titres  d'honneur  que  les  amoureux  sardes  donnent  à 
Itors  maîtresses. 


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308  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  si  vilaine  action?  Oui;  quand  on  est  enfant,  on  ne  se  rend 
pas  compte  de  ce  que  l'on  fait.  Gomme  nous  sommes  fous,  daos 
notre  enfance  I  Nous  poumons  commettre  môme  un  crime  avec 
une  parfaite  inconscience...  Bref,  Zia  Tatana  est  dans  le  cabinet, 
et  M.  Garboni  s'y  trouve  en  face  d'elle,  gras,  tranquille,  avec 
cette  chaîne  d'or  qui  lui  scintille  sur  le  ventre.  » 

Ânania  sourit  nerveusement  et  pensa  :  «  Que  lui  dit-elle,  la 
petite  vieille?  Je  serais  curieux  de  voir  comment  elle  s'en  tire. 
Si  je  pouvais  être  là  sans  qu'on  m'aperçût!  Si  j'avais  l'annean 
qui  rend  son  propriétaire  invisible  !  Oui,  je  le  passerais  à  mon 
doigt  et  j'irais,...  j'irais  chez  M.  Garboni,  dare  dare...  Mais  si  le 
porche  était  fermé,  comment  ferais-je?  Eh  bien  !  je  frapperais, 
que  diable!  Mariedda  viendrait  ouvrir,  et,  tandis  qu'elle  pesterait 
contre  les  gamins  qui  frappent  aux  portes  et  sa  sauvent,  tnoi. . 
Je  suis  fou,  ma  parole,  de  penser  à  ces  choses  puériles  I  Allons, 
c^est  fini  :  je  ne  veux  plus  y  penser.  » 

U  quitta  la  fenêtre,  prit  la  chandelle,  descendit  à  la  cuisine, 
où  le  feu  était  allumé;  et,  machinalement,  il  alla  s'asseoir  près 
de  r&tre.  Mais  soudain  il  se  rappela  que  l'on  était  en  été,  et  il 
se  mit  à  rire.  Puis,  il  regarda  longtemps  le  petit  chat  roux,  qui 
se  tenait  aux  aguets  devant  le  four,  immobile  et  vigilant,  les 
moustaches  dressées  et  la  queue  tendue,  prêt  à  bondir  sur  la 
première  souris  qui  passerait.  Et  il  pensa  aux  souffrances  de  la 
souris,^  et  se  dit  à  lui-même  :  «  Non  ;  ce  soir,  je  ne  la  laisserai 
pas  prendre  :  ce  soir,  je  suis  trop  heureux  pour  consentir 
à  ce  que  personne,  môme  une  souris,  ait  à  souffrir  dans  cette 
maison.  » 

—  UsciUy  usciu  (1)!  crîa-t-il  en  se  levant  de  sa  chaise  et  en 
courant  vers  le  petit  chat,  qui  frémit  de  la  queue  au  museau  et 
sauta  sur  le  four. 

Le  jeune  homme,  toujours  agité  d'une  impatience  nerveuse, 
se  mit  à  se  promener  de  long  en  large  dans  la  cuisine  ;  et,  de 
temps  à  autre,  il  s'arrêtait  près  des  sacs  pleins  d'orge,  les 
touchait  et  murmurait  :  «  Somme  toute,  mon  père  n'est  pas  si 
pauvre!  Il  est  métayer  de  M.  Garboni,  quoiqu'il  s'obstine  à  l'ap- 
peler son  maître.  Non,  il  n'est  pas  pauvre;  mais  il  n'aurait  cer- 
tainement pas  le  moyen  de  rembourser...  de  rembourser  ce  que 
je  dépense,  moi,  si  Tévénement  attendu...  manquait  de  se  pro- 

(11  Cri  par  leqcael  on  chasse  les  chats. 


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CCN0RE8.  309 

duire...  Et  se  produira-t-il,  cet  événement?  Qu'est-ce  qui  se  com- 
bine,  à  cette  heure?...  Zia  Tatana  vient  de  parler.  Qu'a-t-elledit? 
Oh  !  non,  non,  non,  il  ne  faut  pas  môme  que  j'y  pense...  Ce  qui 
doit  plutôt  me  préoccuper,  c'est  la  réponse  que  donne  en  ce  mo- 
ment mon  bienfaiteur...  Que  dira-t-il,  lui^Thomme  le  plus  loyal 
du  monde,  quand  il  saura  que  son  protégé  a  osé  trahir  ainsi  sa 
confiance?...  Je  le  vois  marchant  à  travers  la  pièce;  et  Zia 
Tatana  le  regarde,  p&le,  oppressée...  » 

Il  prit  sa  tôte  entre  ses  mains.  «  Mon  Dieu,  mon  Dieu!  que 
se  passe-t-il?  »  L'angoisse  le  suffoquait.  Il  sortit  dans  la  cour,  se 
pencha  en  avant  sur  le  petit  mur  d'enceinte,  attendit,  écouta. 
IMaiç  rien,  rien,  rien  ! 

n  rentra  dans  la  cuisine,  et,  voyant  de  nouveau  le  petit  chat 

a.ax  aguets,  il  le  chassa  encore.  Il  se  rappela    les  chats  qui 

x-évaient  entre  les  colonnes  du  Panthéon  ;  il  pensa  à  Zia  Varvara, 

an  cierge  qu'il  devait  porter  pour  elle  à  la  basilique  des  Saints- 

I^artyrs  ;  il  pensa  à  son  père,  qui  finissait  de  ramasser  la  paille  du 

froment  dans  les  tanças  du  maître  ;  il  pensa  au  pin  sonore,  qui 

pondait  comme  un  géant  irrité,  roi  d'un  solitaire  empire  de 

oliaumes  et  de  broussailles  ;  il  pensa  au  nuraghe  et  à  la  vision 

die  Zia  Varvara,  et  il  se  souvint  d'un  bracelet   d'or,  vu  au 

tfiTisée  des  Thermes  de  Dioctétien.  Mais,  derrière  toutes  ces  fu- 

^ces  réminiscences,  deux  pensées  profondes  se  rencontrèrent 

et  se  confondirent,  à  la  façon  de  deux  nuages  qui  s'abordent  dans 

l'espace,  l'un  sombre  et  l'autre  lumineux  :  la  pensée  de  cette 

f^tnmty  et  la  pensée  de  ce  qui  se  décidait  dans  le  cabinet  de 

M.  Carboni. 

«  Non!  j'ai  dit  que  je  ne  voulais  plus  y  penser!  »  murmura- 
Ml  avec  rage.  Et,  pour  la  troisième  fois,  il  chassa  le  petit  chat, 
^nime  il  aurait  voulu  chasser  les  préoccupations  qui  le  guet- 
tent et  l'assaillaient  malgré  lui. 

Il  revint  dans  la  cour;  il  regarda,  écouta  de  nouveau.  Tou- 
îours  rien.  Au  bout  d'un  quart  d'heure  environ,  deux  voix  s'éle- 
^èi'ent  de  l'autre  côté  du  mur,  puis  une  troisième,  puis  une 
^trième  :  c'étaient  les  voisins  qui,  chaque  soir,  se  réunissaient 
^i  devant  la  boutique  de  maître  Pane,  pour  jouir  de  la  fraî- 
cheur et  pour  causer. 

Longtemps  le  jeune  homme  n'entendit  que  le  son  de  leurs 
^oix stridentes...  Enfin  il  aperçut  dans  le  fond  de  la  ruelle  une 


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810  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


Bilhouette  qui  s'avançait,  et  il  se  sentit  défaillir.  C'était  elle,  la 
vieille  colombe  messagère,  qui  arrivait  rapportant  entre  ses  lèvres 
pures,  comme  une  fleur  de  vie  ou  de  mort,  la  parole  fatale.  11 
rentra  à  la  maison  et  ferma  derrière  lui  la  porte  qui  donnait  sur 
la  cour,  en  même  temps  que  Zia  Tatana  rentrait  du  côté  oppos< 
et  fermait  la  porte  qui  donnait  sur  la  rue. 

Elle  soupirait,  et  elle  était  encore  un  peu  pftle  et  oppressée, 
telle  qu'Anania  l'avait  vue  en  esprit.  Au  reflet  du  feu,  ses 
bijous  primitifs,  ses  broderies,  sa  ceinture,  ses  anneaux  scin- 
tillaient vivement.  Anania  courut  vers  elle  et  lui  jeta  un  regard 
anxieux;  puis,  comme  elle  se  taisait,  il  lui  demanda  avec 
inquiétude  : 

—  Que  vous  a-t-on  dit? 

—  Patience,  enfant  du  Seigneur  !  Je  te  le  dirai  dans  une 
minute... 

—  Non  1  Parlez  tout  de  suite,  tout  de  suite  I  Veulent-ils  de 
moi? 

—  Oui,  ib  veulent  de  toi!  Oui,  ils  veulent  de  toi!  annonça 
la  vieille  en  ouvrant  les  bras. 

Anania  s'assit,  frappé  d'étourdissement,  et  il  prit  sa  tête  entre 
Ë^es  mains.  Zia  Tatana  le  considérait  avec  une  tendre  compassion 
et,  tout  en  défaisant  de  ses  mains  tremblantes  sa  ceinture  d'or, 
elle  hocbait  la  tête. 

—  Ils. veulent  de  moi!  Ils  veulent  de  moi!  Estn^  possible? 
répétait  tout  bas  le  jeune  homme. 

Devant  le  four,  le  petit  chat  attendait  encore  le  passage  de 
la  souris;  et  sans  doute  il  percevait  déjà  un  bruit  léger,  puisque 
sa  queue  frémissait.  Effectivement,  quelques  minutes  plus 
tard,  Anania  ouït  un  craquement  faible,  un  imperceptible  cri  de 
mort  ;  mais  sa  félicité  était  si  complète  qu'elle  ne  lui  permettait 
plus  de  prendre  garde  que  la  douleur  existait  encore  dans  le 
I  monde. 

Le  rapport  détaillé  que  lui  fit  Zia  Tatana  de  son  ambassade 
jeta  un  peu  d'eau  froide  sur  ce  grand  incendie  de  bonheur. 

La  famille  de  Margherita  ne  s'opposait  pas  à  l'amour  des 
jeimes  gens;  mais  elle  ne  donnait  pas  non  plus  un  consentement 
plein  et  irrévocable.  Le  parrain  avait  souri,  avait  frappé  dans 
ses  mains  et  secoué  la  tète  comme  pour  dire  :  «  Quel  tour  ils 
m'ont  joué,  ces  deux  fripons-là!  »  Puis,  il  avait  dit  :  «  Voilà 


I 


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CENDRES. 


3il 


des  enfans  à  qui  les  ailes  poussent  vite!  »  Après  quoi,  il  était 
devenu  sérieux  et  pensif. 

—  Mais  enfin,  qu'avez-vous  conclu?  depaanda  le  jeune  homme, 
devenant,  lui  aussi,  sérieux  et  pensif. 

—  Nous  avons  conclu  qu'il  convient  d'attendre»  ô  bonne 
sainte  Catherine!  Tu  ne  Tas  pas  encore  compris?  La  maîtresse  a 
dit  :  «  Il  faudrait  aussi  interroger  Margherita.  »  Et  le  maître  a 
répondu  :  «  Oh  !  il  ne  me  semble  pas  que  ce  soit  bien  néces- 
saire. »  Moi,  j'ai  souri. 

Anania  sourit  à  son  tour. 

—  Nous  avons  donc  conclu...  Va-t'en,  chat!  criaZia  Tatana, 
en  relevant  le  bord  de  sa  jupe  où  s'était  commodément  installé 
le  minet,  qui  se  léchait  les  moustaches  avec  une  cruelle  satis- 
faction. Nous  avons  conclu  qu'il  convient  d'attendre.  Le  maître 
a  dit  :  c(  Pour  le  moment,  le  petit  ne  doit  penser  qu'à  poursuivre 
ses  études  et  à  se  distinguer  par  ses  succès.  Quand  il  aura  une 
pbsition  honorable,  nous  lui  donnerons  notre  fille.  En  atten- 
dant, ils  peuvent  s'aimer  à  leur  aise,  et  que  Dieu  les  bénisse  I  » 
Voilà...  Et  à  présent  tu  vas  souper,  j'espère  1 

—  Mais,  en  somme,  puis-je  me  présenter  chez  eux  en  qualité 
de  fiancé  ? 

—  Non,  pas  encore!  Pas  encore  celte  année-ci.  Tu  vas  trop 
vite,  mon  beau  garçon.  Les  gens  diraient  que  M.  Carboni  a 
perdu  la  tête,  s'il  autorisait  une  chose  pareille.  Il  faut  d'abord 
que  tu  sois  docteur... 

—  Eh  !  s'écria  le  jeune  homme,  saisi  de  colère,  est-il  donc 
préférable... 

Il  était  sur  le  point  de  dire  :  «  Est-il  donc  préférable  que 
nous  nous  voyions  la  nuit,  en  cachette,  pour  ne  pas  choquer 
Ihypocrite  délicatesse  des  gens?  »  Mais  aussitôt  la  pensée  lui 
vînt  qu'en  effet  il  était  préférable  pour  lui  de  voir  Margherita 
la  nuit,  secrètement,  en  tète  à  tète,  au  lieu  de  la  voir  le  jour, 
en  présence  des  parens;  et  cette  réflexion  le  calma  soudain.  Tant 
pis  pour  eux  !  En  l'obligeant  à  ces  visites  clandestines,  on  le  dis- 
pensait d'avoir  des>emords. 

Pour  se  consoler,  il  alla  voir  sa  fiancée  dès  cette  nuit-là. 
Sitôt  la  porte  ouverte,  la  servante  lui  souhaita  (c  bien  du 
bonheur,  »  comme  si  le  mariage  était  déjà  célébré  ;  en  récom- 
'pense  de  quoi,  il  lui  fit^un  petit  cadeau,  puis  il  attendit,  tout 
t^mblant. 


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312  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Elle  arriva,  prudente  et  silencieuse,  parfumée  d'iris,  habillée 
d'une  robe  claire  qui  faisait  une  tache  blanche  dans  la  nuit  lim- 
pide ;  et,  à  l'entrevoir  et  à  sentir  ce  parfum,  le  jeune  homme 
éprouva  un  saisissement  et  une  sorte  dô  défaillance,  comme  s'il 
découvrait  pour  la  première  fois  le  mystère  de  l'amour.  Ils  se 
donnèrent  un  long  baiser,  sans  rien  se  dire,  palpitant  l'un  et 
l'autre,  ivres  de  joie.  Le  monde,  c'était  eux. 

Pour  la  première  fois  Margherita,  certaine  désormais  de  pou- 
voir s'abandonner  sims  peur  et  sans  remords  à  son  amour  pour 
ce  beau  jeune  homme  qui  raffolait  d'elle,  se  montra  passionnée, 
ardente,  telle  qu'Anania  n'osait  pas  même  la  rêver;  et  il  quitta 
le  rendez- vous  les  yeux  troubles,  éperdu,  chancelant. 

La  nuit  suivante,  l'entrevue  fut  encore  plus  longue,  plus 
affolée  d'amour. 

La  troisième  nuit,  la  servante  qui  montait  la  garde  dans  la 
cuisine,  lasse  peut-être  de  veiller,  fit  le  signal  convenu  en  cas 
de  surprise  ;  et  les  amoureux  se  séparèrent  brusquement,  pris  dé 
crainte.  Le  lendemain,  Margherita  écrivit  à  Anania: 

«  J'ai  peur  que  papa  ne  se  soit  aperçu  de  quelque  chose. 
Gardons-nous  de  nous  compromettre,  maintenant  surtout  que 
nous  sommes  si  heureux;  et  par  conséquent,  cessons  de  nous 
voir  durant  quelques  nuits  Prends  patience,  et  sois  aussi  cou- 
rageux que  moi.  Je  fais  un  énorme  sacrifice  en  renonçant  mo- 
mentanément au  bonheur  de  te  voir.  Il  me  semble  que  je  vais 
en  mourir,  tant  je  t'aime  avec  passion,  tant  il  me  paraît  impos- 
sible de  vivre  sans  tes  baisers,  etc.,  etc.  » 

Il  répondit  : 

«  Mon  adorée,  tu  as  raison.  Par  la  bonté  et  par  la  sagesse,  tu 
es  une  sainte,  tandis  que  moi,  je  ne  suis  qu'un  fou,  un  pauvre 
fou  d'amour.  Je  ne  sais  plus,  je  ne  vois  plus  ce  que  je  fais.  Hier 
soir,  je  pouvais  compromettre  tout  notre  avenir,  et  je  ne  m'en 
apercevais  même  pas.  Il  faut  que  tu  me  pardonnes  :  quand  je  suis 
près  de  toi,  je  perds  la  raison.  J'ai  la  fièvre,  je  brûle  intérieure- 
ment, j'ai  en  moi  un  feu  destructeur  qui  me  consume  tout  entier. 
C'est  avec  le  désespoir  dans  T&me  que  je  renonce  pour  quelques 
nuits  à  la  suprême  félicité  de  te  voir;  et,  comme  j'ai  besoin  de 
mouvement,  de  distraction,  d'absence,  pour  apaiser  ce  feu  qui 
me  dévore,  j'ai  le  projet  de  faire  Texcursion  au  Gennargentu^ 
dont  je  t'ai  parlé  l'autre  soir.  Tu  veux  bien,  n'est-ce  pas  ?  Réponds — 
moi  vite,  ma  chérie,  mon  adorée,  ma  joie  et  ma  torture  I  J'aurav 


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CENDRES.  313 

toujours  ton  image  dans  mon  cœur;  de  la  plus  liante  cime  sarde 
je  t'enverrai  un  salut,  je  crierai  vers  les  cieux  ton  nom  et  mon 
amour.  Ah  !  c'est  de  la  plus  haute  cime  du  monde  que  je  vou- 
drais le  crier,  pour  que  toute  la  terre  en  restât  stupéfaite  1  Je 
Vembrasse,  je  t'emporte  avec  moi,  unie  à  moi,  fondue  en  moi 
pour  l'éternité  !  » 

Margherita  lui  accorda  gracieusement  la  permission  de  faire 
ce  voyage  ;  et  A;nania  répondit  : 

«  Je  pars  demain  matin,  par  ia  voiture  du  courrier  qui  fait  le 
service  de  Mamojada  et  de  Fonni.  Je^passerai  sous  tes  fenêtres 
à  neuf  heures.  Je  souhaiterais  beaucoup  de  te  voir  encore  celle 
nuit-ci,  mais  je  veux  être  prudent.  Viens,  Mar^herita,  viens, 
mon  adorée  1  Viens  sur  mon  cœur  !  Brûle  avec  moi  du  feu  de 
mon  amour!  Fais-moi  mourir  de  passion  !  » 

Grazu  Deleoda, 
{La  dernière  partie  au  prochain  numéro.) 


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I.v 


LE 

(Il 


PSYCHISME  INFÉRIEUR 


I 

Pour  comprendre    immédiatement  ce  qu'est  le  psychisme 
inférieur,  il  suffit  d'observer  et  d'analyser  les  actes  d'un  som- 
nambule. Pendant  toute  la  durée  de  sa  crise,  le  sujet  est  privé 
du  contrôle  et  de  la  direction  de  son  psychisme  supérieur.  On 
^  va  donc  trouver  dans  le  tableau  d'une  crise  de  somnambulisme 

f^."  une  première  manifestation   très  nette  de  l'activité  isolée  des 

B  centres  psychiques  inférieurs. 


La  oamb  80IVANTB.  ^  ...  (J'di  TU  la  Reine)  se  lerer  de  soq  lit,  jeter  sur 
elle  sa  robe  de  nuit,  ouvrir  son  cabinet,  prendre  du  papier,  le  plier,  écrire 
dessus,  le  lire,  le  cacheter  ensuite,  puis  retourner  se  mettre  au  lit;  et  pen- 
dant tout  ce  temps-là  demeurer  dans  le  plus  profond  sommeil. 

Lb  MibECm.  —  11  faut  qu'il  existe  un  grand  désordre  dans  les  fonctions 
naturelles,  pour  qu'on  puisse  à  la  fois  jouir  des  bienfaits  du  sommeil  et  agir 
comme  si  l'on  était  éveillé... 

La  dame  suivante.  —  ...  {Entre  lady  Macbeth  avec  un  flambeau,)  Tenez,  la 
voilà  qui  vient  absolument  comme  à  l'ordinaire  ;  et,  sur  ma  vie,  elle  est  pro- 
fondément endormie... 

Le  médecin.  —  Vous  voyez  que  ses  yeux  sont  ouverts. 

La  damb  suivante.  —  Oui,  mais  ils  sont  fermés  à  toute  impression. 

Le  médecin.  —  Que  fait-elle  donc  là?  Voyez  comme  elle  se  frotte  les  mains. 

(1)  Tout  ce  qu'il  y  a  de  neuf,  de  sol